5.

4 minutes de lecture

La camionnette démarra en trombe. Erick, avachi sur le siège, une main posée sur la tête du bâtard, était persuadé qu’avec un peu de chance, il trouverait dans la décharge une ou deux poupées disloquées et mutilées que les « bonnes gens » jetaient à la poubelle.

Il consacrait des heures à fouiller ces lieux malodorants et explosait de joie quand il en découvrait une. La première fois qu’il avait ramené un clown, Myriam avait été choquée. Elle lui avait demandé si ce jouet immonde avec l’oreille arrachée et la jambe coupée n’allait pas effrayer Pauline. Il s’était tourné brusquement vers elle.

« Quoi ? »

— Bon Dieu, Erick, les autres vont se moquer d’elle. Pauline est timide, elle ne parle à personne et n’aime pas qu’on la touche, alors imagine-la au collège avec ce pantin dans les mains. »

Il avait haussé les sourcils, l’avait fusillé du regard.

« C’clown n’est pas pour ta trouillarde de fille, qu’est-ce q’tu veux qu’elle foute avec un jouet au bahut et maintenant boucle-la ! »

Le lendemain, le pantin, accroché par le poignet à une branche au-dessus de la croix, paraissait menacer les indésirables, leur interdisant d’approcher en direction de la cabane. À partir de ce jour-là, des dizaines de poupées agitées par le vent flottèrent dans les arbres, et vous fixaient comme un signe de mauvais augure.

La camionnette cracha un nuage noir, dépassa la passerelle et tourna à gauche sur la départementale. Les yeux cernés par le chagrin, Myriam retint un flot de larmes, attendit que le truck disparaisse avant de se précipiter dans la chambre, non pas que cela eût une quelconque importance, Pauline était partie. Elle l’imaginait lui adressant un sourire avec sa robe fleurie, son pull-over bleu, ses joues roses, sa mèche plaquée derrière l’oreille. Elle entendait encore sa voix et avait plus que jamais envie de la serrer dans ses bras. Mais c’était impossible, elle ne pouvait plus. Myriam se laissa tomber lourdement sur le matelas en proie à des sanglots incontrôlables. Le simple fait d’y repenser lui donna la nausée. Tout à coup, elle revit l’horreur vécue près du puits, éprouva un étrange sentiment de malaise, se leva si vite qu’elle faillit perdre l’équilibre, traversa la cuisine au pas de course. Sans prendre le temps de fermer la porte, elle courut le long de la berge, délaissa la fontaine tapissée de liserons et atteignit le point d’eau.

Les sens en éveil, elle retint son souffle dans l’attente que sa mystérieuse expérience se répète. Les doigts moites, Myriam s’approcha à pas lents du talus d’herbes hautes, marqua une pause, regarda autour d’elle et les écarta.

Un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale, la table basse se dressait au même endroit. Elle la fixa, bouche bée.

Pendant quelques minutes, elle sembla si terrifiée que la peur lui nouait l’estomac. Enfin, elle s’accroupit et vit des lettres apparaître sur le plateau, même si aucune main ne les écrivait.

Myriam bondit en arrière et se retrouva assise sur les fesses. Elle se releva, épousseta sa robe et manqua de tomber de nouveau à la renverse quand deux mots se formèrent en entier : Cama Crusa. Elle se figea et poussa un cri horrifié.

Se plaquant les mains sur la bouche, Myriam courut se cacher derrière le puits. Tapie dans l’ombre de la fontaine, elle leva les yeux vers la table et sentit sa gorge l’étrangler, sa respiration se bloquer quand une soudaine odeur de soufre, une puanteur à vous glacer le sang lui provoqua un hoquet.

Aussitôt, elle se pinça le nez.

Plissant les yeux, Myriam guetta les fougères géantes, la rangée de saules, et les broussailles.

Il n’y avait personne. Peut-être que son esprit lui jouait des tours.

L’obscurité s’abattit sur le marais et un murmure parut venir de la table.

Les dents serrées, Myriam reconnut un immonde crapaud, à la bouche colossale, qui coassait sur le meuble. Elle empoigna un morceau de bois et le jeta pour le repousser au moment où un bruit sourd provenait des broussailles dans son dos. Elle était mortifiée et n’osait pas se retourner. Derrière elle, deux yeux rouges brillaient, deux prunelles rondes à la couleur sanguine l’observaient.

Elle ferma les poings, exhala un souffle tremblant, pivota brusquement. Il y eut un mouvement dans le feuillage et une sterne prit son envol. L’oiseau tourbillonna au-dessus d’elle, puis les ailes déployées, plongea pour atterrir sur le crâne d’une poupée pendue à une branche.

« Qui est là ? Bon sang, Erick ! Je sais que c’est toi ! »

Ce fut à cet instant que Myriam prit conscience que c’était le vent qui portait les bruits des alentours.

La sterne continuait à l’épier, les griffes enserrant le visage caoutchouteux du pantin. Les lèvres retroussées, le clown affichait un sourire bizarre, presque maléfique. Puis, la poupée bascula, tomba, ses doigts osseux enfoncés dans le sable. Au même moment, une buée blanche jaillit de sa bouche, une fine vapeur humide.

« Viens, approche-toi ».

Myriam crut que c’était le jouet qui l’appelait. Les mots d’abord étouffés se répétèrent plus fort.

Myriam était maintenant sûre que le pantin lui parlait.

Annotations

Vous aimez lire Julen Eneri ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0