3.

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Deux mois après l'installation de la famille, alors que la température fraîchissait et que le jour déclinait sur le ponton, Monsieur Tach, enfoncé dans une chaise pliante, s’ouvrait une canette. Au-dessus des eaux noires et puantes de la mare, à défaut que des gamins y barbotent, le coin étant infesté de moustiques, il se mit à savourer sa bière en guettant patiemment l’arrivée d’Erick. Il frissonna, le vent se levait. Une branche craqua sous la lisière et une forme se dessina. Le vieux bonhomme se redressa, plissa les yeux en direction du bruit et aperçut deux billes rouges incandescentes.

Quelque chose l’observait.

Il resta encore quelques instants dans cette position quand justement Erick se présenta dans son dos.

« Oh, bon Dieu ! C’est foutrement dommage que le coin soit infesté de moustiques. Étienne s’est endormi et Myriam regarde sa série à la télévision, bien ce n’est pas…

Monsieur Tach le fit taire d’un geste de la main. Erick, la bouche ouverte ne disait mot, et s’immobilisa sur le ponton en tournant la tête dans la même direction que le vieux bonhomme. Des battements rapides claquèrent et une sterne s’envola effleurant les eaux de la mare.

« Qu’est-ce que c’était ? demanda Erick.

— Une hirondelle de mer, nous avons dû la déranger, prenez une chaise et une bière dans la glacière !

— Que Dieu vous bénisse, dit-il en décapsulant une canette.

— Parlez-moi de votre bouquin, ça avance ?

— Bah, à vrai dire non. Ça doit vous paraître bizarre, mais depuis que nous sommes ici, je n’ai pas réussi à écrire une seule page, pas une seule », répéta Erick l’air abattu.

Cela durait et n’annonçait rien de bon. Grisé par le succès de ses derniers romans, Erick pour la première fois, se rendait compte que non seulement il ne tapait rien d’intéressant sur sa machine à écrire, et que chaque feuille blanche le plongeait un peu plus dans l’amertume. Il en venait presque à regretter l’agitation parisienne.

« Cet après-midi, je me suis promené avec Étienne le long des berges. Nous sommes retournés à la cabane, je songe à la retaper. Là-bas, le ciel y est dégagé, c’est un coin parfait pour y observer les étoiles.

— N’y foutez plus les pieds  ! » s’écria Monsieur Tach avec une violente colère dans la voix.

Le vieux bonhomme était un chic type, mais pas du genre à tourner autour du pot, à répéter les choses. Si nécessaire pour vous aider à mieux comprendre, il était capable de vous envoyer une sévère tape dans le dos, une tape si forte que vous goûtiez la poussière, le corps allongé, la casquette décapsulée du crâne.

« Je voulais simplement…

— Étienne, est-il déjà entré à l’intérieur de la Bruyère ?

— Quoi ? lança Erick avec un sursaut d’étonnement.

— Le gosse a-t-il franchi le pas de la porte ?

— Oui, lors de notre première balade, mais en quoi cela est-il une affaire ? Cette maison est inhabitée.

— C’est très important. J’insiste, votre garçon ne doit jamais s’y rendre, me suis-je bien fait comprendre ? »

Erick sentit un frisson lui parcourir le dos.

« Ce n’est pas un peu exagéré cette mise en garde ?

— Écoutez-moi, la famille qui demeurait là s’est évanouie, comme évaporée l’année de la découverte de la pierre. Quelque chose ou quelqu’un a enlevé leur fille, Pauline. Seule la peluche de la gamine a été retrouvée dans un buisson et l’enquête n’a jamais réussi à élucider ce mystère, une fugue, un meurtre ? Une question restée sans réponse. Le mois suivant, les gens ont appris que la mère et le bûcheron s’étaient à leur tour volatilisés, et depuis la rumeur raconte que la Bête en est responsable. L’intérieur de la bicoque pourrit en l’état, quelque peu défraîchie.

— Avec quelques recherches, cette disparition doit trouver son explication, dit Erick en observant la chair de poule sur les bras du vieux bonhomme. En me baladant dans la cuisine, j’ai eu l’impression que la famille était là, de sentir leur présence.

— Je sais tout cela, les couverts sont toujours posés sur la table comme si le couple allait dîner. Faite comme je vous dis ! N’y allez plus !»

Ces mots lui firent l'effet d'une gifle.

« Oh ! Pour l’amour du ciel ! Vous commencez vraiment à m’inquiéter. »

Erick s’étonna de voir combien ce gaillard pouvait se mettre en colère, comme si par le passé, il avait assisté à quelque chose de terrible.

Après le deuxième pack de bières, moins d’une heure plus tard, Erick Grenereau riait aux éclats au point de s’étrangler. Les yeux rouges, il chancelait et trébuchait sur une pierre s’affalant au milieu de la piste. Il hésita un long moment avant de se relever, et poussa un soupir quand il devina la masse noire de la Louisiane à une centaine de mètres. On aurait dit un gamin qui découvre ses cadeaux sous un sapin de Noël. Erick, l’air hagard, se frotta les mains puis il se remit en route, l’index pointé sur la bâtisse, quelque chose de grotesque paraissant l’ahurir. La maison se dédoublait.

Parvenu au bas de la terrasse, il s’immobilisa sur la première marche, prit son élan et les grimpa en deux, trois foulées pour se retrouver sous la véranda. L’éclairage éteint, ses doigts frôlèrent la porte sans jamais rencontrer la poignée. La chemise bouffante, il poussa le battant d’une tape de l’épaule, ne put freiner sa course et tomba dans le vestibule, le front rebondissant sur le plancher.

