Chapitre IX – Désespoir et miracle

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« Et quand le danger grandit tant que la mort devient l'espoir, le désespoir c'est la désespérance de ne pouvoir même mourir ».

(Sören Kierkegaard, Traité du désespoir, III)


Les jours passaient, tous identiques. Hélia reprenait régulièrement conscience mais dès qu’elle ouvrait les yeux, la luminosité douloureuse d’un monde flou qui se prenait pour un navire en pleine tempête l’agressait. Alors elle préférait garder les paupières closes et se laisser porter. Dans le noir, le monde continuait son roulis perturbant mais ses prunelles n’étaient plus consumées de souffrance par le soleil. Déjà qu’elle devait supporter la fièvre et le feu de ses blessures mal cicatrisées…

Le soir, quand elle sentait qu’on la posait, elle s’autorisait à regarder autour d’elle. Dans la pénombre du crépuscule, ses yeux et sa tête ne couraient plus de danger. Elle suivait alors du regard les silhouette floues de ses compagnons de fuite, recroquevillée dans son duvet. Quand on s’approchait d’elle pour lui tendre de quoi manger, elle acceptait de grignoter du bout des dents une ration nourrissante, au goût supportable mais sans plus.

— … plus beaucoup à manger… que va-t-on faire ?

Hélia sortit de sa bulle de torpeur. Comment ça, « plus beaucoup à manger » ? La fièvre qui grondait en elle comme un feu endiablé fut éteinte par n bloc de glace tombant au fond de son estomac. Elle hoqueta, le souffle coupé. La situation empirait encore… ?

— On peut s’en sortir.

Perséphone. Elle reconnaîtrait n’importe où son timbre ferme, un soupçon arrogant.

— … et donc, comme on n’arrête pas d’en croiser depuis quelques jours, on pourrait les chasser et s’en nourrir.

— De croiser quoi ? demanda Hélia, un sombre pressentiment montant en elle.

Dana, Six et Perséphone se tournèrent vers elle d’un seul mouvement.

— Tu nous as entendus, Hélia ? Tu vas mieux ? Ça fait si longtemps que nous n’avons pas entendu le son de ta voix ! s’exclama sa tante.

— De croiser quoi ? insista la blessée, ignorant la réaction de Dana.

— Des animaux, évidemment, répliqua Perséphone. Ne me dis pas que tu ne les as pas vus ? Ils nous tournent autour tous les soirs… Vu leur manque total d’instinct de survie, ce serait très facile d’en attraper pour manger.

Hélia frémit d’indignation. La fièvre revint en force, évaporant la glace de l’angoisse de son feu furieux. Rouge et brûlante, tremblant de tous ses membres, elle inspira un grand coup.

— C’est hors de question.

— Quoi ? Ne dis pas n’importe quoi !

— On ne va pas faire souffrir des êtres vivants, sensibles, pour notre petit confort personnel d’humains égoïstes !

— Et comment allons-nous survivre, génie ? Y’a quasiment plus de rations de voyage !

— S’il y a des animaux, il y a à manger pour eux. S’il y a à manger pour eux, il y en a aussi pour nous. Cherchons des fruits, des racines…

— Mais oui ! Nourrissons-nous d’herbes, de racines et d’air frais ! C’est sûr qu’on va récupérer assez d’énergie pour les prochains cent kilomètres en bouffant des plantes !

— C’est ça, moque-toi de moi ! Moi, au moins, je...

Dans les tempes d’Hélia, le sang pulsait douloureusement. Un vertige la saisit. Elle s’interrompit en gémissant tandis qu’elle sentait ses forces l’abandonner. Derrière elle, des bras chauds se tendirent pour l’envelopper et l’allonger doucement. Sa tante.

— Perséphone. Ça suffit.

— Mais, tantine, elle délire complètement…

— J’ai dit : ça suffit. Six, peux-tu évaluer nos chances de survie avec les différentes options qui se présentent à nous ?

