8.

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Cette première visite venait de toucher à sa fin et Maude s’engageait sur la piste à petite vitesse. Près de la mare, elle croisa la camionnette de monsieur Tach. Fatiguée, cabossée, à la peinture délavée par le soleil, elle remontait le chemin en sens inverse pour se diriger vers la Créole. Maude ralentit, prise d’une soudaine curiosité, et observa dans le rétroviseur, le pick-up s’arrêter à côté des passiflores, puis le vieil homme en descendre. Erick apparut aussitôt avec deux bières à la main. Il décapsula la première, la biberonna d’un trait avant de l’envoyer valdinguer au pied d’un chêne, le tronc tapissé de mousses blanches. Maude fronça les sourcils et stoppa sur le bord du talus, saisit un stylo et écrivit au dos du carnet :

Vieille camionnette. Amitié Erick et Tach. Penchant d’Erick pour la boisson. Il s’amuse à lancer les canettes sous l’arbre. Mousses blanches.

Puis, elle continua jusqu’à l’intersection pour bifurquer sur la départementale qui la ramenait en direction d’Arcachon.

Maude aimait cette ville et logeait dans le quartier en hauteur, le long d’une ruelle calme qui frangeait le parc où dans un passé récent, le casino mauresque régnait en maître avec ses coupoles et ses arabesques. Depuis quelques mois, un homme entré dans sa vie l’y attendait. Elle gara la zoé devant une impressionnante demeure du XVIIIe siècle qu’elle avait acheté deux ans plus tôt. C’était une belle masure bâtie par l’aristocratie anglaise, avec des bow-window aux encadrements blancs, une façade en briques, une porte cochère en fer forgé, le jardin bordée par de grands érables. Le moteur coupé, elle ferma les yeux, appuya sur la touche pause, se sentit bien et repensa à cette merveilleuse soirée où, assise dans la brasserie du Richelieu, elle était tombée sur un individu installé au comptoir, buvant du champagne. Ce jour-là, Maude était vêtue d’une élégante robe rose et chaussée d’escarpins blancs. Il s’était tout naturellement retourné sur son passage, lui avait souri. Au moment où le barman lui servait une flûte accompagnée de caviar qu’elle n’avait pas commandé, gênée, elle avait eu envie de se lever, d’attraper son sac et de s’en aller. Mais l’homme lui avait porté un toast en guise d’invitation, puis l’avait rejoint en esquissant un sourire magnifique. Finalement, il lui avait plu aussitôt.

Après cinq mois de relation, ils brûlaient d’amour l’un pour l’autre avec pour seul regret de ne pouvoir passer davantage de temps ensemble, le laboratoire de la police scientifique où exerçait Seeker se trouvant à Toulouse. Il faisait les trois heures de trajet au moins une fois par semaine.

Maude sursauta quand Seeker ouvrit la portière et lui tendit la main.

« Un dîner romantique sur la terrasse du Panorama ? lui proposa-t-il en l’aidant à descendre.

— Prépare-moi plutôt une salade de tomates avec un verre de rosé, je suis vannée.

— Au diable les tomates ! J’ai réservé pour vingt heures.

— À t’écouter mon chéri, je n’ai pas le choix ! »

Maude, épuisée par les émotions de la journée, n’eut aucune envie de discuter. Quand elle franchit la porte d’entrée, un joyeux désordre régnait dans le vestibule, entre les sacs de Seeker, sa mallette d’écoutillons et sa combinaison blanche posée sur le fauteuil, ses chaussettes au milieu du passage. Mais elle s’en fichait. À en juger par sa tenue décontractée, short et chemisette, Seeker était arrivé depuis peu. Maude se rua dans la salle d’eau et se prélassa dans un bain moussant face à la baie vitrée d’où elle pouvait contempler le jardin baigné de lumière. Elle s’y endormit. Seeker pénétra dans la pièce sur la pointe des pieds, se pencha sur elle pour la gratifier d’un baiser sur le front.

« Rassure-toi, je viens d’annuler le restaurant. »

Maude lui offrit son plus beau sourire.

