Chapitre III – Prise de conscience

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« Tout le monde peut y passer dans ce couloir sanglant où sont accrochés nos péchés, tableaux délicieux, où le gris domine cependant. »

(André Breton, Les Champs magnétiques)

— Ce couloir est sans fin ! grommela Perséphone entre ses dents.

Le corridor obscur dans lequel elle évoluait lui renvoya l’écho de sa propre voix. Sa sœur et sa tante ne répondirent pas. Hélia n’était pas en état de le faire : Dana la portait à moitié. Qu’y avait-il d’autre à ajouter, de toute façon ? La jeune femme n’attendait pas vraiment de réponse.

Avec un soupir, elle poursuivit sa marche tout en ruminant les dernières heures.

Quand les trois femmes et l’inspecteur Derco avaient atterri près de la surface adamantine qui les séparaient de la liberté, ce dernier avait tiré quatre masques du coffre sous la banquette du VAELS.

— Pour se protéger de l’atmosphère empoisonnée de l’extérieur, avait-il expliqué aux trois autres.

— C’est bien beau, mais comment on sort ? avait questionné Perséphone en tâtant son visage tuméfié.

Elle avait grimacé de douleur. Coppélia l’avait bien amochée… Son pauvre nez irrémédiablement cassé n’était pas le seul à avoir souffert, manifestement.

Pour toute réponse, Andercius lui avait montré une porte blindée dans un cube de béton: la construction paraissait si insignifiante, au regard de l’immense paroi translucide, qu’elle ne l’avait pas remarquée tout de suite.

— C’est par là que passent les androïdes d’analyse de l’air quand ils doivent aller en maintenance, avait expliqué l’enquêteur. Quand je n’étais que guetteur, j’ai souvent traîné dans l’coin. J’accompagnais les ingénieurs qui venaient chercher les robots. J’ai même vu comment ils s’y prennent pour ouvrir cette fichue porte.

Retournant dans le VAELS, il en avait tiré un gant bourré d’électronique.

— Vous avez accès à ce genre de matos, dans le guet ? avait demandé la jeune femme, surprise.

— Non, évidemment que non. Je l’ai… réquisitionné.

Le ton catégorique de Dana était sec, dénué de tout remords.

— Toi, tantine ? Mais comment… ?

— Aucune importance, avait coupé l’intéressée. Nous n’avons pas le temps pour des explications de ce genre.

C’était à ce moment-là que le Dôme avait cédé, déclenchant les sirènes assourdissantes qui avaient semé la panique dans toute la capitale. Horrifiés, à l’exception d’Hélia, toujours sans connaissance, ils avaient vu la structure se fragiliser depuis la fissure du centre.

Comme si on brisait la coquille d’un œuf à la coque, avait pensé Perséphone, avant de se rabrouer intérieurement pour l’absurdité de sa comparaison. C’était bien trop grave pour se livrer à ce genre de rapprochement. Et pourtant, elle s’était sentie détachée du cataclysme, comme si cela ne se produisait pas vraiment, ou qu’elle n’était pas réellement concernée par la chute du Bocal.

— Ton masque ! avait hurlé Andercius pour couvrir le vacarme.

Se ressaisissant, Perséphone s’était empressée de le mettre, non sans grimacer : c’était froid ! Sa tante, plus réactive, l’avait déjà enfilé et s’occupait alors de protéger Hélia. La jeune fille avait ouvert les yeux, effarée. Se penchant sur elle, Dana lui avait parlé doucement et la blessée s’était apaisée.

Puis le discours de l’Oculus s’était insinué dans leurs esprits, mettant un comble à leur consternation.

La mine grave, l’enquêteur Derco avait ouvert la porte blindée, dévoilant un escalier descendant vers les profondeurs, puis il leur avait enjoint de partir sans lui. Il se devait de rester là, de faire son devoir envers les Imaginariens, d’obéir à son chef.

Quel devoir ? Que devait-ils à ces gens ingrats ? Pourquoi aider l’Oculus, cet incompétent qui l’avait fait jeter en prison injustement ? s’était demandé Perséphone. Mais à présent, elle se rendait compte de l’égoïsme de cette réflexion. Derco était un homme bien, qui se souciait du sort de ses concitoyens. Il avait fait ce que lui dictait son cœur, et il avait eu raison.

D’ailleurs…

— Tante Dana ?

— Oui ?

— Pourquoi n’es-tu pas restée à Imaginaria ? En tant que Conseillère de l’Environnement, ta place est là-bas, non ? Tu ne devrais pas être en train de gérer la situation ?

La cinquantenaire haussa les épaules. Son geste fit trébucher Hélia, qui peinait à suivre le rythme. En pestant, Dana s’arrêta pour lui permettre de souffler. Après l’avoir aidée à s’asseoir contre la paroi glaciale du souterrain, elle répondit à l’aînée de ses nièces, sans la regarder :

— C’est très simple. Pour voler le gant qui nous a permis de déverrouiller la porte de ce passage, je me suis compromise. On m’a vue. Or, je n’ai guère envie de finir en prison…

En silence, Perséphone digéra l’information. Mais autre chose la taraudait.

