Cama Crusa

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Lundi 17 octobre 2022.

Le moment était venu pour Maude Tirbois de présenter ses recherches au Conseil.

Comme on éteint la lumière, elle tournait enfin le dos à toute cette histoire. Sous les chuchotements et les murmures étouffés au cœur de la salle, serrant ses notes d’une crispation nerveuse, elle entendait convaincre l’assemblée de psychologues de la véracité des faits qu’elle avait établis.

Maude, la pointe du stylo levée, s’interrogeait sur l’accueil réservé par le colloque et espérait cacher l’inquiétude qui l’étreignait.

Tandis que ses confrères de la Fondation Charles Perrens à Bordeaux bavardaient de la pluie et du beau temps, débitaient des banalités, elle lisait une dernière fois son dossier sur les désordres mentaux de son jeune patient Étienne Grenereau, un enfant de dix ans. Son cas était d’autant plus déconcertant qu’il était lié à des phénomènes surnaturels remontant mille ans plus tôt, à l’époque où les hommes peuplaient les berges du delta, une terre où ne régnaient que des marécages, des moustiques et les flots d’une rivière, la Leyre.

Oh, seigneur, par où je dois commencer ? se demandait-elle, envahie par un mauvais pressentiment tandis qu’elle observait les membres tapoter leurs pupitres d’agacement. Le Président lui-même semblait s’irriter, les choses traînant en longueur.

Le front humide de sueur, Maude fut soudain prise de hoquets, ce qui arracha de petits ricanements dans la bouche d’Alfred Prigent, assis au premier rang.

« A-t-on jamais vu collègue plus intimidée ? C’est à pleurer de rire », souffla-t-il à son voisin en la dévorant des yeux.

Son regard brillait de malice derrière ses lunettes et se porta sur sa robe courte, qui révélait des jambes fines et longues.

« Enfin, faut avouer qu’elle a du charme ! », insista-t-il alors qu’il se trémoussait sur son siège.

Maude, choquée par la remarque, sentit l’indignation l’envahir, toussa dans le poing et parvint à se contenir. Le Président revêtit un air résolu et rappela ses collègues au calme, puis « d’un signe poli de la tête » l’invita à prendre la parole. Elle tripatouilla une dernière fois son stylo, s’accorda une profonde inspiration. Son regard parcourut la salle, et vit tous les visages tournés vers elle. Un lourd silence écrasait l’hémicycle, ce qui amplifia son malaise. Le claquement d’une porte qui se refermait dans le couloir la fit sursauter. La sueur lui coulait maintenant dans le dos. Angoissée, elle laissa flotter un bref instant avant de se lancer et sa voix d’ordinaire si sereine s’éleva d’abord timidement.

« Alors que le vent, les marées et l’océan rabattaient grain après grain les bancs de sable, une baie en forme de coquillage naquit et prit le nom du Bassin d’Arcachon. »

Elle articulait si mal que les visages se chargeaient de grimaces. Le simple fait de respirer lui paraissait une prouesse. Elle s’éclaircit la gorge.

« Au cours du Moyen-âge, sur ces terres sauvages, des choses inhabituelles commencèrent à se manifester et des gens se sont mis à disparaître. Il se trouvait sûrement des explications raisonnables à cela, un labyrinthe d’eaux peu profondes tapissé de flots bouillonnants et des vasières véritables pièges aux marées montantes. Rien de bien insolite à vrai dire, mais très vite, les villageois se plurent à raconter qu’un monstre que d’aucuns appelaient, la Cama Crusa[1], rôdait autour des marais.

— Madame Tirbois, épargnez-nous ce genre de futilités et concentrez-vous sur le sujet qui nous intéresse », intima le Président, la coupant dans son élan. 

Les joues rouges, Maude, piquée au vif, recala ses lunettes et se montra un instant perdue, cherchant du regard un quelconque soutien avant de poursuivre d’un ton plus hésitant.

« Un soir, une jeune fille s’était éloignée des chaumières, et s’égara dans le marais sous une brume épaisse. Son père muni d’un couteau se lança à sa recherche le long de la rivière. Le bougre délaissa les rives et s’enfonça dans la noirceur du delta. Il se crut soudain pourchassé par une ombre.

