3.

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Le véhicule s’arrêta près du pont, une passerelle en poutres de bois de vingt mètres de long, sur laquelle les pneus de la camionnette d’Erick bourdonnaient quand il roulait dessus. L’assistante sociale descendit, laissa la portière ouverte, marcha à pas lents vers la cabane, dépassa la croix rouillée, grignota encore quelques mètres sur le chemin puis s’immobilisa. Elle détailla le coin d’une expression consternée avec l’envie furieuse de tourner les talons et de prendre les jambes à son cou. Erick ne la quittait pas des yeux, et ne goûtait guère son allure avec ces escarpins vernis. Ce crétin était un expert pour reconnaître les sources à emmerdements.

« Avec une dinde comme c’là, m’en vais pas gagner beaucoup d’argent ».

L’assistante sociale ouvrit le dossier qu’elle tenait, lut le paragraphe indiquant que la mère avait renoncé à ses droits parentaux et que l’adolescente était confiée au service régional de l’enfance en attente d’un placement. Elle enfonça le cou dans les épaules, inspira profondément et reprit sa marche d’un pas plus timide.

Dans le hangar, Pauline gisait à plat ventre sur le sol, serrait très fort sa peluche.

Une main se posa sur la porte et déclencha le couinement des gonds.

Soudain, la lumière inonda la pièce.

Un cri étouffé échappa de sa bouche et elle sentit son cœur battre à tout rompre.

La silhouette d’Erick s’allongea sur le seuil, tandis qu’elle se cramponnait au pied d’une chaise.

« Bingo ! sale gosse, sors d’là ! » dit-il sèchement, le poing menaçant.

Il traversa la grange en trois enjambées, la souleva et la traîna sur les fesses jusqu’au pas de porte. Elle voulait s’enfuir très loin, mais cela ne servait à rien.

« Laisse-moi tranquille… s’il te plait, laisse-moi ! »

Pauline profita qu’il tournait la tête pour tenter de s’échapper en se glissant entre ses jambes. D’une poigne puissante, Erick l’attrapa, et elle n’eut que le temps de sauver sa peluche défraîchie en la jetant sur le tas de bois coupé. Dans la foulée, il enroula ses bras autour de sa taille et la hissa sur l’épaule, comme on porterait un fagot de sarments.

« Fais-toi une raison l’mioche, j’en ai assez d’voir ta tête de p’tite fouineuse ici.

— Je ne veux pas ! Maman ! », hurlait-elle alors que ses jambes battaient l’air.

Ses cris recouvraient les bruits de la forêt et elle déployait des efforts désespérés pour respirer, le corps ballotté dans le dos d’Erick. Il partit à la rencontre de la femme et balança Pauline à ses pieds.

« Faudrait penser à m’donner mes sous !

— Écoutez, monsieur Eric, les choses ne fonctionnent pas ainsi, il s’agit d’une décision dans l’intérêt de…

— Pas d’sous, pas d’mioche », pesta-t-il en saisissant le poignet de Pauline qui s’accrochait au mollet de l’assistante.

L’homme dans la voiture regardait la scène avec attention et avait dû deviner à l’expression de surprise de sa collègue que la discussion n’allait pas dans le bon sens. Il ouvrit lentement la portière et son immense corpulence se détacha. Il se tint debout face à Erick, le pied appuyé sur le pare-chocs, bras croisés et manches retroussées. Certains auraient même pu dire comme un boxeur. Il n’eut pas besoin d’échanger un seul mot avec Erick qui ravala sa morgue et baissa le regard, avant de demander d’une voix mielleuse une cigarette à l’assistante sociale.

« Je ne fume pas », répondit-elle en relevant Pauline pour l’inviter sur la banquette arrière.

Des larmes noyaient ses yeux bleus et le visage enfoui dans l’ourlet de sa robe, elle priait pour que sa mère revienne la chercher, la blottir dans ses bras, et lui dire qu’elle l’aimait. Mais Myriam, assise sur les marches, paraissait perdue. Machinalement, elle se leva, rentra dans la cabane pour se servir une chicorée bien chaude. Puis elle pénétra dans la chambre de sa fille, ferma les yeux et s’effondra sur le matelas. Erick ne voulait pas de l’adolescente, se justifiait-elle pour mieux expliquer son geste. Il les avait recueillies chez lui, mais s’obstinait à lui dire qu’une deuxième bouche à nourrir les mènerait à une vie de misère. Elle posa la main sur son ventre, caressa la rondeur qui enflait un peu plus chaque jour. Erick revint sur ses pas et s’immobilisa au pied de l’escalier.

« Hé ! Qu’est-ce que tu fais dans l’chambre ? lui cria-t-il sur un ton brutal, apporte-moi donc une aut’bière ! »

Myriam entendit, au loin, la voiture s’éloigner pour ensuite s’arrêter dans un crissement de pneus.

Les agents observèrent une scène troublante.

La femme baissa la vitre, passa la tête à l’extérieur. Sur le tronc d’un saule près du pont, un chat crucifié achevait de pourrir.

« Oh mon Dieu ! », s’écria-t-elle, découvrant un serpent filer le long de la berge et disparaître derrière les roseaux.

Elle avait la chair de poule. Une peur bleue l’envahissait, même si elle savait à quel point cet endroit possédait une sale réputation.

« Monsieur Garon, je vous en prie, partons d’ici ! »

Son collègue plissa les yeux, et aperçut des créatures en plastique, des dizaines de poupées, toutes plus hideuses les unes que les autres, se balançant dans les bois.

Il s’agissait de simples jouets accrochés à des branches, suspendus par les bras dans des buissons, empalés sur des piquets. Le vent leur donnait vie et laissait croire qu’ils murmuraient entre eux. L’un d’eux, la marionnette d’un clown avait l’oreille arrachée et la jambe coupée. Ce qui était encore plus étrange, il semblait ramper vers eux avec les sourcils pointus s’adressant au Diable.

Monsieur Garon se signa d’un geste rapide, tandis que la femme se demanda comment toutes ces horreurs étaient arrivées là.

Soudain, une grosse araignée jaillit de la cavité orbitale du pantin, ne pouvant retenir un sursaut d’effroi, l’homme écrasa la pédale d’accélérateur et le véhicule disparut aussitôt.

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