Nebulae paludis

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Nebulae paludis[1]

25 avril 1994, vingt-huit ans plus tôt.

Le marais s’éveillait, l’aube n’allait pas tarder à poindre et à jeter ses premières lueurs sur la Bruyère. Myriam referma la penderie, le seul meuble de la chambre. L’armoire, les portes recouvertes de papier peint, dressait sa masse au-dessus du matelas. Le bahut, planté là, ne risquait pas d’encombrer l’espace sombre et réduit. Elle rentra la tête dans les épaules pour se rapetisser, soucieuse de ne pas réveiller sa fille qui dormait. La pièce ressemblait à un triangle de billard, biscornu et bancal avec les planches du sol déclouées. La fenêtre aux carreaux cassés laissait l’endroit ouvert à tous les vents, mais en ce mois d’avril, une nuit étouffante et une pluie chaude s’étaient abattues sur le marais rendant l’air comme une étuve. Où que le regard se pose, la chambre paraissait vide. Myriam recula sur la pointe des pieds pour s’éloigner sans bruit, agrippa la poignée et se retourna, une larme coulant sur sa joue. Elle observa Pauline.

Sur la toile cousue et rembourrée de foin, Pauline bougeait. Elle se recroquevilla en boule. La jeune fille enfouit le bout des doigts dans les plis de sa robe. La peau collante et la tignasse poisseuse, elle sentit la piqûre d’un moustique et se gratta la jambe. Elle frémit et ouvrit les yeux, dévisagea la silhouette qui lui souriait, jusqu’à ce qu’elle se rende compte que Myriam pleurait. C’était une très jolie adolescente, les cheveux bruns, qui parlait peu, mais qui du haut de ses quinze ans se doutait qu’il y avait un problème. La veille, cachée derrière la porte, elle avait écouté Myriam et Erick se disputer. Les éclats de voix étaient passés au travers de la cloison portant à ses oreilles des mots difficiles à entendre : services sociaux. Elle avait senti les larmes monter, lui piquer les yeux.

La moiteur molle et tiède suintait au plafond, appesantissait l’air avant un orage et une goutte perla sur son front.

Ploc.

Pauline griffa la cloque blanche qui la démangeait, attrapa d’un geste mécanique sa peluche, un ourson, qu’elle plaqua contre sa poitrine. Puis elle se rendormit.

Dans le marais, les vapeurs humides s’élevaient lentement et enveloppaient les mousses pendantes du cyprès chauve qui se répandaient sur la toiture, le long de la rambarde et colonisaient depuis quelque temps les planches des murs.

Myriam se doutait bien qu’elle avait peu de chance de convaincre Erick de revenir sur sa décision. Mais là c’était différent, quelque chose d’infâme se tramait et lui brisait le cœur. Quand Pauline ouvrit de nouveau les yeux, sa mère avait disparu.

Myriam venait de rejoindre Erick sur la terrasse.

« C’est ma fille et je l’aime, je refuse de la laisser partir », dit-elle avec un voile de tristesse dans la voix.

Le visage impassible, il se racla la gorge et cracha par terre.

« Je ne veux pas la confier à d’autres gens, à des gens d’ailleurs qu’elle ne connaît pas. »

Les cheveux gominés, Erick lui jeta un regard de crétin.

« Va m’chercher une aut’bière ! »

Myriam resta un instant immobile, abattue, là où elle était avec un mal au ventre et la poitrine serrée.

Dans ce coin perdu, loin de la départementale, où personne ne s’aventurait, Erick n’avait que faire du sort de l’adolescente. Elle devait quitter le delta et l’heure de la séparation approchait.

Depuis le lever du jour, assis sur la terrasse, Erick fixait l’humidité de la toiture qui gouttait lentement sur le bois de l’escalier.

Plic, ploc. Plic, ploc.

Une brume épaisse enchâssait le chemin, et cernait la cabane posée au bord de la Leyre, entourée de roseaux, d’herbes hautes et de ronces.

Elle traînerait dans le coin encore une heure ou deux.

Plic, ploc. Plic, ploc.

Le cul sur les marches, Erick pistait la passerelle près de la croix rouillée. Ses vêtements sentaient son odeur corporelle, nauséabonde telles les eaux saumâtres des marécages. Toute la nuit, il avait cuvé son vin et fumé du tabac de mauvaise facture, roulé en tiges aussi fines que des allumettes.

Une goutte lui éclaboussa la paume de la main. En un instant son poing se referma pour la capturer.

Plic, ploc.

