2.

4 minutes de lecture

Ce n’était pas un simple hasard si ce 10 octobre 2007, aux environs de midi, un homme de grande taille passa la porte du Rallye et se percha au comptoir. Il dominait d’une bonne tête les quatre gars, les coudes appuyés sur le zinc qui bavardaient. Ils l’observèrent, croisèrent son regard d’un bleu perçant, s’arrêtèrent de parler et restèrent silencieux un long moment.

Dans les bourgades alentour, une rumeur allait bon train sur Erick. On racontait que la cabane au bout du chemin, au-delà de la croix rouillée, était un coin démoniaque, et qu’à la nuit tombée, ce cul-terreux frappait sa femme.

Les on-dit avaient dépassé les berges de la Leyre et s’étaient répandus jusqu’aux pontons des ports tout autour de la baie. Des parqueurs aux marins, les commérages se plaisaient à revêtir différentes histoires sur l’existence de cette famille monstrueuse qui vivait dans un endroit isolé du marais.

Quelque chose d’inhabituel s’y passait.

Il se chuchotait que d’étranges poupées apparaissaient la nuit, et qu’une voix à vous glacer le sang murmurait le long des rives. On parlait d’une cabane délabrée où demeurait un bûcheron envoûté par les diableries de sa femme. Elle lui avait balancé le mauvais sort et leur fille avait disparu avant la naissance du môme. Dès lors, dans les bars, des bouilles curieuses s’animaient.

Les mâchoires si serrées qu’elles pouvaient briser un os humain, les bras tout aussi robustes, avec de larges épaules ; Étienne jeta un coup d’œil à l’étagère accrochée au mur proposant des boissons gazeuses. Son visage était fermé, à peine éclairé par la lampe au-dessus du comptoir, ce qui lui creusait des traits sévères. Le bonhomme qui se tenait le plus près de lui écrasa sa cigarette par terre, grimaça et posa sa mousse, une bière tiède à vous taquiner l’estomac.

C’était le meilleur moment de la journée, celui où Charly préférait rester le cul assis sur son tabouret. Il s’appuya sur le coude, leva la tête par-dessus l’épaule de son ami Phil en direction de l’inconnu au bout du comptoir. Puis, le vieux s’approcha de lui en traînant les pieds, se demandant ce qu’il foutait là.

Le soleil effleurait le haut des vitres et la lumière l’aveuglait. Il posa la main en travers du front et découvrit le regard glacé du géant qui lui fit signe de se taire. La bouche du pauvre Charly s’ouvrit de manière mécanique, demeura un instant en suspens, puis se referma pour s'entrouvrir de nouveau sans prononcer un mot.

Étienne ne disait rien et le vieux patientait se rongeant l’ongle du pouce, à l’écoute d’un des gars qui gigotait derrière lui.

« Hé, Charly ! Sers-moi une autre bière ! »

Il ne bougea pas, semblable à la colonne d’eau chaude remplie jusqu’à la gueule de cristaux de tartre, accrochée au mur depuis vingt ans.

« Bon Dieu, qu’est-ce que tu fous ? »

Il renifla.

Étienne lui fit signe de se rapprocher et le vieux mobilisa tout son courage pour se pencher l’ouïe prête à écouter.

« On dit qu’il se passe dans le marais d’étranges choses, j’ai cru comprendre aussi qu’une femme n’avait pas l’air très heureuse et souffrait sous les coups d’un bûcheron, est-ce que tu as eu vent de cette histoire, demanda Étienne avec gravité, parle-moi un peu d’elle. »

S’il y avait bien une chose qui différenciait Charly de ses amis, c’était bien sa manière toute particulière de ne jamais se mêler des affaires des autres.

« Dans le marais ? Jamais entendu parler, il n’y a plus qu’une croix rouillée après le pont.

— Elle se nomme Myriam, ajouta Étienne jusque-là peu démonstratif, une belle femme d’environ quarante ans aux yeux verts, élégante et d’une grande courtoisie, sans toutefois mentionner qu’elle avait une fille.

— La seule bonne femme que je connaisse dans le coin ne ressemble pas à une reine de beauté, plutôt du genre à jurer et à vous chasser de chez elle à coup de balai. »

Le grincement de la porte d’entrée le fit sursauter.

Il s’agissait du môme qui venait d’entrer et qui admirait le géant au comptoir. Puis son regard se posa sur l’assiette pleine de beignets frits sur le zinc. Pendant qu’il contournait les tables, Étienne glissa quelques mots à l’oreille de Charly.

« Je me rappelle, reprit le vieux en se tordant les doigts, mais Erick apprécie peu que l’on s’occupe de ses affaires, je connais l’homme, foutez pas les pieds là-bas, ce gars n’est pas un marrant.

— Il me semble que ce n’est pas la question que je t’ai posée, continua Étienne d’un ton imperturbable, le saisissant par le coude.

— Aïe ! Pour l’amour du ciel, lâchez-moi ! »

Impatient d’en finir avec le gaillard, Charly se lança à grands gestes, dans une série d’explications sur le chemin le plus court pour rejoindre la cabane de Myriam.

« D’abord une ligne droite, puis une piste pas entièrement goudronnée. Tournez après la patte d’oie et suivez le sentier qui s’enfonce dans la forêt. Après la prairie, et la ferme de Monsieur Tach il y a un pont en bois, puis une croix sur votre gauche, elle vit dans la baraque visible depuis la passerelle, vous ne pouvez pas la rater, après tout, c’est la seule », répondit Charly, se gardant bien de dire que le gamin qui maintenant dévorait ses merveilles aux pommes était le fils de Myriam.

Annotations

Vous aimez lire Julen Eneri ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0