Rumor increbuerat[1]

5 minutes de lecture

Tout semblait indiquer que Pauline était de nouveau entrée en contact avec l’enfant. Elle le dévisagea, un brin désarçonnée, en se demandant ce qu’il pourrait lui apprendre. Maude garda le silence, se contenta de sortir son carnet du sac avant de s’étonner par le tour que venait de prendre la conversation.

Treize années s’étaient écoulées depuis le jour où Myriam avait juré qu’elle disait la vérité lorsque la poupée lui avait parlé près du puits.

Une faim pressante gargouillait dans son estomac.

C’est tout le portrait du père, disaient les gens du coin, en voyant Erick et son fils ensemble.

Ils s’arrêtèrent chez ce bon vieux Charly. Ils sillonnaient à travers le delta, prenant toujours la même route, de la décharge au café, à bord de la cahotine, une Chevrolet des années 50. Le truck sursauta, lâcha une épaisse fumée noire au moment où Erick coupa le contact. Il regarda en direction de la cambuse pour savoir qui pouvait se trouver à l’intérieur du Rallye.

« Hé, Pa, t’as dit que t’arrêtais de mélanger l’huile du moteur, pesta le mioche.

— Va plutôt voir c’que l’vieux a mitonné, lui répondit Erick, et pas de gaffe, tu lui dis qu’t’es tout seul à bâfrer. »

Le môme balaya d’un regard l’immense parking, sortit de la cahotine et s’engouffra dans la gargote. Charly somnolait assis sur un tabouret, le dos appuyé contre le zinc près de la caisse enregistreuse. Il ronflait comme une vieille locomotive, bourdonnant des lèvres à chaque souffle qu’il relâchait. La coutume voulait que personne ne vienne le déranger à l’heure de la sieste, mais peu savaient si Charly s’était endormi pour un petit quart d’heure ou s’il avait piqué du nez pour le reste de la journée. Le gamin déambula dans la salle qui sentait un mélange de tabac froid et de vin, un lieu où la poussière s’emparait de chaque recoin. Il renifla un reste de ragoût de haricots aux tripes, puis il passa derrière le comptoir et, satisfait de ne pas avoir à chercher plus loin que le bout de son nez, il plongea le doigt, puis la main dans une marmite de flageolets de la veille figés dans leur jus. Bien trop occupé à fourrer une poignée de fayots dans la bouche, c’est à peine s’il entendit le carillon de la comtoise sonner midi.

Charly se réveilla en sursaut, ouvrit un œil, le bon et sentit dans son dos la présence du môme.

« Qu’est-ce que tu fous là sale mioche ?

— Hein ?

— Qu’est-ce que tu fais derrière le comptoir ? répéta Charly en sachant qu’Erick devait se planquer dans la camionnette.

Pa m’a demandé de voir qui était là.

— Qu’est qui l’intéresse tant à c’te fouine, fais attention à ne pas finir comme lui, approche, dit-il se bornant à rester assis. »

Le gamin savait qu’une quinzaine d’années plus tôt, sa mère, Myriam, avait travaillé dans ce bar, qu’elle avait dû quitter la ville d’Arcachon et qu’un soir, son père s’était interposé pour la protéger d’un ivrogne. Erick s’était bien gardé de lui raconter la vérité. Aujourd’hui, les gens daignaient s’arrêter dans cette gargote infestée de cafards, que peu de touristes apercevaient depuis la route ne songeant même pas à y faire une halte.

Le gamin secoua Charly par la manche. Le vieux bonhomme perdit l’équilibre, flotta un instant. Le tabouret bascula et son dos heurta le zinc à l’endroit où le sol menaçait de s’affaisser. Il se mit à crier.

« Saleté de mioche ! Tu ne peux pas t’approcher en douceur ?

— Y’a quoi à manger Charly? demanda le môme, en passant la langue sur ses lèvres.

— C’est ton chenapan de père qui t’envoie ? Je suis sûr que tu t’es déjà goinfré avec mon ragoût !

— Non, ce n’est pas vrai ! Je n’ai rien avalé depuis hier soir et je meurs de faim. »

Charly ne répondit pas tout de suite. Il se leva et se dirigea vers la fenêtre. Seul le bruit du moteur de la cahotine bourdonnait, le vent poussant les hoquets des pistons encrassés vers le café. Il ne pouvait y croire. Erick somnolait, une cigarette roulée au coin des lèvres, ses bras de fainéant autour de la nuque avec les jambes allongées par la vitre ouverte. Le gamin en profita pour se faufiler derrière le comptoir, là où l’eau de vaisselle croupissait dans le bac, et enfouit de nouveau sa main dans la cocotte.

« Prends une assiette ! cria Charly sans se retourner. Comment se porte ta mère ?

Mum doit être dans le marais. Elle ramasse les vers pour que pa aille à la pêche.

— Ce n’est pas malheureux, elle se brise les reins avec son seau et un râteau, les cuisses et les pieds envasés jusqu’à la gueule dans cette croûte séchée. Cette pauvre femme travaille sous un soleil de plomb pendant que ton vaurien de père passe son temps à se balader », soupira le vieux bonhomme.

Le môme entendit le son du klaxon qui imitait celui d’une corne de brume étranglée. À toutes jambes, il bondit, donna une petite tape sur la jambe de Charly pour le remercier et se précipita dehors.

Il plongea dans l’habitacle, se jetant la tête la première, tandis que la camionnette reculait. Il sentit Erick l’agripper fermement par le col et le hisser à bord.

Charly les regarda s’éloigner, un panache de fumée grise qui entourait la Chevrolet. Il soupira et baissa la tête en pensant que bientôt, lui aussi mettrait la clé sous la porte. Sa gargote allait disparaître avec la même rapidité que la droguerie du coin, oubliée depuis longtemps.

La cigarette aux lèvres, le bras accoudé à la vitre, une main sur le volant, Erick conduisait sans se soucier des nids de poule, s’écartant de la route pour frôler les bas-côtés.

« T’as mangé fiston ?

— Ouais, pa.

— Qu’est-ce qu’il t’a raconté l’tre zeb ?

Charly m’a demandé des nouvelles de mum, répondit-il, l’estomac en bouillie.

— Ferait mieux d’se mêler d’ses affaires le Charly. »

Près de la patte-d’oie, le chemin sablonneux se séparait de la départementale, là où les eaux de la baie miroitaient au-delà des terres marécageuses. La camionnette tourna, fila, caracola dans les ornières, longea un grand pré bordé de barbelés pour enfin s’engager dans une trombe de poussières sur le pont de bois. Quand la Chevrolet roula dessus, les fesses du môme rebondirent sur le siège et les pneus retentirent au bruit d’une timbale.

La passerelle franchie, la croix rouillée envahie de ronces promit à son postérieur la fin du supplice. Au bout du chemin, la bicoque apparut au milieu de ce trou perdu.

Le visage dévoré par le cagnard, les cheveux brûlés par le sel, Myriam se berçait dans le rocking-chair sur la terrasse. Les voyant approcher, elle se mit à compter lentement.

« Cinquante, quarante-neuf, quarante-huit ».

La cahotine dérapa quand Erick écrasa la pédale de frein et alla percuter le poteau de la clôture. Le moteur se tut, les portières claquèrent et tandis que le môme suçait ses doigts, Erick gueula sur Myriam en crachant par terre.

« Bon Dieu la ganache, apporte-moi une bière p’tôt qu’de rien foutre !

— C’est parti », soupira-t-elle.

Annotations

Vous aimez lire Julen Eneri ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0