— Mais… ça veut dire que tu savais en avoir besoin avant même que…

Elle ne parvint pas à évoquer l’agression du faux Angus. Jusque-là, elle n’avait pas pris le temps d’y penser, mais une fois hors de danger, toute l’horreur de la situation se présentait à elle. Un androïde fou avait séduit sa sœur, manqué les tuer toutes les deux, et… et l’émotion la submergea enfin. La gorge nouée, elle s’efforça de retenir ses larmes, mais lorsque Dana l’attira à elle, il lui fut impossible de les retenir plus longtemps. Elle enfouit son visage contre l’épaule de la Conseillère en fuite.

— Je t’ai dit que Six nous avait prévenu dès qu’il a perçu le danger, murmura sa tante en lui caressant les cheveux avant d’y déposer un baiser de réconfort. Si nous ne sommes pas arrivés immédiatement, L’enquêteur Derco et moi, c’est parce que nous avons pris un minimum de dispositions pour permettre votre fuite à toutes les deux.

Elle inspira profondément, tapota le dos de Perséphone et ajouta :

— Allons, allons… C’est fini, maintenant. Je vais vous emmener loin d’ici, et nous pourrons refaire notre vie ailleurs, toutes les trois. Et puis, Six va nous rejoindre dès qu’il le pourra. Il nous protégera en chemin, ne t’inquiète pas.

La jeune femme ne répondit pas. Elle ne pleurait pas que sur la catastrophe dans laquelle elle se retrouvait embarquée ; ses larmes coulaient aussi sur elle-même, parce qu’elle avait embrasé les différends entre sa sœur et elle au lieu de s’occuper d’elle correctement. Elle s’en voulait de s’être montrée méprisante envers Hélia.

Elle aurait dû se comporter avec plus de maturité, venir lui offrir son réconfort après la mort de leur père, par exemple. Oui, ça, ç’aurait été une bonne idée... Mais non, il avait fallu qu’elle lui écrive une lettre blessante. En plus, elle y avait fait semblant de la soutenir, alors qu’elle savait bien qu’elle appuyait là où ça faisait mal ! Et puis aussi, quelle idée de venir chez elle voler les cahiers de son père !

Elle se sentait orgueilleuse, détestable, cruelle ! Elle méritait bien la haine de sa petite sœur, vraiment !

Combien de temps lui fallut-il pour laisser son cœur s’épancher ? Elle n’aurait su le dire, mais quand elle s’écarta enfin de Dana en s’essuyant les yeux, elle avait l’impression qu’elle ne pourrait plus jamais pleurer. Après avoir accepté le mouchoir que lui tendait sa tante, elle vint s’accroupir devant sa sœur.

— Hélia, dit-elle, je te demande pardon pour le mal que j’ai pu te faire avec mes disputes mesquines. Profites-en bien, parce que ça me coûte pas mal de le faire. Mais je reconnais que j’ai abusé et que j’aurais dû me réconcilier avec toi plus tôt. Et je te fais une promesse : je ne te laisserai plus tomber. Même si notre père m’a abandonnée à Dana au lieu de s’occuper de moi. Oui, toutes les deux, on va faire en sorte de mieux s’entendre et on va s’en tirer. On va trouver une autre ville, où on pourra te soigner comme il faut, et on va se refaire une vie.

La blessée, encore incapable de parler, lui sourit faiblement. Rassurée, Perséphone la remit sur ses pieds et la soutint d’un bras protecteur. Elle frissonna en voyant la trace sanglante laissée sur le béton gris par la main d’Hélia.

On fait une belle équipe de bras cassés… Elle, elle tient à peine debout. Notre tante a fichu sa carrière en l’air pour nous. Et moi…

Elle ne poursuivit pas plus loin sa réflexion. Depuis quand s’apitoyait-elle sur elle-même ? c’était ridicule. Il était temps de repartir avant qu’elle n’achève de se transformer en loque. Elle prit une grande inspiration et carra résolument les épaules.

— On y va, lança-t-elle, pas de temps à perdre.

Toutes trois reprirent leur progression le long du couloir obscur. Au bout de ce qui parut des heures à Perséphone, le sol commença à remonter en pente douce, puis elles atteignirent une porte identique à celle qu’elles avaient franchi pour fuir la cité.

Dehors, elle s’arrêtèrent un instant, éblouies par l’éclat du soleil. Dana prit doucement la relève pour soutenir Hélia. Perséphone sourit sous son masque. Elles avaient réussi ! Elles étaient sorties ! Les sirènes de la mégalopole au globe brisé s'étaient tues. Et ce qu’elle voyait ne correspondait pas du tout à ce qu’elle imaginait : la plaine qui s’étendait devant elle à perte de vue était couverte d’une herbe rase qui ondulait par vagues sous une brise froide mais vivifiante. Comment un endroit à l’atmosphère toxique pouvait-il paraître enchanteur à ce point ? Elle se serait attendue à une terre nue et crevassée embrumée par les émanations fétides de siècles de pollution...

— On dirait que les androïdes analysant la viabilité de l’extérieur se trompaient… constata-t-elle.

— Ou qu’ils mentaient.

Le ton de Dana aurait pu trancher le blindage de la porte derrière elles tant il était acéré.

— Un androïde ne peut pas mentir ! protesta Perséphone.

— Si, pour peu qu’il soit piraté, répliqua sa tante.

Et elle ajouta, dans un murmure :

— Je m’inquiète pour Andercius. C’est très mauvais, tout ça.

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