Dans le village d’Hougueyra, il se racontait des tas de choses sur lui. Il se disait que son père avait disparu une semaine avant sa naissance, qu’il avait imité son vieux et qu’Erick était le fruit d’une longue lignée de consanguins, bien que le mot « débile » tout court aurait suffi. Son âge exact, Il ne le connaissait pas. Tout semblait prouver que le jour de sa venue au monde, pas un ange n’était descendu sur son berceau, ce qui ne l’empêchait pas de mener une existence sans trop se casser la tête collectionnant les objets qu’il ramassait dans les décharges. Les gens l’évitaient et le traitaient de cul-terreux, d’ivrogne et d’abruti.

Il n’était guère plus de sept heures.

Erick s’apprêtait à se redresser quand il eut un sursaut en entendant le bruit d’un moteur près de la passerelle. Il plongea la main dans la poche de son pantalon et en sortit un billet de vingt francs, un Debussy.

Il était temps d’aller chercher Pauline.

Il se releva, sourit en imaginant le joli pactole qu’il allait amasser en la bazardant aux services sociaux, de quoi payer son ardoise chez Charly, du moins c’est ce qu’il croyait.

Lorsqu’il traînait des pieds pour régler ses dettes, Charly se fâchait, refusant de le rincer encore et encore, et le poussait dehors.

« bon sang ! j’ai des tas d’ivrognes qui se trimbalent chez moi, et pas un seul génie dans le lot, il est temps que tu ailles prendre l’air ailleurs ! »

Erick marmonnait entre les dents, quittait le bar d’un bref salut, le majeur levé et sautait dans son truck pour rouler vers les marais. Il délaissait la départementale, là où les tôles de la grange d’Alfred rouillaient, remontait le chemin de sable et longeait la rivière. Dès qu’il arrivait devant la Bruyère, il laissait la Chevrolet ralentir au frein moteur et s'arrêter en heurtant le poteau de la clôture, le couchant toujours un peu plus. La camionnette s’immobilisait contre un tas de ronces et Erick en sortait le pas chancelant, pour tituber jusqu’au pied de l’escalier. Il le gravissait les mains agrippées à la rambarde, entrait en claquant la porte puis il reportait sa colère sur Myriam.

Pauline détalait en sautant par-dessus la fenêtre et partait se réfugier dans le hangar à charrettes. À l’intérieur elle se faufilait jusqu’à l’ancien four à pain. Le nez dans la poussière, elle attendait une bonne heure avant de ressortir, chuchotant à sa peluche de ne pas faire de bruit. De retour, elle escaladait le mur, s’engouffrait dans la chambre et se cachait derrière l’armoire.

Plic, ploc.

Myriam savait qu’Erick n’était qu’un monstre, elle le craignait, mais elle n’osait pas s’enfuir et continuait à le servir en songeant qu’il valait mieux rester ici que de revenir vivre dans la mauvaise fortune. Elle utilisait ces mots quand elle parlait de la station balnéaire d’Arcachon, une commune qui s’étalait au pied de la grande dame, la dune du Pyla. Là-bas, elle y avait souffert le martyre entre les mains d’individus peu scrupuleux.

De façon étrange, Myriam appelait Pauline son petit miracle. Un jour où elle marchait le long de la départementale, bien décidée à tenter sa chance ailleurs, sa fille âgée de huit ans avait attendri le cœur de Charly. Il les avait récupérés chez lui.

Au Rallye, Myriam décrassait les sols, décrottait les toilettes, savonnait les murs et lavait le linge du vieux bonhomme. Un soir qu’Erick, les coudes posés sur le zinc, buvait des verres de vin espagnol que Charly coupait avec de l’eau, ses gros doigts l’avaient empoigné par la robe. Ses muscles s’étaient raidis, et les yeux verts de Myriam, hérités de sa mère, avaient plongé dans le regard sans éclat du bûcheron. Il l’étouffait et l’empêchait de se dégager. Au moment où il l’avait forcé à l’embrasser, au bout du comptoir, Charly s’était contenté de baisser la tête.

Myriam quitta l’écume de la cuisine, le front qui dégoulinait de sueur, et la porte poussée d’un coup de pied, elle lui apporta sa bière. Erick de dos, appuyé sur la rambarde, fumait une tige. C’est alors qu’elle eut l’envie furieuse de lui botter le cul, et on ne sait quoi d’autre encore.

« Approche, s’écria-t-il à l’écoute du bruit de ses pas, refile-moi l’bière et retourne me chercher du tabac ! »

Plic, ploc.

[1] Les brumes du marais.

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