Une âme en peine

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Mercredi 6 novembre


J’étais à bord de la Mary Céleste. Finalement, le capitaine avait accepté la requête de sa femme, non sans avoir, au préalable, vérifié mon état de santé.
M’ayant reniflé, palpé, regardé les dents, les ongles, m’ayant, nu, ausculté sous toutes les coutures, il décida enfin que je serais utile. Il exigea, au nom de Dieu, que je jure être un homme sans vices d’alcool ou d’inconduite avec les femmes.
Il tenait compte de la parole de son épouse et croyait en son devoir de chrétien.
Mes Trade’ s enrichiraient un peu l’ordinaire. Et je les dépensais pour l’équipage, dans les commerces de provisions, sous l’autorité d’Édouard William Head, maître coq, comme se plaisait à l’appeler le Capitaine.

Jeudi 7 novembre 1872

Milieu de matinée, monsieur Albert Richardson, capitaine en second, montait en proue et monsieur Andrew Gilling, l’adjoint du second, en poupe.
Tous deux soutenaient la manœuvre des quatre matelots : Bob et Lorenzen Volkert, d’une part et Martens et Gottlieg Arian d’autre part. Les deux couples de frères étaient des marins impressionnants du fait de l’inimité de leurs liens. Le Capitaine Briggs tenait la barre.
Ainsi donc, notre équipage composé de la famille Briggs, des deux maîtres de navigations, du steward et de quatre marins prenaient-il la haute mer, en direction du détroit de Gibraltar.
Je disais adieu à l’Amérique…

En mer, le capitaine m’annonça que je ne serais probablement pas nommé dans son journal de bord, parce qu’il se gardait le droit de m’éconduire directement à la grâce de Dieu, si mon comportement le désobligeait.
Cette menace à peine voilée, je l’entendais pleinement.
Je tenais moi-même un carnet de voyage au quotidien. J’avais acquis cette profonde habitude chez ces diables de Jésuites. Je possédais le papier et la mine de fusain pour ce faire, comme toujours.

Ce que j’ignorais…
Dérivant en mer, une âme en peine, le visage et le corps tordus de douleur, ressassait la souffrance de son état et de sa solitude insupportable. La démence menaçait la cohésion de sa pensée

Vendredi 8 novembre

L’équipage gardait ses distances avec moi.
J’obéissais promptement aux ordres de chacun.
Je voyais parfois sur le pont la fillette et sa mère, Sarah Briggs, qui prenaient l’air du large. La dame me saluait alors d’un bref signe de tête.
J’étais un peu honteux de m’être servi de ses bons sentiments et je m’appliquais à devenir un marin à part entière.

Samedi 9 novembre

La mer était à peine grosse, le temps gris. Aujourd’hui les frères Volkert réduisaient la voilure. La brick goélette répondait correctement, nous avancions rapidement vers le continent européen.

Dimanche 10 novembre

Mes tâches étaient toujours les mêmes : entretien du pont et aide au bosco ou corvées secondaires. J’ai d'abord été interdit de pont supérieur et de quart, le soir après la prière de la fin du repas. Le Capitaine nous la récitait comme pour nous adresser une bénédiction :
« Nous te rendons grâce de tous tes bienfaits, ô Dieu tout puissant qui vit et règne dans les siècles des siècles. Nous te supplions humblement de veiller sur notre route et sur le repos de l’âme de tes fidèles disparus en mer. Nous te rendons grâce et nous nous soumettons à ta volonté. Amen »
Le Capitaine prenait ses repas avec l'équipage. Cela obligeait chacun à se bien tenir et au commandant d'apaiser les tensions.
Néanmoins, les dimanches il choisissait de demeurer avec femme et enfant dans sa cabine privée.

Ce que j’ignorais...
L’âme en peine avait été humaine. Mais elle n’habitait plus ce corps, désormais au fond des eaux. Elle était loin de sa terre, elle était loin de ses frères.
Elle souffrait de l’injustice de sa condition. Elle souffrait d’un manque qu’elle ne savait plus nommer…

Lundi 11 novembre

Le grain se précisait. Le ciel lourd touchait les vagues et noyait l’horizon. La voilure était réduite au minimum et les frères Arian, pour un double quart, surveillaient les abords et le temps.
Le Capitaine ne semblait pas inquiet : le grain allait passer.
Lui-même, son second et l’adjoint, se partageaient les veilles de la nuit.
Hors, cette nuit-là, au deuxième quart, monsieur Gilling était celui qui veillait. Soudain, tout l’équipage s’éveilla brutalement du fait de ses mugissements.
Nous nous ruâmes sur le pont.
Andrew très pâle, tordait son corps dans tous les sens, il hurlait des choses incompréhensibles.
Bob Volkert et Martens Arian le cramponnaient sur le pont. Le Second tentait de lui faire absorber de l’alcool. Le Capitaine tendu observait la scène.
L’adjoint Gilling finit par se calmer et reprendre des couleurs. Il revenait à lui. Il ne sut expliquer ce qui lui était arrivé. Il fut relevé de son quart et remplacé par le Capitaine.

Troublé, l’équipage retourna dans le bâtiment sur le pont principal.

Ce que je ne savais pas…
La distance n'était rien pour cette âme en peine. Elle cherchait quelqu’un à travers qui elle pourrait exprimer ses besoins. De tels hommes sont rares en mer. Mais sur un petit voilier, un homme brillait comme un phare. L’âme en peine le rejoignit.

Mardi 12 novembre

Monsieur Gilling se comportait normalement, mais le regard des matelots étaient soupçonneux. La folie pouvait gagner n’importe qui en mer et une anomalie annonçait peut-être une catastrophe à venir. Le second parlait pour son lieutenant, en disant que l’incident était clos et que monsieur Gilling était parfaitement remis.

Exceptionnellement, la femme du Capitaine Briggs prit part à la prière du soir. La lumière de son âme comme celle d'une mère aimante apaisait nos cœurs de marins.
Sarah Briggs récita une invocation de protection :
« Sainte Mère de Jésus, mon ange gardien, Sainte Monique et Saint Joseph, je vous prie humblement de nous protéger durant cette nuit, cette traversée et au cours de notre vie toute entière, spécialement à l’heure de ma mort. Ainsi soit-il. »

Mercredi 13 novembre

Le temps se maintenait, moins gros. La routine du bateau commençait à émousser les résistances de mes camarades qui se laissaient aller à des plaisanteries douteuses sur mon teint de jeune fille et ma démarche dansante. Il est vrai qu'au milieu de tous mes fringants et musculeux compagnons, j’avais l’allure d’une donzelle. Seul le maître coq était moins étoffé que moi, mais en cuisine, on a le droit d’être un peu frêle.

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