— Si nous chassons, nous aurons des repas plus substantiels. Mais les risques associés à un mauvais dépeçage et à l’intervention des mouches peu de temps après la mort de la proie sont élevés. Nous n’avons aucune expérience dans ce domaine. Nous nous empoisonnerions à coup sûr. Les chances de survie sont inférieures à 10 %.

— Ha ! Prends ça, Perséphone. Inutile de s’en prendre à des vies innocentes.

— La ferme, Hélia.

— Arrêtez ça, vous deux. Continue, Six.

— Si nous ramassons des racines, des plantes et des baies, le risque d’ingérer un aliment avarié est quasi nul. En revanche, nous ignorons si elles sont toutes comestibles ou non. Le risque d’empoisonnement est moins élevé, mais le facteur chance, lui, l’est trop. Les chances de survie en suivant ce plan Je déconseille également cette approche.

— Tu vois, Hélia ! Elle est débile, ton idée.

— Perséphone Orbitane, je ne me répéterai pas, lâcha Dana, sa voix charriant des glaçons.

Son intervention réchauffa le cœur d’Hélia. Elle aurait bien envoyé sa sœur sur les roses, mais elle ne tenait pas à encourir le courroux de sa tante. A la place, elle préféra s’adresser à Six.

— Mais alors, que nous reste-t-il comme option ?

— Notre meilleure chance de survie, ce serait de tomber rapidement sur une ville. Il nous faut donc avancer plus vite. Sans quoi, nous tomberons à court de nourriture, choisirons de chasser ou de cueillir et mourrons empoisonnés.

— Ce n’est pas un peu exagéré ? protesta Perséphone.

— Non. Soit nous atteignons la civilisation, soit nous mourons.

Le silence pesant qui suivit était suffocant. N’y avait-il donc aucune alternative ? D’après la réflexion peut-être exagérée de Perséphone, il leur restait beaucoup trop de kilomètres à parcourir avant d’atteindre leur destination. Sans compter qu’incapable de se déplacer comme elle l’était, Hélia les ralentissait… Il aurait sans doute mieux valu pour eux tous qu’elle meure de ses blessures. Une vague noire, poisseuse, s’insinua en elle, emplissant ses poumons, recouvrant ses yeux, enserrant son cœur d’une main griffue.

Elle sombra dans l’inconscience.

***

Quels étaient ces murmures et ces va-et-vient lumineux dans l’obscurité de ses yeux fermés ? Depuis combien de temps Hélia était-elle sans connaissance ? La jeune femme sentit qu’on la soulevait pour la mettre sur un brancard. Un brancard ? Rêvait-elle ?

Mais non. Les voix devenaient plus nettes.

Lentement, la blessée ouvrit les yeux et redressa la tête. Elle distingua une demi-douzaine de nouveaux venus devant elle. Sa tante parlait avec animation à quelqu’un d’assez grand. Sa sœur et Six suivaient, accompagnés par deux personnes plus petites et plus fines. Deux hommes encadraient une femme robuste qui soulevait les bras avant de sa civière comme si elle ne pesait pas plus qu’un mouchoir de poche.

Qui étaient ces gens ? Comment pouvaient-ils être là, alors que le petit groupe se trouvait isolé loin de toute civilisation quelques heures à apine auparavant ? Le cerveau embrumé par la fièvre, Hélia ne parvenait pas à réfléchir correctement ni à faire les déductions qui s’imposaient.

Elle cligna des yeux et tenta de se dresser sur ses coudes pour mieux voir. Hélas, l’effort était trop important pour elle, si bien qu’elle fut forcée de se rallonger, épuisée et tremblante.

— Doucement ! Vous devez vous économiser, fit une voix masculine pleine de sollicitude sur sa droite.

Elle dirigea son regard de ce côté. Il y avait bien un homme qui marchait près du brancard. Elle ne parvenait pas à distinguer ses traits, entre sa vision floue et la frontale aveuglante de cet inconnu ; mais sa démarche assurée et le peu qu’elle percevait de lui la mirent en confiance. Elle sentit l’espoir renaître comme une goulée d’air frais. Bercée par le mouvement doux et régulier du brancard, elle s’endormit en quelques minutes à peine.

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