4.

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Ce matin, Myriam s’était levée de bonne heure pour s’offrir une occasion de détente, ce qu’elle s’octroyait rarement ces derniers temps. De précieuses minutes à savourer un chocolat au lait avec des tartines grillées. Depuis la fenêtre de la cuisine, elle vit la camionnette de Monsieur Tach rouler le long du chemin, puis s’arrêter près de la croix. Elle plissa les yeux en buvant une autre gorgée de chocolat soupçonnant que le vieil homme ne lui avait pas tout dit le jour où ils avaient emménagé. Myriam paraissait inquiète, et réfléchit quelques secondes, Monsieur Tach agissant de manière étrange, avec cette fâcheuse habitude d’aller fleurir la croix chaque matin.

Une fois la camionnette hors de vue, elle retourna dans la chambre, s’habilla en toute hâte, puis la frénésie des tâches quotidiennes pointa le bout du nez. Elle commença par emmener Étienne à l’école avant de revenir ranger le bazar qui régnait dans la bâtisse.

Quand elle se présenta devant le bureau, Myriam frappa doucement à la porte. Sans attendre de réponse, elle l’entrebâilla et débarqua dans la pièce, où se dressait une montagne de livres poussiéreux perchés sur le secrétaire. Terrifiée par le qu’en-dira-t-on, elle se hâta de tous côtés, ramassant une bouteille par-ci, essuyant des taches de vin par-là. Même l’Underwood, l’ancienne machine à écrire en était maculée.

Myriam craignait que quiconque déboulant à l’improviste profite d’un tel spectacle.

Cloué dans son fauteuil, un plaid sur les cuisses, Erick ronflait. À ses pieds, le labrador leva d’abord une oreille, s’étira longuement, remua la queue, et vint lui lécher le mollet.

« Je te comprends Pao, tu préfères dormir ici sur le tapis plutôt que dans la grange de ton maître. »

La canfouine servait de remise où l’on avait peine à se faufiler entre des objets sans valeur chinés aux puces et la console Louis XV sur laquelle dormait l’Underwood. Elle rabattit la porte du bureau derrière elle et remonta à l’étage. La fenêtre était grande ouverte, les rideaux balayés par la brise et la couette en boule. Elle s’assit sur le bord du lit et scruta son reflet dans le miroir. Sa chevelure en désordre soulignait de nouvelles rides qui encerclaient ses yeux. Cela faisait un mois qu’Étienne cauchemardait. Elle était épuisée.

Elle demeura pensive et silencieuse. Depuis qu’ils avaient emménagé ici, Erick n’écrivait plus, et restait des heures devant le chariot de l’Underwood. Cela en devenait consternant, cette bécane était faite pour que l’on puisse respirer l’odeur de l’encre fraîche, mais il semblait ne plus manifester d’intérêt pour l’écriture. Il en souffrait en silence et cela le mettait en rage. Elle se rendait compte que cela frisait l’absurdité. Certaines nuits, de la chambre, elle l’entendait frapper sur les touches, mais au petit jour, quand elle pénétrait dans la pièce, elle ramassait sur le sol des dizaines de feuilles vierges roulées en boule. Elle avait beau crever d’envie de le secouer, Myriam se contentait de lui dire que ce n’était rien, que l’inspiration reviendrait.

Elle s’empara du livre ramassé la veille sur le palier, l’inspecta attentivement et fut attristée d’y trouver au dos l’image désagréable d’un œil coiffant une jambe ou quelque chose de ce genre. Elle soupira, haussa les épaules, et se demanda quel esprit idiot était cruellement doué pour dessiner une telle horreur.

Le réveil marquait onze heures trente. Elle chassa une mouche de son front, se leva d’un bond et s’engouffra sur le palier.

