3.

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L’énorme quatre cylindres avala d’une traite le chemin sablonneux, traversa le pont, dépassa la croix, longea la ferme de Monsieur Tach pour se retrouver nez à nez avec une baraque en bois.

Étienne écrasa la pédale de frein sous le regard incrédule de Myriam assise dans le rocking-chair sous la terrasse. Il coupa le contact et le moteur se tut.

Une fois descendu de son véhicule, il inspecta l’endroit d’un coup d’œil rapide, savourant l’immensité de la forêt, sous le silence à peine brisé par les flots de la Leyre.

Myriam se redressa d’un bond, levant les mains pour se couvrir le visage.

« Est-ce que… »

C’était bien lui.

Elle eut soudain le sentiment qu’un énorme poids la libérait, avant de fondre en larmes, ne s’attendant pas à se retrouver face à celui avec qui elle avait grandi à la Fondation.

Étienne gratta une allumette et enflamma une cigarette coincée à l’angle de sa bouche, puis relevant la tête, ses yeux se noyèrent sur le visage ridé de Myriam et découvrirent ses cheveux blancs.

« Alors c’est ta maison.

— Oui », répondit-elle l’air ravi.

Ils venaient tous deux de parler en même temps, riant maintenant aux éclats.

« Avec toi, Étienne, on ne sait jamais quand tu vas débarquer, voyons voir… notre dernière rencontre remonte à cette balade sur la plage d’Andernos, n’est-ce pas ?

— Tu jases sur ce jour où tu t’amusais à jeter du sable dans l’eau ?

— Oui, réagit-elle en souriant, de ton côté, tu avais rejoint une pinasse amarrée à son corps mort, la coque posée sur la vase. Tes longues gambettes semblaient vouloir prendre le large. »

La bicoque en bois, rongée par la moiteur, s’affaissait sur le flanc et penchait désormais sur la remise située à l’arrière. Les branches du cyprès chauve griffaient la toiture et les mousses espagnoles s’emparaient de la balustrade de la terrasse, se balançant au gré du vent. Il lorgna en direction du camion, un tas de ferraille rouillé, envahi de ronces et d’herbes folles, semblable à une grosse meule de foin abandonnée. Puis il remarqua que Myriam, tel un animal traqué, parcourait d’un regard inquiet le bout du chemin par-dessus son épaule. Il comprit qu’elle craignait de voir surgir le bûcheron d’un instant à l’autre.

C’était par un simple hasard qu’un soir, avec la Créole, son bateau amarré au port du Canon, le vieux Virgil, un parqueur, lui avait raconté le dernier potin qui courait sur toutes les lèvres. Une jeune femme ayant grandi à la Fondation, tout comme lui, vivait dans les marais du delta. On disait qu’elle pratiquait la sorcellerie et que son mari, un pauvre bougre, restait sous son emprise. Étienne savait que l’histoire servait de toile de fond à une réalité bien plus sordide. Il fut surpris d’apprendre, du même Virgil, le prénom de cette femme. Pour le reste, quelques discussions avec des bavards l’amenaient ce matin jusqu’ici.

« Comment as-tu atterri dans le coin ?

— À quoi bon en parler, Erick ne m’a rien apporté de bon, juste un fils, répondit-elle, tout étonnée de voir monter des larmes à la seule mention du bûcheron.

— Comment va Pauline ? ».

Myriam ne répondit pas et baissa la tête.

« Elle ne vit plus ici, n’est-ce-pas ?

— Non.

— Et, ce type lève la main sur toi, exact ? »

Myriam n’essaya pas de le contredire.

« Ainsi que sur ton garçon.

— Parfois quand il a trop bu. Dès qu’il avale un troisième ou quatrième verre, il devient méchant. C’est une fripouille sans cervelle, mais il faut l’excuser, il a connu une enfance aussi noire que la nôtre.

— Tu ne devrais pas prendre sa défense. Serais-tu prête à me suivre avec ton fils ? Le vieux Virgil possède une cabane sur l’île aux oiseaux, là-bas, tu pourrais te reconstruire et t’y reposer quelque temps. Quant au petit, je m’occuperai des frais d’un internat, qu’en penses-tu ?

— Je suppose que ce serait le mieux pour nous, mais Erick ne me laissera jamais partir, encore moins avec son fils. »

Étienne sortit de sa poche un morceau de papier et le tendit à Myriam.

« Tiens, voici mon adresse et mon numéro de téléphone, je travaille à l’université de Bordeaux Montaigne. Ma proposition reste valable dès que tu te sentiras prête. »

Il s’attarda sur la terrasse, où même le fauteuil à bascule lui parut hideux. Une lampe à pétrole, entourée d’une guirlande de Noël poussiéreuse, pendait à un câble. Les lames de bois au sol reflétaient l’état de la soupente et des marches qui menaçaient ruine.

Sans parler de l’odeur de cigarette froide.

Myriam avait perdu toute la grâce de sa jeunesse, une silhouette massive, un châle gris autour des épaules, un regard d’ennui profond. Il se pencha pour lui attraper le soulier et lui nouer le lacet. Des bottines usées, le bout de la semelle ouvert.

Il retourna jusqu’au Land Rover, s’engouffra à l’intérieur, puis il lui lança un dernier conseil.

« Myriam, fais-le pour le petit. »

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