9.

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Ce matin, le ciel s’était chargé en nuage orageux et l’humidité imprégnait l’air tandis que les pneumatiques de la zoé éclataient les flaques d’eau le long du chemin menant à la Créole. Une pluie s’était installée quand Maude aperçut le vieux bonhomme accroupi au pied de la croix, le visage fouetté par les bourrasques. Elle ralentit, s’arrêta. Son regard fila de la silhouette de monsieur Tach à la mare, à la lisière puis du bois à la croix. Descendue de sa voiture, Maude se présenta à lui. Il s’agissait de leur première vraie rencontre.

« Bonjour, je suis une connaissance de Myriam.

— Bien sûr, réagit-il en lui serrant tout bonnement la pogne.

— Myriam m’a longuement parlé de vous, elle vous estime beaucoup. Elle a évoqué la cabane dans la forêt près de la Leyre, celle qui est complètement à l’abandon, Erick n’a jamais suggéré de vous la racheter ? »

Monsieur Tach haussa les épaules.

« Il n’y a rien de surprenant à cela, elle n’est pas à vendre, lança-t-il la voix grave.

— Dommage, cela pourrait être un formidable espace de jeu pour Étienne, à cet âge, un abri au cœur des bois les fascine toujours », répliqua-t-elle en scrutant ses avant-bras, la chemise retroussée. 

Il avait la chair de poule.

« Pensez-vous qu’il y ait du danger à le laisser s’amuser là-bas ? »

Le vieux bonhomme laissa flotter un long silence puis il l’a saisie par le poignet pour la coller de plus près.

« Qu’il ne s’approche pas de cette cahute ! Elle est… »

Il s’arrêta de parler.

« Que voulez-vous dire ? » le relança-t-elle, stupéfaite, avec une pointe de soupçon dans les yeux.

Il se détourna avant qu’elle ne pose une autre question, rebroussa chemin en direction de sa camionnette bâchée. Maude le suivi, les talons s’embourbant à chaque pas, le rattrapa, et lui empoigna le bras.

« Qui est cette jeune fille qui a disparu dans le marais ? » insista-t-elle étonnée par sa dérobade.

Elle entendit une porte qui claquait sous la terrasse de la Créole.

« Occupez-vous de vos affaires et déguerpissez d’ici ! »

Maude refusait qu’on lui dicte sa conduite et se campa sous son nez, les mains sur les hanches. Il pointa à nouveau le doigt sur elle.

« Foutez pas les pieds là-bas ! C’est un endroit sinistre, vous n’imaginez pas à quel point… »

Maude se sentit acculée, quand Monsieur Tach s’éloigna en lâchant un chapelet de jurons. Elle décida malgré tout de l’interpeler une dernière fois, avide d’en apprendre plus sur la disparition de la jeune fille. Sous la véranda, juché sur un tabouret, Erick les observait. Elle se précipita vers Monsieur Tach, qui se retourna brusquement et Maude, le visage ruisselant de gouttes, lui offrit alors un grand sourire comme pour l’attendrir.

« Qui était cette gamine ? répéta-t-elle désireuse que les mots sortent enfin de la bouche du vieil homme.

— À l’hiver 1994, on a déterré une pierre à côté du puits, à l’endroit où se trouve la Bruyère. Le prêtre de la paroisse vociférait qu’elle n’était que diablerie, nous ordonnant de ne pas nous y rendre, que la pierre marquait le territoire de la bête.

— De quel animal parlez-vous ? » reprit-elle, la curiosité piquée au vif.

Il resta silencieux de longues secondes.

« La Cama Crusa. J’imagine combien cela va vous paraître insensé, mais quand le vent mugit dans la forêt, on entend d’ici la fureur de ce démon. C’est à cette époque que d’étranges évènements se sont produits…

La gamine était descendue de l’autobus qui la ramenait du collège. Elle marchait vers le marais. Cette terre n’est que vasières et marécages, vous savez ! Mais c’est là que sa famille vivait. D’ordinaire, Pauline souriait dès qu’elle m’apercevait, pourtant ce jour-là, elle ne disait mot, et son merveilleux sourire avait disparu. Je lui ai fait un signe de la main, elle ne s’est pas arrêtée et a poursuivi en direction des berges, puis elle s’est enfoncée dans la forêt. Je n’oublierai jamais l’image de sa silhouette s’évanouissant, enveloppée par la brume qui tombait si bas… puis, j’ai entendu de grands cris, ajouta le vieux bonhomme en baissant la tête, les lèvres serrées, les yeux rivés au sol.

