Chapitre VIII – Des yeux dans le noir

6 minutes de lecture

« D’après les derniers relevés d’analyse, l’atmosphère n’est toujours pas viable. Les AO-5848 ont également envoyé des images numériques témoignant de la désolation qui règne au dehors. Ils n’ont à ce jour rencontré aucune forme de vie animale. Quant à la flore, elle se réduit à un peu d’herbe sèche et, parfois, à quelques buissons rabougris rongés par les pluies acides. »

(Rapport du 31 janvier 2865 sur la viabilité de l’Extérieur)


— Allons bon, ils en mettent du temps à revenir, grommela Dana.

Une fois qu’elle avait jugé être suffisamment loin des hostilités, elle s’était arrêtée, essoufflée, et avait posé son précieux fardeau au sol. Assise à côté de sa nièce, la cinquantenaire avait lentement récupéré ; malgré son énergie naturelle, elle n’était plus si jeune et, accoutumée à vivre sous verre, littéralement, elle avait un peu de mal à supporter le froid rigoureux. Pour ne rien arranger, le vent se levait.

Repliée sur elle-même, elle se frotta vigoureusement les bras, puis les mains. A force d’attendre, elle ne sentait plus ses doigts. Elle renifla et écarta d’un geste brusque les mèches qui fouettaient son visage.

Depuis combien de temps attendait-elle, au juste ? Pas tant que ça, si elle se fiait à la luminosité froide, quasiment inchangée depuis sa fuite en avant. Des heures, si on considérait son impatience grandissante.

Enfin, elle perçut un message télépathique de Six.

J’arrive.

Comment ça, « J’arrive » ? Pourquoi pas « Nous arrivons » ? Et Perséphone, alors ?

Cœur battant, elle fixa l’horizon jusqu’à y apercevoir un petit point noir. Le point grandit et devint une silhouette difforme. Non, deux silhouettes, l’une portant l’autre.

Dana se leva brusquement. Elle ne pouvait plus tenir en place. Seule la présence d’Hélia au sol l’empêchait de courir à la rencontre de Six. Ce qui aurait été peu digne de son image. Et son image, elle y tenait.

À la place, elle se contenta donc de prendre une grande inspiration suivie d’une expiration profonde. Là. Ça allait nettement mieux.

Quand l’androïde fut enfin devant elle, elle était aussi calme que les circonstances le permettaient. La vue de Perséphone pendant comme une poupée de chiffon sur l’épaule de Six la fit tiquer. Elle tendit les bras pour la récupérer et la poser délicatement dans l’herbe.

— Que s’est-il passé ?

L’homme électronique lui fit un compte-rendu précis de l’affrontement contre les robots. Il loua l’habileté de Perséphone, qui s’en était bien sortie « pour une humaine, même modifiée » et déplora son évanouissement une fois le danger passé.

— D’un autre côté, conclut-il, elle a été abîmée quand Coppélia l’a agressée. Dans sa condition physique, elle n’avait que 48 % de chances de vaincre et seulement 26,7 % de le faire sans dommages. La perte de connaissance était inévitable. Regrettable, mais inévitable.

— Blessée, pas abîmée, corrigea Dana.

Six haussa les épaules.

— Pour moi, cela revient au même. Reste qu’il faudra la réparer, comme sa sœur.

La tante des deux jeunes femmes retint une nouvelle correction linguistique. Ce n’était pas le moment de pinailler.

— Merci pour ton récit. Dressons le camp, veux-tu ? Tant que Perséphone n’a pas repris ses esprit, nous n’irons nulle part.

Six acquiesça d’un hochement de tête légèrement trop raide selon les critères humains.

***

Le ciel s’assombrissait et le vent s’était calmé quand Perséphone reprit connaissance. Elle sentit d’abord le contact froid et dur de la terre sous elle, contrastant avec la douce chaleur de son duvet. Ouvrant péniblement les yeux, elle aperçut le ciel nuageux au-dessus d’elle. Elle cligna des paupières et se redressa en grimaçant. Les muscles endoloris de son dos et ses épaules crispées protestèrent, le monde tangua, elle retomba en arrière.

Mais au lieu de heurter le sol, elle sentit deux mains chaudes la rattraper. Tournant la tête, elle aperçut le visage de sa tante. Une vague de bien-être l’inonda à sa vue. Elle se sentait en sécurité.

— Merci, tantine, coassa-t-elle.

Elle s’éclaircit la gorge et réitéra ses remerciements.

— Mais de rien ! Contente de voir que tu reviens parmi nous. Ça te dirait de manger quelque chose ?

