Une sirène à bord

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Jeudi 14 novembre

Monsieur Gilling reprenait ses quarts. Ce jeudi soir, il exécutait le premier. Je le remarquais à la proue du navire lorsqu’à vingt-trois heures, j’allais me soulager d’un besoin naturel. S'il m'était permis de monter sur le pont le soir, après la prière, je n'avais pas cette liberté, sauf en cette seule occurence.
Monsieur Gilling était éclairé par une lampe tempête efficace : il détestait l’obscurité. Je vis alors Andrew en grande conversation avec le vide. Se parlait-il à lui-même ? À Dieu peut-être ? Ou peut-être était-il devenu fou ? Il marmonnait et agitait ses bras vivement.
Je m’approchai sans bruit pour surprendre cet étrange monologue :
« -...pas de la même nature…
-…
-Vous ne me comprenez pas, je ne désire pas plus que mes compagnons, mourir en mer…
-…
-… Si ! Vous voulez, que nous renoncions à la vie tel qu’un chrétien ne le peut concevoir.
-...
-J’entends bien votre séduisante promesse, et vous ne m’êtes pas indifférente… Mais madame, je ne puis décider pour tous ! »

Soudain Andrew tourna la tête vers moi.
Son visage était proprement effrayant : ses yeux révulsés éclairaient d’un blanc maladif les traits figés de sa figure.
Il m’apostropha pour me demander ce que je faisais ici. Je le saluai rapidement et m’en retournai à mon hamac.
Impossible de parler aux autres marins de ce que je venais de voir : les frères Volkert dormaient déjà et les Arians ne se préoccupaient pas de ma personne.
Je me disais que le lieutenant était soit fou, soit possédé… Mais je n'avais assez d'influence sur les habitants de la Goélette pour être convaincant ; je préférais me taire.

Vendredi 15 novembre

Le gros temps se levait, nous étions encore loin de Gibraltar. Compte tenu du danger avec cette mer houleuse, Madame Briggs et sa fille ne quittaient pas leur cabine.
Le Capitaine surveillait la voilure attentivement. Je travaillais auprès du steward qui me parlait de sa vie avec entrain. Il venait de se marier et sa femme lui manquait. Je l’écoutais sans trop faire d’effort. Il m’ordonna de vider les poissons péchés la veille. Je me rendis sur le pont pour jeter les déchets de cuisine. Je trouvai les deux seconds à côté du grand mât. Monsieur Richardson écoutait monsieur Gilling avec une grande attention.
Il ne semblait pas faire cas des yeux blancs révulsés, plantés dans les orbites de son lieutenant. J’évitais de les observer autant que possible. Néanmoins, je sentis la menace des yeux morts sur moi.
Je me dépêchai de retourner sur le pont principal.

Samedi 16 novembre

Le temps était mauvais, l’équipage nerveux. J’évitais les maîtres autant que possible. J’avais hâte que nous arrivions au port de Gêne.

Dimanche 17 novembre

Edward Gilling se conduisait normalement. Mais je le vis parler confidentiellement à d’autres membres de l’équipage.
À chaque fois, ses yeux étaient ceux d’un poisson mort, opaques et laiteux et j’étais le seul, apparemment, à l'avoir remarqué ; sinon d'autres l'auraient sans doute évoqué ? le phénomène était hautement dérangeant !

Ce que j’ignorais…
Doucement cela avançait… L’esprit ouvert de ce jeune marin permettait à l’âme en peine d’envisager un avenir plus serein. L'enfant qu'elle avait senti vivre sur ce navire à quelques jours de là exitait sa convoitise. Sa volonté était d'acier…
Ce manque qu’elle ne pouvait plus nommer, ce manque était celui de son enfant volé.

Lundi 18 novembre

Nous avions passé le détroit. Le temps était toujours aussi gros, mais en Mer Méditerranée, cela était moins perceptible. Il faisait humide et froid. Les vêtements séchaient difficilement.
Volkert Lorentzen toussait beaucoup. Richardson ordonna qu'il soit remplacé pendant ses quarts. Cela mécontentait les frères Arian.
Le lendemain, j'eusse dû débarquer à Gêne.

Mardi 19 novembre

Le Capitaine me fit mander. Il m’expliqua qu’au port, l'équipage ne ferait que décharger une partie de la marchandise et qu'il reprendrait la mer dès alors. Il souhaitait que je prolonge un peu le voyage. Il voulait, m'expliqua-t-il, rallier l’île de Santa-Maria sur laquelle des titres et une cargaison de vin l’attendaient.
Il était très content de notre mutuelle collaboration et désirait me payer pour mon travail sur le navire, ainsi que pour la bonne opinion que mes camarades avaient de moi.
Je ne me méfiais pas… pourtant, j’aurais dû.
Car ce soir là je vis Edouard Gilling parler au Capitaine avec ses yeux morts ; et à compter de ce jour, à part moi et avec ferveur encore, plus personne ne pria Dieu.

Ce que je ne savais pas…
L’âme en peine aurait bientôt toute une nouvelle famille pour lui tenir compagnie. La femme de l’enfant était assez douce pour que le jeune homme qui parlait en son nom, puisse la convaincre.
Restait ce matelot, qui n’était pas lié aux autres. Il devrait venir aussi ! Il existait pour ce faire un autre chemin que le prosélytisme. Mais peut-être le laisserait-elle aller pour agrandir la famille ?
Les hommes ne savent pas tenir un secret !

Mercredi 20 novembre

Gêne…
Les hommes à la manœuvre s’occupaient de l’entrée dans le port. Les autres me surveillaient. Je ressentais physiquement leur attention contre ma nuque.
J’espérais pouvoir partir de ce bateau dont l’ambiance avait brutalement changé et m’oppressait de plus en plus.
Au diable quelques titres, je préférais partir immédiatement, je m'en ouvris au Capitaine.
Il écouta ma demande en souriant. Il me raisonna gentiment en me rappelant qu’après son escale à l’île de Santa-Maria, il me déposerait à Lisbonne.
Je me rendais bien compte que j’étais piégé. Mais il était trop tard, je ne pouvais rien décider… Je m'accrochais à l'espoir que je délirais et qu’effectivement je serais débarqué au Portugal.

Jeudi 21 novembre

J″étais le centre de d’attention de tous. Le silence sur le navire devenait la règle. Les échanges entre les membres de l’équipage se limitaient au travail et à quelques onomatopées.

Vendredi 22 novembre

Une tempête frappa le Mary Céleste. Madame Briggs et sa fille descendirent sur le pont principal par sécurité. Monsieur Gilling les accompagnait. Lorsqu’il tourna son regard vers moi, qui nettoyais le pont, ses yeux avaient partiellement retrouvé leur apparence normale.
Il nous laissa seuls, madame Briggs, l'enfant et moi.
Madame Briggs, me salua d'un geste. Elle me dit qu’elle aimait énormément cet équipage, qu’il lui semblait être sa famille. Elle me demanda si j’aimerais faire partie de cette famille.
Je lui répondis que la mienne m’attendait en France. Elle répliqua qu’une telle famille n’était pas faite pour durer…
Je retournai à mes tâches : la chair de poule perlait ma peau.

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