6.

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Maude, assise sous la rotonde, devina à la tête du gamin que Myriam ne s’intéressait pas vraiment au dessin qu’il lui montrait. Elle se contentait d’un sourire tout en pressant le pas, tirant Étienne par la main. Ce n’est qu’au pied de la véranda qu’il comprit que quelque chose clochait. Avant même qu’il ait pu ouvrir la bouche pour lui demander qui était cette personne dans le parc, Myriam fit un grand geste pour lui commander de la rejoindre. Cela ne sembla pas lui plaire rien qu’à la façon dont il se débarrassa de son cartable en le laissant glisser des épaules pour l’envoyer caracoler d’un coup de pied sur les marches du perron. La mine boudeuse, il se gratta le crâne comme si des poux le démangeaient, puis replaça sa Red Sox de Boston avec la visière sur la nuque. Ce n’était qu’une banale casquette de baseball. La bouche pleine de caramels, les mains au fond des poches qui jonglait avec des billes, il s’approcha lentement en se gardant bien de suivre le chemin le plus court. Il sautillait de-ci de-là, à croire que la pelouse était parsemée de bouse de vache. Sûrement qu’il trouva l’idée géniale de se planter devant une grosse motte de terre puis de shooter dedans. La délicieuse butte s’éparpilla pour s’écraser au ras du museau de Pao qui se roulait dans l’herbe. Étienne ricana. Maude lui jeta un drôle de regard, et nota qu’avec une bouille aussi ronde que celle d’un nourrisson, la peau piquetée de taches de rousseur, et cette lueur farceuse qui dansait dans ses yeux, Étienne ressemblait bien plus à un enfant blagueur qu’à un petit bonhomme tourmenté.

« Bonjour, dit-elle d’une voix douce. »

Il s’assit docilement en face d’elle et la fixa d’un œil observateur sans répondre. Puis il bondit de la chaise, se mit à courir autour de la rotonde et envoya du pouce un berlon taper le pied de la table.

« Wesh, tu veux jouer au foot avec moi ?

— Pourquoi pas, convint-elle, mais pour être honnête, je ne suis pas douée.

— Pô grave, j’vais chercher le ballon, attends-moi, mais il faut d’abord que j’sorte la terre d’mon basket, dit-il en montrant sa chaussure.

— On dit « ma basket », mais où as-tu appris cette expression, wesh, à l’école ? demanda-t-elle en plissant les yeux, éblouie par la lumière.

— Ouais, mais maman n’aime pas que j’parle comme ça. »

Étienne se dirigea vers la maison pour y chercher son ballon tandis qu’Erick traînait à l’arrière de la bâtisse, inspectant les lames palissées sur le mur, vérifiant qu’aucune ne s’était arrachée, un marteau et des clous à la main. Maude parcourut du regard l’étendue verte et silencieuse repensant à la jeune fille à l’orée de la forêt. Au bout de quelques minutes, Étienne réapparut, sans ballon, avec une peluche collée contre la poitrine.

« Je te présente monsieur Boum.

— Salut Boum, lâcha-t-elle avec un sourire, je m’appelle Maude, on pourrait peut-être faire un tour le long de la rivière, qu’en dis-tu Boum de nous accompagner ?

— Ça marche, répondit Étienne, si tu veux on peut aller jusqu’à la cabane dans la forêt.

— C’est loin d’ici ?

— Non, regarde, il faut juste traverser le pont, s’écria-t-il en désignant du doigt la passerelle au bout de l’airial.

— D’accord, je préviens ta maman, on fera plus ample connaissance.

— Maman ne sera sûrement pas d’accord, murmura Étienne en grimaçant.

— Oui, mais si tu es avec moi, elle le sera peut-être, répondit-elle en haussant les épaules.

— Trop cool ! »

Au même moment, Myriam apparut sur le seuil de la Créole chargée d’un service à thé. Elle semblait énervée, jura après Erick qui soupira. Quand elle arriva près de la rotonde, le plateau se mit à balancer presque à chavirer. En un tournemain, Maude s’en empara, évitant de peu une catastrophe.

« Merci, je suis si maladroite ces temps-ci, se lamenta Myriam adoptant une mimique navrante. Comment ça se passe avec Étienne ?

— Votre fils est très gentil, j’aimerais marcher avec lui le long du chemin qui s’enfonce sous le sous-bois, cela ne vous dérange pas ? »

Myriam se contenta de hocher la tête, et bien qu’inquiète, elle se força à sourire en regardant vers le marais.