Le lendemain, à la pointe du jour, les paysans le surprirent en train d’errer aux abords du village, l’air hagard et les traits déformés.

Il hurlait et suppliait la bête qu’elle lui rende la jambe de sa fille.

Ce pauvre homme bafouillait qu’une créature maléfique était apparue non loin d’une croix et la décrivit de manière inquiétante avec l’aspect d’une patte coiffée d’un œil. Le plus étrange, elle possédait une gueule et des griffes, sans doute pour mieux dévorer ses proies.

— Grands dieux ! C’est insupportable ! Combien de temps va-t-il falloir endurer ces fadaises ? Ça suffit comme ça, parlez-nous de votre patient, Madame Tirbois, et cessez de nous balader ! », s’exclama le docteur Prigent, se redressant brusquement de son siège, le repoussant loin derrière lui d’un geste théâtral.

Cette fois, Maude se pensa si insignifiante et humiliée qu’elle aurait juré que le sol se dérobait sous ses pieds avec la désagréable impression qu’elle piétinait dans des sables mouvants. Une horrible cacophonie s’éleva dans la salle. Elle désirait s’enfuir le plus loin possible comme s’ils allaient se ruer sur elle telle une meute de loups. À sa grande surprise, le Président se leva, jeta un regard si noir à son collègue que l’homme se rassit en se tassant au fond du siège, puis il la pria de reprendre. Finalement, elle se dit que le doyen n’était pas aussi rigide qu’elle l’avait imaginé. Le silence régna de nouveau dans « l’arène » comme si Maude s’y campait seule. Elle mordilla sa lèvre, fusilla des yeux le docteur Prigent avec une envie furieuse de le gifler « que cet imbécile aille au Diable ! »

« À l’heure matinale où les herbes luisent encore sous la rosée, les villageois s’armèrent et chassèrent ce Serpent, le repoussant au-delà des vasières où se dressaient une barrière de roseaux infranchissables, une terre comme celle des bayous de Louisiane. Ils l’emprisonnèrent à tout jamais. La bête s’endormit dans cette contrée d’où émanaient des vapeurs mortifères, au milieu des dunes façonnées par les bourrasques. Ils vécurent des temps heureux jusqu’à l’oublier.

La baie enclavée d’une épaisse crinière verte dispensait ses bienfaits par ses courants pacifiés, et les îles où l’on tendait des filets pour capturer quantité de poissons s’érigèrent en un véritable paradis.

Au dix-huitième siècle, les élites bordelaises, qui avaient tant de fois lu Robinson Crusoé et rêvé d’exotisme, bâtirent des cités et peu à peu se rapprochèrent de la croix. La bonne société appréciait la beauté des lieux que rien ne semblait troubler. »

Maude se tut et une brusque sourdine s’abattit sur l’hémicycle. Ses mollets tremblaient toujours légèrement, mais elle remarqua que la morgue s’était effacée des visages.

« Cet été, le démon s’est réveillé. Alors que la pire vague de chaleur et les incendies se déchaînaient sur le Bassin d’Arcachon, il s’est mis à hanter les nuits des braves gens. »

Le Président s’aperçut que Maude retenait enfin l’attention de ses collègues, il hocha la tête comme s’il venait de lui offrir le plus éblouissant des cadeaux.

Elle descendit lentement de l’estrade, se rapprocha d’eux, et prit un malin plaisir à ne laisser qu’un tout petit mètre les séparant. Elle recoiffa sa mèche derrière l’oreille, et cette fois, n’eut pas besoin de guetter un signe du Président pour lire le rapport d’évaluation d’Étienne Grenereau.

Convaincue qu’aucun des membres réunis ne connaissait l’histoire de la Cama Crusa, elle enchaîna haut et fort le récit des évènements.

[1] Du patois « Cama crusa », jambe crue, une créature fantastique et effrayante à la forme d’une jambe surmontée d’un œil. Un conte de croquemitaine propre à la Gascogne.

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