Intrépide bohème

7 minutes de lecture

 Je récupère Le Parisien, content de changer de sujet.

— Les Friedrich retrouvés. Es-tu au courant ?

Elle secoue la tête en signe de négation.

— Les toiles ont été retrouvées dans un hangar, raconté-je, soudain épris par ce nouveau rebondissement de cette affaire. Des analyses ADN ont été prélevés et ils s'avèrent que ce sont deux jeunes cambrioleurs connus des services de police.

— Et ? ajoute-t-elle, le regard vif.

— Ils ont commis un braquage dans une pizzeria et se sont fait épinglés. La seconde fois, ils ont tenté de cambrioler une somptueuse maison près de Dresde. Ils se sont fait pincer aussi. Tu sais pourquoi ? Il y avait deux chiens de garde qui les ont poursuivis.

— Pas assez renseignés, conclut-elle en comprenant mon raisonnement.

— On ne cambriole pas la demeure d'Albrecht Hohenzollern, à moins d'être bien avisé et renseigné. Il faut être un as en la matière. Ou alors un proche de la famille.

Elle acquiesce silencieusement.

— Et ça te préoccupe ?

— C'est mon métier. Je ne suis pas galeriste ni professeur. Mon travail est de pister les faux et les copies de tableaux. Cette histoire est curieuse.

— Qu'est-ce que tu comptes faire ?

— Rien pour le moment. Des expertises seront appliquées et je saurais si oui ou non, j'ai eu raison, réponds-je en haussant les épaules.

— Et tu as réfléchi à ce Mark Livingston ?

Je me tends subitement et elle a dû s'en rendre compte.

— Ok. On n'en parle plus, s'exclame-t-elle, mains levées. Mais j'aimerais un jour que tu t'ouvres à moi, quand tu seras prêt bien sûr... Seulement tu ne peux pas me laisser toujours tout deviner, même si c'est un jeu que j'aime beaucoup. J'ai besoin aussi de savoir si tu vas bien et en savoir un peu plus sur toi. Tu es une énigme à déchiffrer, c'est.... Presque excitant.

Elle manie avec brio l'entourloupe. Voix suave, gestes tendres et comportement compréhensif pour m'amener à parler de moi. J'ai presque envie de sourire tellement je sens sa curiosité sortir de tous ses pores.

— Que veux-tu que je te raconte sur moi ? Il n'y a rien d'intéressant à savoir, tu sais le principal, réponds-je d'une voix douce.

Elle ne bouge plus.

Une seconde, il semble qu'elle soit déçue de ma réponse.

Deux secondes. Ses yeux fixent son reflet dans mes lunettes de soleil. Je les enlève. Ses traits s'adoucissent et son regard se pose une fraction de seconde sur ma bouche avant de baisser la tête.

Trois secondes. Je pourrais lui confier mon enfance avec ma grand-mère et ses longues journées à m'instruire sur nos origines. Mais, je lui ai promis de ne jamais dévoiler ce secret, même Simon n'est pas au courant. D'ailleurs, il ne s'est jamais posé de question. Avec Charlie, c'est différent. Elle réussit à entrer en moi, à déceler mes mensonges, et me passer aux rayons X. Lauren n'avait pas ce don, elle savait cacher ses expressions seulement. Alors que Charlie EST expressive, à part quand elle ne le souhaite pas du tout. Franche. Volcanique. Et à cet instant, irrésistiblement désirable. Sa moue boudeuse tandis qu'elle range son livre d'un geste rapide, comme pour me montrer qu'elle est fâchée contre moi, m'échappe un sourire. Et dire qu'elle s'était fermée comme une coquille durant toute cette année... Elle jouait bien son jeu !

Elle attend que je dise quelque chose pour la rassurer. Parle imbécile !

— Je souhaite que tu viennes la seconde semaine des vacances à Londres, l'invité-je, un bras derrière elle sur le banc.

Le silence qui suit est un de nos moments d'analyse. On ne s'en lassera jamais. J'aime la regarder quand elle aime jouer au jeu de la déduction.

— Ce qui m'exaspère chez toi, Taylor, c'est ta manière de toujours retomber sur tes pattes.

Un sourire en coin, je feins de ne pas comprendre.

— En m'invitant à Londres, tu penses que je vais jeter l'éponge. Détrompe-toi. Je reviendrai à la charge, d'une manière ou d'une autre.

Je le savais ! J'éclate de rire en la couvrant de baisers dans le cou.

— Non, arrête, je suis fâchée, vraiment.

Je soupire un bon coup avant d'observer le square, vide. Quelques enfants s'amusent sur le Carrousel, mais au centre, personne.

Me confier. Sur quoi ? L'expertise Botticelli ? Maria et Salvatore ? Lauren a vraiment gaffé ce jour-là, depuis ma compagne ne cesse de chercher à comprendre ce qui se cache derrière cette expertise. Mais je n'en sais pas plus qu'elle !

Soudain, elle se lève furtivement. Je secoue la tête et jette le journal sur le banc pour la rattraper par la main, l'entraînant tout contre moi. Nos deux mains liées, sa poitrine collée à mon torse, je lui caresse le visage et elle me pose un baiser sur la paume. Un pied en arrière, un autre sur le côté, une main dans le creux de son dos, l'autre que je tiens fermement en l'air, je la fais chalouper.