Ils s’engagèrent dans le sentier, main dans la main. La forêt baignait d’un calme à peine rompu par le bruissement de la rivière d’à côté. De toute part, le soleil était haut, seul l’écrin vert s’assombrissait de telle sorte qu’il façonnait des ombres. Les buissons et les branches demeuraient immobiles, on ne percevait pas même le mouvement d’une feuille. Tout ressemblait à une douceur trompeuse.

« Avec qui joues-tu pendant les récréations ?

— Personne, les garçons de ma classe sont trop bêtes, de vrais boloss, répondit-il en fronçant les sourcils.

— Ah ! Et as-tu une petite amoureuse en ce moment ?

— Maxine ne veut plus s’amuser avec moi, grave, c’est Pauline que j’aime.

— Pauline ? », dit-elle en repérant sur sa gauche une baraque en bois ombragée par un énorme cyprès chauve.

La maison était inhabitée avec un escalier délabré. Le temps avait tissé son œuvre. La mousse tapissait la rambarde et des herbes colonisaient une partie du faîtage.

« Je suis déjà venu ici avec papa, on est tombé dessus par hasard.

— Comment ça par hasard ?

— Pfff… c’est pas vrai, pa connaissait l’endroit, reprit-il d’un ton déçu. La dernière fois elle était plus grande ! »

Il lui tenait la main d’un air ravi, et une excitation soudaine le gagnait. Elle vit qu’il avait les yeux étincelants. Étienne éprouva le besoin d’accélérer le pas à l’approche de la cabane. Tandis qu’elle lisait le nom gravé sur le linteau de pierre au-dessus de l’entrée, la Bruyère, Étienne paraissait être chez lui, se sentait parfaitement heureux, et alla toquer à la porte puis il se mit à galoper sur la terrasse. Quand il revint vers elle en riant, il scruta tout autour, décocha un coup d’œil en direction de la rivière et sembla un instant hypnotisé par un buisson.

En un soubresaut, la magie des lieux disparut.

Une brusque hargne venait de l’envahir.

Il se mit à grincer des dents, à se raidir et sa voix si douce se métamorphosa en un timbre effrayant et rauque. Les mâchoires serrées, il bredouilla des mots incompréhensibles.

« Ne t’approche pas, c’est chez moi ! ordonna-t-il, la visière de sa casquette des Red Sox sur la nuque, sa bouille malicieuse envolée.

— Qu’est-ce qui te prend ? C’est moi, Maude. 

— Pourquoi viens-tu jusqu’ici me déranger ? »

L’air se réduisait à une atmosphère étouffante. Étienne s’était transformé et une terrible grimace s’étirait depuis ses lèvres jusqu’aux pommettes. Maude s’avança jusqu’au bas des marches et se rendit compte que ses pupilles étaient entièrement noires. Elle demeura silencieuse, baissa la tête pour ne pas le défier, et lui tendit la main. Il la repoussa si fort qu’elle échappa un cri.

« T’avises pas à rentrer !

— Étienne ! Partons d’ici et retournons à la maison !

— Non ! C’est ici chez moi ! »

Ce non lâché d’un cri si froid fondit sur elle comme une lame tranchante. Maude se sentit si mal à l’aise qu’elle recula d’un pas.

« Veux-tu aller jusqu’au puits ?

— Youpi ! » lança-t-il, comme s’il venait de refouler le monstre qui l’instant d’avant avait surgi en lui.

Sa voix douce refit surface et Maude fut soulagée de le voir se calmer. Les yeux encore écarquillés, elle songea qu’elle n’avait jamais eu aussi peur. Ce n’était pas l’envie qui lui manquait de rebrousser chemin, pourtant, elle se maîtrisa au prix d’un gros effort et l’invita à poursuivre la promenade.

Le passage s’enfonçait en direction d’un puits. Elle l’aida à s’asseoir sur le rebord aujourd’hui sécurisé par une énorme plaque en acier scellée. Il ôta sa casquette et déplia le dessin sorti de sa poche.

« Hier, j’ai dessiné un bateau. Je me suis servi de mon crayon bleu, mon préféré, pour tracer les yeux du pirate. Il rigolait. J’aimerais voyager à ses côtés. Mais c’est surtout la nuit qu’il navigue, pile-poil au moment où je m’endors, pfff, c’est énervant ! Toi aussi, tu imagines des histoires ?

— Oui, je fais des rêves. Étienne, laisse-moi regarder ton dessin. »

Maude reconnut une embarcation qui voguait au-dessus de la houle avec à la barre, un gaillard d’une hauteur démesurée.

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