La jeune femme se redressa sans que le paysage danse la sarabande et acquiesça avec reconnaissance : son estomac vide se tordait douloureusement.

— Comment se fait-il que je n’aie pas froid ? s’étonna-t-elle en prenant la barre énergétique que lui tendait Dana.

— Oh, ça ? Six a estimé que c’était le bon moment pour nous faire enfin profiter de sa fonction calorifique.

— Hein ?

— Ce n’était pas nécessaire avant, protesta la voix de l’androïde dans la pénombre. Qui plus est, émettre de la chaleur consomme beaucoup d’énergie. Je ne recours à cette fonction que dans les cas extrêmes.

— D’accord, il ne fait pas chaud, mais en quoi est-ce un cas extrême ? Interrogea Perséphone, perplexe.

— Je suis gelée, rétorqua sa tante. Et l’état d’Hélia ne s’améliore pas. Ah, et n’oublions pas que tu étais dans les pommes. Il était temps que cet imbécile sans âme se décide à nous apporter un peu de confort. Tu manges ou tu laisses pourrir ta ration dans ta main ?

Perséphone dévisagea sa tante d’un air perplexe. Depuis quand se plaignait-elle ? Elle qui avait toujours l’air sûre d’elle, énergique et solide, qu’est-ce qui avait bien pu la fragiliser à ce point ? Ça ne lui ressemblait pas du tout…

D’un autre côté, elle n’avait jamais été confrontée à ce genre de situation. Il était sans doute normal qu’elle soit ébranlée de la sorte.

Un silence lourd de fatigue et de tension s’installa au sein du petit groupe, uniquement rompu par le bruit discret de mastication des trois femmes.

L’aînée des deux sœurs observait la plus jeune : elle avait maigri, ses yeux brillaient de fièvre et elle frissonnait malgré la chaleur émise par Six. Elle se prit à espérer qu’elles atteindraient la civilisation à temps pour soigner Hélia.

Leur repas fini, elles s’étendirent sans un mot sous leurs duvets, laissant Six veiller sur elles dans la nuit. Perséphone sombra rapidement dans un sommeil agité peuplé de robots fous dirigés par une Coppélia ricanante.

Tout à coup, elle se réveilla en sursaut, le cœur battant la chamade, trempée de sueur.

— C’était quoi, ce bruit ? lâcha-t-elle à voix basse.

Silence, fit Six dans sa tête.

Pendant un instant qui lui parut un siècle, elle n’entendit rien d’autre que le sang battant à ses oreilles, puis ça recommença.

Un grattement, suivi d’un gémissement inhumain.

Et ensuite, tout proche, un hurlement glaçant, comme… comme une sirène d’alarme, peut-être ? Non, pas exactement. Mais qu’était-ce donc ?

Elle retint sa respiration. La lampe frontale de l’androïde répandit soudain sa froide lumière dans la nuit, tranchant l’obscurité. Et là, un cri lui échappa.

Deux lumières jaunes brillaient à quelques mètres d’eux au-dessus du sol.

Regarde bien. Ce ne sont pas des lumières.

Docilement, elle obéit. C’étaient… des yeux. Des yeux brillants, au dessus d’un long museau. Des yeux méfiants dans une silhouette poilue, massive, dotée de quatre pattes griffues.

Puis la chose s’éloigna et se fondit dans le noir.

— Canis Lupus, plus communément appelé Loup commun. Une espèce animale censée avoir disparu, comme toutes les autres, à cause de la Troisième Guerre Mondiale, émit Six.

Les robots ne les avaient pas détectés ? Non, c’est pire que ça… En fait, ils nous cachaient l’existence de la faune ? Ça n’a aucun sens ! Personne n’en a plus vu depuis…

Si, ça a du sens. L’agressivité des robots et leurs mensonges ont un lien avec la chute du Dôme au moment de votre fuite. J’en mettrais ma main à couper.

Comme si on pouvait trancher une main de métal, ironisa Perséphone. Tu ne prends pas de risque !

Dors, éluda l’androïde. Tes batteries sont vides à 98 %. Il faut les recharger.

— Tu n’arrêtes jamais de nous analyser, hein ? lança à voix haute la jeune femme.

— Dors, répéta l’androïde.

— Comme si c’était possible après avoir vu ce… loup, ou je ne sais quoi…

Malgré sa riposte à mi-voix, la jeune femme s’allongea, les paupières lourdes et l’esprit embrumé. Elle ne tarda pas à sombrer dans un profond sommeil, sans rêves, cette fois-ci.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Elodie Cappon ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0