Être fâchés ? Nous deux ? C'est le temps d'un coup de vent qui balaye les feuilles séchées en automne et d'une vague qui s'échoue sur la plage. Le temps d'apercevoir un avant-bras ou d'entrevoir une lèvre boudeuse. Le temps d'une minute, longue et déchirante comme un sparadrap qu'on arracherait et qu'on ne souhaite pas réexpérimenter dans l'immédiat. Nous avons perdu une vie entière à nous chercher, pourquoi tout gâcher ?

— Qu'est-ce que tu fais James ? murmure-t-elle en jetant des regards autour d'elle.

— Nous dansons.

— Mais, il n'y a aucune musique.

— C'est moi la musique. Écoute, dis-je en fredonnant la mélodie de La Bohème d'Aznavour.

Je vous parle d'un temps

Que les moins de vingt ans

Ne peuvent pas connaître

Montmartre en ce temps-là

Accrochait ses lilas

Jusque sous nos fenêtres

Et si l'humble garni

Qui nous servait de nid

Ne payait pas de mine

C'est là qu'on s'est connu

Moi qui criais famine

Et toi qui posais nue

La bohème, la bohème

Ça voulait dire

On est heureux

La bohème, la bohème

Nous ne mangions qu'un jour sur deux

Je suis vieux jeu. Oui, elle est ma bohème et c'est comme cela que je l'ai nommé bien avant que je sache son prénom.

Sorti de nulle part, un accordéoniste attendant sûrement son heure de gloire, accompagne notre slow de son instrument au son du soufflet des deux claviers, typique de l'air cliché de Paris. Je me plonge entièrement dans ses yeux vert olive, en glissant amoureusement sur sa bouche, ses deux fossettes se creusent alors qu'elle étire ses lèvres, émue, jusqu'à son nez rebroussé. Puis, sans gêne et avec grande fierté, je regarde ses bras jusqu'à ses épaules, sa nuque et sa sublime chevelure. J'ai envie d'elle, incapable d'être assouvi du désir qu'elle me procure. Mon pouce caresse sa joue et elle resserre son étreinte en passant ses mains dans mon dos, et pose son visage sur mon torse. Je peux humer son parfum de peinture fraîche qui s'imprègne comme une seconde peau, et ferme les yeux savourant cette douce mélodie. De plus en plus de couples dansent autour de nous et à la fin, nous ne sommes plus seuls à danser au pied du Sacré-Cœur. La musique finie, elle m'enlève mes lunettes de soleil, se dresse sur la pointe de ses pieds, son gilet a glissé jusqu'à mi-bras et m'embrasse en m'attirant vers elle. Mes mains se positionnent d'abord sur ses reins avant de finir sa course vers ses fesses. La force qu'elle exerce sur ma nuque, m'oblige à prolonger ce baiser profond. Puis, elle se détache et me susurre alors :

— J'accepte ton invitation pour Londres.

Elle me lâche soudainement, remet son gilet sur ses épaules et replace la bretelle de son sac avant de me tourner le dos en direction des escaliers. Tout d'abord, je reste comme un idiot en la regardant s'éloigner, puis je précipite mon pas jusqu'à une petite foulée pour me poster devant elle, lui barrant le passage.

— Où vas-tu ?

— J'ai rendez-vous avec Dimitri Stein, dit-elle avant un court silence. Je dois poser pour lui. Il m'a contacté il y a une semaine à l'Atelier Drouot.

— Poser ? demandé-je, interloqué.

Elle arque un sourcil, le visage grave.

— James, c'est toi le mécène. Tu ne sais pas ce que cela signifie « poser » ?

Oh oui ! Je sais très bien ce que cela signifie !

Elle dessine un cercle de son doigt près de sa tempe.

— Au cas où, penses à la Vénus d'Urbin, ajoute-t-elle d'un clin d'œil.

— Vous serez que... tous les deux ? bredouillé-je, presque de colère.

— Non. Moi et son harem, ainsi que quelques touristes, plaisante-t-elle, en savourant sûrement l'expression sur mon visage.

Ça ne me plait pas du tout ! Elle l'a très bien saisi.

— Et pourquoi ne m'en as-tu pas parlé ? continué-je, mécontent.

— Chacun ses secrets, mon amour, ricane-t-elle, un sourire taquin sur les lèvres. On se voit toujours ce soir ?

Immobile, je cherche du regard une aide pour qu'elle n'y aille pas, fouille dans ma mémoire un subterfuge pour l'empêcher de se retrouver nue dans un appartement parisien devant Stein, l'éternisant sur toile et j'entends sa voix lointaine et rassurante :

— Aucun homme. Aucun raz de marée. Aucune tornade. Et ni l'Apocalypse ne pourrait me séparer de toi, mon amour. Je serai de retour pour le dîner de ce soir, attends-moi, je te reviendrai vite.

Elle m'embrasse, me passe devant et dévale les escaliers. Malgré l'angoisse de la voir mettre de l'écart entre elle et moi, je bats en retraite et m'adoucis, je la verrai ce soir et pour la nuit, rien qu'à moi. Je remonte mes lunettes sur le nez et me retourne sur elle. Trois hommes la reluquent, yeux pétillants. Mon cœur se pince. Mains dans les poches, je traverse le square, pressé que la journée passe.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Laurie P ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0