Au même moment, une énorme créature velue surgit devant lui, là dans le noir.

Elle s’anima, remua la queue et vint lui donner un grand coup de langue sur le visage. Pao, le chien de monsieur Tach avait déjà pris ses habitudes, et ne se gênait pas pour se coucher sur le tapis dans le hall, bien plus douillet que la grange de son maître. Erick s’essuya le nez et s’appuya contre le mur pour déchausser ses baskets qu’il envoya valdinguer contre le guéridon avant de s’engager à quatre pattes en direction de l’escalier s’agrippant à la boule de poils qui trottinait devant lui. Les doigts cramponnés à la rambarde qu’il n’osait plus lâcher, il escalada les marches, réfléchissant à l’explication qu’il allait donner à Myriam. Enfin arrivé sur le palier, il déboutonna le col de sa chemise, se redressa et posa le pied en avant.

Ce fut son dernier geste adroit avant qu’il ne précipite la demeure dans un véritable bastringue.

Il cogna la cuisse d’Étienne endormi sur le parquet, qui sursauta, poussa un cri résonnant jusqu’au bout du couloir.

« Oh, merde ! », s’écria Erick avec ses mains qui tripotaient la bouche d’Étienne.

Le môme gueula de nouveau et lui mordit les doigts.

« Nom de Dieu ! Étienne, c’est papa ! » hurla Erick en reculant d’un pas.

Perdant l’équilibre, ses bras moulinèrent dans le vide avec l’espoir d’attraper la rambarde.

« Nooon ! »

Son corps bascula en arrière et ses fesses ricochèrent sur les marches, puis il enclencha une roulade jusqu’au rez-de-chaussée où le porte-manteau l’immobilisa.

Réveillée par le chahut, Myriam tressauta dans son lit, boula la couette, puis elle fondit sur le palier. Quand elle éclaira l’étage, Étienne se rendit compte que la créature maléfique qu’il imaginait l’étouffer n’était autre que son père, la trombine aussi blanche qu’une oie.

Un court silence s’abattit dans l’entrée avant qu’Erick se rabiboche avec la réalité. Myriam le fixait, les mains sur les hanches, tandis que le gamin se demandait si cela tenait du cauchemar. Erick lâcha un rire idiot.

« Chut, chut !!!, dit-il s’adressant à Myriam, ne fais pas tant de chahut !

— Espèce d’abruti ! Ce n’est pas moi qui déclenche tout ce vacarme, souffla-t-elle, tu es complètement saoul !

— Mais tais-toi donc, tu vas réveiller le petit, j’ai juste siroté un verre avec monsieur Tach. 

— Réveiller Étienne ? C’est déjà le cas imbécile ! Tu viens de lui marcher dessus.

— Ne crie pas ainsi, j’ai mal au crâne, gémit Erick.

— Oh bon sang, tais-toi ! Entends-moi bien Grenereau, si tu penses que boire va arranger tes affaires… cela fait deux mois que tu n’écris plus rien !

— T’as vraiment envie que l’on se dispute ? demanda-t-il d’une petite voix, les querelles étant devenues quotidiennes.

— Je ne suis même pas sûre que tu veuilles encore écrire quoi que ce soit, à croire que les cauchemars d’Étienne ne te suffisent pas ? »

Erick garda le silence tandis qu’elle éclatait en sanglots.

Il épousseta ses genoux, et partit se réfugier dans la canfouine qui servait de bureau. Hautes de plafond, les boiseries libéraient dans la pièce une forte odeur de cire. Une minute s’écoula quand Étienne entendit le claquement d’une bouteille qu’on débouchonnait et le bruit d’un verre qu’on remplissait. Il se boucha les oreilles et se cacha dans les bras de Myriam qui l’embrassa sur les joues.

« Qu’est-ce qui ne va pas, qu’est-ce qui ne va pas avec papa ? répéta-t-il.

— Je ne sais pas mon cœur, depuis que nous avons emménagé ici, ton père se comporte de façon stupide, j’aimerais que tu ailles faire pipi et après tu peux venir dormir dans mon lit.

— Oh oui, maman ! »

Alors qu’Étienne se frottait les paupières s’éclipsant dans la chambre le pouce à la bouche, Myriam fit mine de ne pas prêter attention au tapage d’Erick qui jurait comme un diable et se cognait contre les meubles. Elle ramassa sur le plancher un livre sur les contes et les légendes et ressentit une boule nerveuse grandir dans son ventre qui lui rappelait devoir gérer les terreurs nocturnes d’Étienne.

Elles s’étaient déclenchées le mois précèdent, alors qu’Étienne s’était montré enchanté de sa balade jusqu’à la Bruyère. Erick envisageait de la rénover et d’y installer un télescope. La cabane se dressait devant eux. Elle était coincée entre les berges de la rivière et l’étendue du marais. Erick avait balayé d’un œil prudent la toiture qui menaçait de s’effondrer, la charpente où l’humidité ruisselait. Il avait prévenu Étienne qu’au premier signe d’instabilité ils décamperaient aussi sec. Le cœur battant à tout rompre, le môme s’était faufilé à l’intérieur. Les choses lui avaient semblé irréelles. Il était difficile d’imaginer que vingt-huit ans s’étaient écoulés et que dans les pièces, tout paraissait en ordre. Dans la chambre, sur le matelas posé au sol, il s’était émerveillé d’y trouver une couverture pliée en deux qui moisissait, coiffée d’un édredon. Et pour couronner le tout, l’horloge d’une comtoise lui en boucha un coin. Elle battait les secondes, l’aiguille trottinant sous le bruit monotone du balancier, comme si on venait de la remonter.

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