À trois heures du matin, alors que Seeker dormait profondément, Maude se redressa et prit soin de l’observer. Son physique était loin d’être commun, un nez cassé, une jolie bouche, des yeux en amande et des rouflaquettes bien dessinées qui lui traçaient un visage ovale tout en finesse. Elle lui caressa le dos, se glissa dans une nuisette en dentelle qui laissait deviner son soutien-gorge, et descendit au rez-de-chaussée pour s’engouffrer dans le bureau. Les troubles de l’enfant l’affectaient profondément au point de ne pas trouver le sommeil. Maude se concentra sur ses notes, et eut une intuition. Il lui fallait vérifier le plus vite possible. En un éclair, elle alluma son ordinateur et saisit quelques mots, entamant une recherche qui concernait une affaire célèbre dans les années 1980 en Amérique du Nord, le cas de William Stanley Milligan, « l’homme aux vingt-quatre personnalités ».[1] Elle activa plusieurs sites un peu au hasard, s’y dirigea à tâtons, parcourut la quantité d’informations contenues. À la lecture des dossiers, le point commun mentionnait une pathologie du trouble dissociatif de l’identité se manifestant par la présence de plusieurs entités qui prenaient tour à tour le contrôle du sujet, ce qui traduisait une origine traumatique à la suite de maltraitance. Cependant, en l’absence d’abus, la brusque transformation d’Étienne à la cabane, l’intensité de son regard, son corps raidi, sa voix glaciale et sa bouffée de rage relevaient bien plus d’un comportement démoniaque.

Peu à peu, alors que l’aube approchait, elle cligna des yeux, baissa la tête et s’endormit. Elle rêva de se promener de bon matin le long de l’airial. Elle était seule, saluait la famille Grenereau qui ne répondait pas. Elle se trouvait à la hauteur de la croix au moment où un homme de la quarantaine, le profil de côté, qu’elle ne reconnaissait pas lui faisait un signe de la main. Il était assis sur une chaise au bord du ponton et le soleil d’une belle journée hivernale lui donnait un aspect serein. Elle s’aventurait jusqu’à la lisière, puis curieuse à l’idée de revoir la cabane, se pressait le long du sentier qui longeait la rivière. Maude se hâtait d’entrer dans la maison comme si quelque chose de menaçant la suivait. On aurait dit que la forêt couvait en son sein une force machiavélique qui d’un instant à l’autre risquait de surgir jusqu’à ce que brusquement, un enfant apparaisse sur les marches. Elle le dévisageait un instant et à ce moment-là, elle identifia Étienne. Il s’avançait vers elle en souriant, lui prenait la main et l’entraînait en direction du marais. Elle lui parlait, mais il demeurait muet. Elle insistait, le questionnait à nouveau, il ne répondait pas. Ils marchaient, elle le regardant d’un air déconcerté, lui gambadant plein d’insouciance. Leurs pas les guidaient jusqu’à un bras de mer face à l’île des cotonniers, à un endroit où se dressait un arbre mort. Étienne semblait heureux et montrait un vif intérêt pour ce bout de terre.

Elle entendit une voix lointaine qui l’appelait : Maude !

Elle se réveilla en sursaut, abasourdie. Ce rêve était étrange tandis que Seeker, lui, se tenait sur le seuil du bureau de manière bien réelle.

« Maude, qu’est-ce que tu fais là ?

— Oups ! Je ne pouvais pas dormir et je suis venue ici effectuer quelques recherches. Oh, là, là ! s’exclama-t-elle, déjà huit heures, je n’ai même pas le temps de déjeuner.

— Chérie, tu comptes aller chez les Grenereau aujourd’hui ? » demanda-t-il, se sentant frustré.

Sa voix avait pris un ton indigné.

« Seeker, je suis tellement navrée, confirma-t-elle tandis qu’elle s’était levée pour se rapprocher de lui. Fais pas la moue comme ça, j’ai l’intention de rentrer tôt. Et de toute façon, tu m’as expliqué que, tu devais te rendre à Toulouse ce matin.

— Je sais. C’est seulement que je pensais que tu resterais avec moi jusqu’à mon départ. »

Maude lui adressa un bref sourire.

« Je te téléphonerai dans la journée, promit-elle en l’embrassant.

— Sans blague! Ce n’est pas ce qui était prévu », murmura-t-il en la fixant dans un mélange de douceur et de désir brûlant.

Seeker comprit qu’il était inutile d’insister, continuant à la dévorer des yeux.

« Ce joli sourire me paraît très excitant, souffla-t-elle en se mordillant la lèvre.

— Ne te sens surtout pas obligée de rester avec moi, dit-il en fronçant les sourcils.

— Qu’est-ce qui te fait croire ça ? Ce que je lis dans ton regard est plutôt réjouissant, répondit Maude en secouant légèrement ses cheveux.

— Tu es superbe, ajouta-t-il en levant la main pour replacer sa mèche qui lui tombait devant les yeux.

— Vous n’êtes pas mal non plus, jeune homme, lança-t-elle avant de le repousser lentement du doigt, allez ouste ! Je dois me préparer. »

[1] William Stanley Milligan, dit Billy Milligan, était un citoyen américain né le 14 février 1955 et mort le 12 décembre 2014. À la fin des années 1970, il est arrêté pour au moins trois viols clairement établis et vingt-huit fortement suspectés dans l’Ohio puis jugé non responsable de ses crimes en raison de son trouble dissociatif de la personnalité.

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