— Qu’avez-vous fait ?

— Je suis resté sur le ponton, les membres tétanisés par la peur. Je ne me pardonnerais jamais ma lâcheté. »

Maude eut envie de le réconforter, mais y renonça. Elle porta son regard sur la chênaie, le sentier plein de ronces, resta à l’écoute du léger bruissement de l’eau de la rivière au loin.

« Je retourne à la Bruyère, voulez-vous m’accompagner ? »

Voyant qu’il ne répondait pas, Maude s’avança sur la piste et remarqua Erick, qui maintenant se postait en haut des marches. Avec ses talons à aiguilles, elle se déplaçait d’un pas mal assuré dans les ornières. La pluie redoublait. Elle longea les berges envahies de roseaux, alors qu’un brouillard opaque ensevelissait le marais, et déboucha sur la cabane avec ses planches pourries. Elle eut un sursaut en repérant une lueur qui fendait le manteau de brume et semblait filer d’une fenêtre à l’autre.

Elle marqua un arrêt, posa le pied sur un tronc mort, soupçonnant que quelqu’un s’amusait à lui jouer un mauvais tour.

La Bruyère était là, devant elle, déserte et la lumière s’éteignit aussi vite qu’elle était apparue.

La curiosité étouffant sa peur, bien loin de rebrousser chemin, Maude accéléra la foulée comme si le coin l’aspirait. Elle s’attarda au bas de l’escalier, caressa la rambarde rongée par l’humidité, mata la toiture en partie effondrée, jeta un coup d’œil sur la remise à l’arrière de la cabane avec à ses côtés, la carrosserie rouillée d’une Chevrolet envahie par les ronces, abandonnée depuis des décennies. Un immense cyprès chauve habillé de mousses blanches coiffait la terrasse. Maude grimpa les marches, buta contre un rocking-chair, qu’elle toucha, le pouce glissant sur le dossier vétuste. Elle distingua au bout de la véranda une petite forme emballée dans un tissu et devina qu’il s’agissait d’une poupée aux billes de verre. En contrebas, sur un talus d’herbes hautes, elle vit un squelette qui fut sans doute celui d’un chevreuil.

L’éclat d’une branche cassée retentit dans son dos et la surprit. Maude se retourna et aperçut un oiseau qui la surveillait, les griffes enserrant la tige d'un buisson, avec des yeux ronds qui avaient une drôle de façon de la braver, comme une menace la frappant droit au cœur. Elle frémit et ouvrit la bouche en discernant une silhouette qui émergeait peu à peu du brouillard. D’abord lointaine, elle s’immobilisa à faible distance de Maude.

Une jeune fille se tenait devant elle. Elle portait des chaussures noires à bouts carrés, des socquettes blanches et un pull-over bleu. Elle lui fit un signe de la main comme pour lui intimer de la suivre.

Maude s’élança dans l'escalier, voulut la rattraper, mais elle avait disparu.

La sterne était toujours sur sa branche à la fixer. Maude porta son regard sur elle et crut que l’hirondelle lui parlait et lui disait « me revoilà. »

L’oiseau s’envola, lui effleurant les cheveux. Maude se recroquevilla en boule, les mains aplaties sur la tête et se mit à hurler. Soudain, elle sentit qu’on l’agrippait. Elle tremblait encore de tous ses membres quand elle reconnut Erick qui la serrait contre lui pour la protéger. Ils restèrent plantés là un long moment.

« Elle était à côté du buisson, juste là ! s’écria-t-elle.

— Qui donc ?

— Pauline !

— Madame Tirbois, nous sommes seuls.

— Non ! C’est impossible, je l’ai vu ! Je vous assure, le temps que je descende l’escalier… elle n’a pu disparaître sans laisser la moindre trace de pas dans la boue, venez ! Je suis certaine qu’il doit y avoir des empreintes !

— Des empreintes ? Où ça ? Je ne vois rien ! Retournons à la bâtisse ! », proposa Erick qui savait que personne ne s’aventurait jusqu’ici.

Maude se demandait si elle ne perdait pas la raison, marchant d’une allure fébrile, l’estomac crispé. C’était donc ici, vingt-huit ans plus tôt, que tout avait commencé, songea-t-elle, repensant aux paroles de monsieur Tach.

« Foutez pas les pieds là-bas ! Seul le sac de Pauline fut retrouvé dissimulé derrière un buisson. C’est un endroit sinistre, vous n’imaginez pas à quel point… »

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