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Le jour où Maude Tirbois débarqua dans le patelin, Myriam l’avait prévenu qu’elle risquait de louper la piste sablonneuse. Elle roulait par un ciel bleu éclatant sur la départementale qui sinuait en pente douce de la sortie du village à l’embranchement, cinq kilomètres plus loin. Le paysage ennuyeux des alignements de pins défilait et il lui avait fallu revenir sur ses pas à deux reprises pour dégoter la bonne route une fois le lavoir dépassé. Son attention se reporta sur un fermier qui marchait le long d’une piste de sable et menait ses vaches à la baguette vers les champs. Elle s’arrêta sur le bas-côté, feuilleta un document, plongea dans ses notes puis opéra un demi-tour. Rien de mieux qu’un gars du coin pour vous indiquer votre chemin, pensa-t-elle. Les pneus bourdonnèrent quand la Zoé passa sur le pont de bois, puis arrivée à la hauteur du paysan, Maude baissa la vitre et lui adressa un signe de la main.

« Bonjour, monsieur, je cherche la maison de la famille Grenereau. »

L’homme sembla réfléchir à sa question, la regarda avec ses cheveux mi-longs, soigneusement coiffé vers l’arrière et sa jolie mèche brune rabattue derrière l’oreille, pour finalement se remettre à trottiner au cul des vaches sans lui répondre. Il ne lui accorda pas plus d’attention qu’au panneau criblé de plomb sous la saignée d’arbres. Maude se pinça la lèvre et retint un soupir agacé. Elle appuya sur l’accélérateur, avança d’une dizaine de mètres et gara la zoé près de la clôture où galopait une passiflore en fleurs sur le grillage. Quand le fermier atteignit le niveau de la portière, avant même qu’elle n’ouvre la bouche, il tapota le toit de la voiture avec son bâton.

« Eh ben, qu’est-ce vous foutez là ? »

Maude serra les dents, le sang bouillonnant dans ses veines. Elle garda la tête froide, descendit de la zoé. Et puis zut, se dit-elle tout en répétant sa demande avec la respiration radoucie.

« Si c’la Créole qu’vous cherchez, ma p’tite dame, c’tout droit », dit-il avec une lueur roublarde qui éclairait son regard.

Au moins, ce gars avait l’art de la formulation, songea-t-elle en le remerciant.

Myriam sortait de la Créole quand Maude se présenta à mi-chemin dans l’allée gravillonnée

« Bonjour, Madame Grenereau, je suis ravie de vous rencontrer, excusez-moi, je suis en avance, Maude Tirbois.

— Je… bien, bredouilla Myriam à mi-voix d’un air embarrassé.

— Il y a quelques jours, on s’est parlé au téléphone, magnifique cottage, répliqua Maude sans vraiment prêter attention à la gêne qu’éprouvait Myriam.

— Entrez. Je partais chercher Étienne à l’école, je serai bientôt de retour, attendez-moi à l’intérieur, je peux vous accompagner jusqu’au salon. »

C’est alors qu’Erick, pas rasé, les cheveux en bataille, sortit du bureau, et vint lui serrer la main sans se présenter avec une franche hostilité qui perçait dans ses yeux. Maude discerna à son haleine l’odeur inégalable d’un bourbon et l’observa s’éclipser dans la cuisine avec l’impression d’entendre un soupir de reproche.

« Prenez votre temps, Madame Grenereau, si ça ne vous gêne pas je vais m’installer sous la rotonde dans le parc ? »

Ce n’était qu’une tonnelle en fer recouverte de chèvrefeuille avec un fauteuil à bascule fatigué et une table basse sur laquelle était peint le visage d’une Vierge.

« Absolument pas, à mon retour, je préparerai du thé », proposa Myriam sans relever la tête, craignant qu’Erick ne se pointe avec son langage grossier.