Elle dévala les marches en trombe, renversa le cadre posé sur le guéridon, une photographie sur laquelle Étienne semblait bouleversé. Trois camarades de classe l’entouraient et paraissaient vouloir le réconforter, une de dos, aux frisettes blondes. Une deuxième avec le bras autour de son épaule. Quant à la troisième, à gauche, elle portait une jupe courte et dévoilait des gambettes longues et fines.

Elle fut parcourue d’un frisson, alors que cette fin de printemps était irrespirable. Myriam repensait à la nuit dernière, où se ruant dans la chambre d’Étienne, elle l’avait découvert le visage enfoui sous l’oreiller. Il y avait d’abord eu cet horrible froissement de métal sous la charpente. Puis, la frimousse pétrie d’angoisse, il avait remonté la couette à lui masquer le nez, l’attention dirigée sur son ourson posé sur l’étagère. La peluche lui souriait. La fenêtre fermait mal et laissait entrer un vent qui montait d’Afrique. Le jouet s’était couché sur le flanc et Étienne s’était mis à pleurer.

Il hurlait, les battements de son cœur s’emballant à lui vibrer les tympans, boum… boum… boum.

La chair de poule sur les bras, il avait doucement rabattu la couette, s’était attardé sur la peluche puis sur le grincement sous la toiture. Le bois de la Créole avait craqué plus violemment sous les bourrasques. Le souffle haché, mouillant son pyjama, il s’était redressé d’un bond quand Myriam était apparue sur le seuil. Elle revoyait son visage horrifié et se rappelait les mots qu’il avait prononcés, des mots qui ne voulaient rien dire.

Son fils avait cauchemardé le visage tourmenté tandis qu’Erick avec qui elle venait de se disputer était parti rejoindre le vieux bonhomme près de la mare en claquant la porte. C’était son truc bien à lui de dire « va te faire voir ». Le môme avait repoussé la couette, s’était levé pour déambuler encore et encore dans sa chambre. Tandis que mille pensées se bousculaient dans sa tête, qui l’empêchait de fermer l’œil, Étienne avait cédé à la panique, quand le noroit avait agité les branches des arbres. Inquiet, il s’était précipité vers la fenêtre, avait écarté légèrement les volets, scrutant les ombres des chênes qui dessinaient des monstres sur la pelouse. Effrayé, il s’était enfui pour se réfugier sur le palier, convaincu que l’ourson le poursuivait. Là, en haut de l’escalier, sa curiosité s’était aiguisée avec la lumière qui filtrait sous la porte de la canfouine. À pas lent, il était descendu, avait entrebâillé la porte, et s’était glissé à quatre pattes dans la bibliothèque. Ses yeux s’étaient illuminés en apercevant un livre appuyé contre l’underwood, avec une image bizarre. Le dessin montrait une scène terrifiante, une femme étendue sur le parvis d’une chapelle avec la jambe coupée. Étienne avait étouffé l’envie de hurler, cachant son visage dans les mains. Puis, il avait longuement observé la couverture du livre et s’en était emparé. Sans quitter du regard le chien qui dormait sur le flanc, il avait glissé le bouquin sous le pyjama, était remonté jusqu’au palier. Là, le livre éclairé par une lune argentée, il l’avait dévoré des yeux, s’attardant sur la jambe coupée. Au-delà du cadavre de la jeune femme, le dessin mettait en scène une jetée où trônait une bombarde prête à ouvrir le feu en direction d’une baie sur laquelle les eaux miroitaient, et révélaient une immense pinasse amarrée. Alors son imagination avait vagabondé, brossant le portrait d’un marin à l’allure de pirate, un rien animal, qui l’invitait à grimper à bord. Il s’était endormi au bord de l’escalier comme s’il était le capitaine de ce navire pour se réveiller en sursaut en sentant des mains l’étouffer, en écoutant un souffle court et irrégulier. Quand la lumière avait éclaboussé la pièce, il avait découvert, ahuri, son père qui, plus rapide que l’éclair, rembobinait les marches en sens inverse.

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