9.

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Maude savait que Seeker avait des avis très tranchés sur tout ce qui pouvait relever du fait du hasard, de ces choses qui parfois arrivent, mais que nous n’expliquons pas. Il lui répétait sans cesse que le monde demeure d’une implacable cohérence avec d’un côté les histoires que les gens vivent et de l’autre celles qu’ils inventent. Les enquêtes qu’il menait ramenaient la disparition d’un individu au besoin de larguer les amarres, à celui de se faire oublier, de changer de vie, à l’occasion de noms. En l’absence de cadavre ou d’une scène de crime, l’arbitraire, le surnaturel, n’avait pas leur place. Une personne pouvait s’évanouir à un coin de rue, s’échapper au cœur d’une mégapole, tenter de se forger un nouveau destin à l’autre bout de la terre, elle finissait toujours par réapparaître. Mais pour une fois, la disparition de cette adolescente le plongeait dans l’incertitude et le doute, personne n’ayant jamais percé le mystère qui tournait autour de Pauline. Un véritable « cold case ».

Dès l’aube, il était parti galoper le long des trottoirs de la ville d’Arcachon. La course à pied, c’est ce qu’il aimait avant tout, se déplacer là où ses jambes le portaient sans but précis. Près du port, l’esprit en paix, il s’abandonna dans le labyrinthe des ruelles, ne put échapper au brouhaha des marins pêcheurs. Il traversa le tohubohu et son regard plongea sur l’alignement des bateaux amarrés au ponton. L’une des embarcations attira son attention. Il s’arrêta pour reprendre son souffle et le buste penché, les mains en appui sur les genoux, il dévisagea l’immense pinasse avec son énorme voile pensant qu’un jour il posséderait un rafiot du même genre. À cet instant, un flot de lumière inonda la jupe du grand voilier et Seeker entrevit son nom, la Créole. Il entendit derrière lui les pas d’un homme qui empruntait la passerelle pour se hisser à bord. C’était un gars robuste, la cinquantaine grisonnante, avec des yeux d’un bleu acier, habillé d’une chemisette en flanelle. L’individu marchait pied nu, le regard porté sur le large, ce qui lui donnait l’effet d’un cap-hornier. À en juger par les lueurs qui peignaient la ligne d’horizon, il devait être six heures. Sans même consulter sa montre, Seeker se remit en route, se représentant sans peine Maude qui devait déjà l’attendre dans le salon, trépignant d’impatience, mâchouillant le bout de son stylo. Il sourit et accéléra le rythme.

Quand Seeker entra dans la maison, Maude laissa échapper un petit rire.

« Bonjour, ma chérie, qu’est-ce qui te pousse à t’esclaffer ? lança-t-il la mine étonnée.

— Tes chaussettes, mon cœur. »

Ses lèvres remuaient encore lorsque Seeker s’aperçut qu’elles étaient de couleur dépareillée, le genre de détail avec lequel, d’ordinaire, son regard de policier attentif ne plaisantait pas.

« J’ai besoin de dix minutes pour me préparer », dit-il en claquant la porte derrière lui.

Jusque-là, la journée n’avait été marquée que par deux broutilles, l’étrange arrivée du capitaine Achab du roman de Moby-Dick sur le quai et ses chaussettes désassorties, quand Seeker tomba nez à nez avec le panneau rouillé qui vantait la réclame d’un savon. Comment aurait-il pu prédire ce qu’il s’apprêtait à dénicher en se rendant ce matin dans le marais. Une fois que Maude l’eut déposée devant la ferme de Monsieur Tach, il remonta le chemin, croisa Erick près du portail qui baissa les yeux puis s’enfonça dans la forêt. La cabane, bâtie sur un tertre, dominait la rivière. Elle semblait être le refuge des hirondelles de mer qui colonisaient la toiture. À cet endroit, la terre était molle, gorgée de sable, et le sentier se poursuivait plus loin pour filer droit vers les vasières.

Il ne savait pas vraiment ce qu’il était venu chercher dans le marais, mais Maude paraissait avoir une intuition, la Bruyère était la clé du mystère. Il observa l’étrange cortège des sternes qui se déplaçaient d’un buisson à l’autre et le suivaient. Au-dessus de lui, les nuages défilaient. Qui peut vivre ici, songea-t-il ? Au bas des marches, il remarqua la buée sur les vitres que formait l’humidité. La porte de la cabane était ouverte. En grimpant l’escalier, il sentit un courant d’air se faufiler entre les planches qui le fit frissonner. D’instinct, il se retourna, constata qu’il était seul, entra et referma derrière lui.

L’atmosphère à l'intérieur lui parut anormale.

Sur la table de la cuisine, des bols, cuillères et serviettes attendaient que des hôtes s’y installent. Une cafetière était posée, remplie de café. Il s’étonna du marc dans le filtre sans la moindre trace de moisissure, comme si le jus venait d’y couler. La comtoise marquait 09h00. Seeker consulta sa montre et, surpris, nota que les trotteuses d’aiguilles affichaient la même heure. Il fixa la pièce d’à côté, le regard hypnotisé qui ne pouvait s’en détacher. Il s’approcha, poussa la porte, haussa les sourcils. Sur un matelas posé au centre de la chambre, il vit une couverture roulée avec un édredon en travers. Une pellicule de poussières tapissait le tout. Une odeur de moisi s’en dégageait. Il se tourna vers le mur sur lequel un cadre avec une photo jaunie était accroché. L’expression un brin juvénile du visage d’une jeune fille lui apparut. C’était une adolescente d’une quinzaine d’années, les cheveux mi-longs, une mèche brune recoiffée derrière l’oreille. Ses yeux noirs semblaient l’implorer avec une telle intensité qu’il recula. Il jeta pour la deuxième fois un coup d’œil sur l’armoire et remarqua du papier peint collé sur les portes se rappelant les détails décrits par Maude. Aucun doute là-dessus, ce n’est pas dans ce coin que je viendrais finir mes vieux jours s’amusa-t-il. La curiosité piquée au vif, il se rapprocha de la fenêtre, inspecta les alentours. Sur sa gauche, la carcasse d’une Chevrolet croupissait sous un tas de ronces et d’herbes hautes. Il s’éloigna, ressortit sur la terrasse et tandis qu’il s’installait confortablement dans le fauteuil à bascule, il crut entendre un reniflement suivi de pleurs. Il scruta la forêt, mais ne put rien distinguer. Un craquement de bois sur le faîtage le fit sursauter. Seeker se redressa d’un bond, dévala les marches. Il porta son regard sur le toit et entrevit un pantin accroché par une corde autour du conduit de cheminée. La marionnette n’était autre qu’un clown qui riait. Au même moment, la porte de la cuisine se referma brusquement. Il ressentit un certain soulagement en constatant que le vent s’était levé.

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