Pourquoi sa première réaction consistait-elle à baisser le front pour cacher sa honte ? Avec sa coiffure en désordre, elle devait avoir l’apparence aussi sinistre qu’Erick, songea-t-elle. Myriam ignora la boule nerveuse qui grandissait dans le creux de son ventre tandis qu’elle entendait Erick continuer à grommeler dans la cuisine. Maude lui adressa un sourire avant de quitter la véranda.

Elle marcha le long des rosiers, pensa que cette belle demeure ressemblait un peu à celle de la Oak Alley Plantation, avec l’étendue de chênes, et son atmosphère du sud de la Louisiane. Elle attendit le départ de Myriam, fit un large détour dans la clairière pour atteindre la rotonde, s’assit dans le fauteuil, ouvrit son sac, en sortit un cahier. La matinée touchait à sa fin et l’ombre des arbres centenaires s’allongeait dans l’airial quand elle remarqua qu’à l’étage, Erick l’épiait. Pas besoin d’être fine psychologue pour comprendre qu’il ne souhaitait rien d’autre qu’elle déguerpisse. Elle avait l’habitude que l’un des parents répugne à admettre la nécessité de sa présence auprès de leur enfant, mais l’attitude d’Erick dépassait la raison. C’était pourtant lui qui l’avait rappelé à la Fondation Charles Perrens où elle consultait depuis six ans afin de lui suggérer une première rencontre à leur domicile. Elle prit sur elle, et s’attarda sur le portrait de la Sainte peint sur la table avec son teint jauni au brillant effacé par les années. Maude retira une fine mentholée de son étui, qu’elle glissa dans un porte-cigarette, sans l’allumer. Erick continuait de la surveiller, le voile du rideau à peine écarté ondulant légèrement sous la brise. Sa silhouette se déroba un court instant avant qu’elle ne réapparaisse. Il était toujours là. Maude se laissa retomber contre le dossier, musarda en direction du cours d’eau paresseux qui s’échappait dans la forêt pour épouser la rivière.

Il faisait déjà chaud, assise dans le fauteuil à bascule, elle se balançait doucement d’avant en arrière, encore une belle journée en perspective, pensa-t-elle.

Quelque chose la fit tiquer.

Ça sentait le moisi.

Maude se releva et son regard se posa sur la mare. C’est à ce moment-là qu’elle distingua la croix dépassant des herbes hautes avec un bouquet de fleurs à ses pieds. Alors qu’elle s’y dirigeait, elle crut déceler les pleurs d’une fillette au loin, mais c’était improbable, mis à part les champs qui s’étendaient à perte de vue, il n’y avait personne. Elle pensa tout d’abord que cela devait provenir de la bâtisse, peut-être avait-elle pris le claquement sourd d’une porte pour des cris, mais se figeant en direction de la Créole, rien de particulier ne retint son attention. Elle avança de quelques pas, continua à scruter la mare sans que rien ne bouge lorsque les gémissements résonnèrent de nouveau. Ses yeux s’attardèrent sur la croix. Une sterne y grattait ses griffes et semblait la guetter d’un étrange regard. Maude lui adressa un sourire, alluma sa cigarette, aspira une bouffée avant de tressauter en apercevant à l’orée du sous-bois une jeune fille en mini-jupe qui l’appelait d’un signe de la main. Maude s’approcha dans sa direction, distingua des larmes inondant ses joues. Mais, les lueurs du jour l’aveuglaient. L’espace de quelques secondes, elle se retourna vers la rotonde, se souvenant alors que ses lunettes de soleil s’y trouvaient. Puis tournant de nouveau la tête vers le sous-bois, son cœur s’emballa découvrant que l’adolescente avait disparu aussi vite qu’elle était apparue. Pourtant, elle l’avait bien vu. Maude se sentit mal à l’aise sans pouvoir s’expliquer ce sentiment, et d’instinct, recula sans même jeter un dernier regard à la croix. Son téléphone portable se mit à sonner sur la table basse, elle consulta sa montre et entendit des portières qui claquaient devant la clôture.

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