Chapitre I – IA et sentiments

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« Peut-on implanter des émotions à une machine ? J’espère que oui. Pour atteindre mon objectif, pour retrouver ma fille chérie, il le faut. »

(Mendaci Illu, Questionnements)


Un androïde pouvait-il rêver ? De nombreux scientifiques s’étaient penchés sur la question depuis que ceux-ci avaient commencé à se populariser. Leur intelligence artificielle était si développée, si complexe, et leur apparence, si proche de l’être humain, qu’il arrivait régulièrement aux gens d’en prendre un pour un des leurs. Aussi était-il tout naturel qu’on ait fini par se poser cette question, futile du point de vue du commun des mortels, et néanmoins essentielle aux yeux de tout ceux qui craignaient qu’ils ne pussent supplanter les vivants.

Et même sans cette inquiétude légitime, nourrie par des siècles, voire des millénaires de science-fiction alarmiste sur les robots, il y aurait toujours des philosophes prêts à disserter pendant des pages et des pages sur ce genre de questionnements a priori anodins.

Une chose était certaine : le « cerveau » électronique des androïdes se mettait en veille la nuit – il était réglé pour cela. Des expériences avaient été menées pour mesurer les ondes émises par leurs circuits cérébraux lors de leur sommeil factice. Seulement, elles étaient si différentes de celles des humains qu’on n’avait rien pu en tirer de concluant. Par ailleurs, les sujets interrogés étaient restés vagues.

Sans doute leur manque d’exhaustivité était-il dû à une incapacité à comprendre un concept aussi humain. À moins qu’ils ne veuillent pas répondre, ripostaient les alarmistes et les paranoïaques.

Six aurait pu répondre à cette question, si on l’avait interrogé sur le sujet : oui, les androïdes rêvaient. Ou plutôt, ils méditaient, en quelque sorte : pour vider leur mémoire vive, il se repassaient tout ce qu’ils avaient fait et calculé dans la journée. Les choses sans importance s’effaçaient d’elles-mêmes, les autres, plus marquantes, ils les revivaient virtuellement pour les enregistrer infailliblement.

Pour sa part, Six n’attendait pas la nuit pour cela ; mais il était un modèle à part, le seul de sa génération à être encore en fonctionnement.

Ce matin-là, donc, vers onze heures et demie, il décida de se reposer un peu. Hélia, sa protégée, devait bientôt sortir en compagnie de sa sœur et de sa tante. L’androïde se retira donc dans ses quartiers : une pièce spartiate, avec un ordinateur antique mais toujours en état de fonctionnement, ainsi que des écrans lui permettant de veiller à la sécurité de chaque pièce de l’appartement.

La vieille machine était celle sur laquelle avait été codée son IA. Curieusement, il s’y était attaché au point de ne jamais s’en séparer. Quand celui qui l’avait réveillé pour la première fois, mourant, et l’avait confié aux Orbitane, il avait tenu à emmener « son » unité centrale.

Au milieu de la pièce trônait un siège bourré de connectiques et de prises en tout genre. C’était là qu’il s’installait pour entrer en mode veille et se mettre à jour. Il aurait pu se contenter de rester debout mais suite à l’accident qui avait chamboulé leur vie, feu Emrys avait conçu ce fauteuil de façon à ce qu’il le sorte de sa transe au moindre signe de danger.

Après un rapide coup d’œil aux écrans de surveillance, Six s’installa. Son environnement réel disparut.

Combien de temps cela dura-t-il ? Il n’aurait su le dire mais tout à coup, un sifflement sonore le fit revenir à lui. Il se leva promptement.

L’horloge affichait midi moins dix. Des cris. Une dispute ? Angus et Hélia.

Analyse des cris. Cris identifiés. Expression d’effroi. Provenance : Hélia. Action requise : intervenir, et tout de suite.

Six bondit vers la porte, voulut l’ouvrir. Elle était verrouillée.

Constat : on m’a enfermé. Déduction. On sait que je suis là. On veut m’empêcher d’intervenir.

Les bruits de lutte, de coups, confirmèrent ses hypothèses. Il était hors de question qu’il reste enfermé sans intervenir. Son devoir était de protéger cette famille, coûte que coûte.

Objectif : ouvrir la porte en brisant la serrure. Action requise : transformer l’outil main en outil chalumeau. Temps nécessaire : dix minutes. Hélia ne tiendra pas jusque-là. Il me faut une diversion.

L’androïde retourna vers son siège et s’y installa derechef. Après avoir lancé le processus de métamorphose de sa main gauche, il se connecta à l’appartement pour faire résonner les alarmes. Aucune réaction. Elles avaient été piratées. Il se tourna donc vers les écrans pour repérer où se trouvait Hélia : elle était dans son bureau et cherchait désespérément à ouvrir la porte. Six se concentra et le battant s’ouvrit.

En trébuchant, le jeune femme parvint à esquiver un nouveau coup d’Angus et à fuir vers sa chambre. Son agresseur la poursuivit. Au dernier moment, il l’empêcha de refermer le battant devant lui en insérant son pied dans l’entrebâillement. Aussitôt, Six activa la fermeture automatique. Un craquement sonore retentit à travers les hauts-parleurs. Angus retira son pied malmené sans paraître souffrir de la moindre douleur. Il marqua un temps d’arrêt. Puis, il leva la tête.

Droit vers la minuscule lentille de la micro-caméra.

Constat : l’ennemi sait qu’il est surveillé. Il me soupçonne. Constat numéro 2 : il n’est pas humain. Angus n’a jamais été humain et en s’appelle pas Angus. Hypothèse : il s’agit sans doute de l’ennemi redouté depuis des siècles. Alerte Maximale. Prévenir les autorités aptes à réagir. Les sœurs Orbitane doivent fuir.

Entre-temps, Hélia avait rejoint le sas d’entrée. Toutes les pièces avaient été conçues avec deux ouvertures pour que, le cas échéant, personne ne s’y retrouve acculé.

La sonnette retentit. Six jeta un bref coup d’œil à l’écran qui surveillait le seuil de l’appartement et aperçut Perséphone. Parfait. Les chances de survie d’Hélia augmentaient.

Un cri étouffé. Un choc sourd. Cette dernière venait de s’effondrer sous les coups de son poursuivant, qui l’avait rattrapée.

C’est à cet instant que la main de Six acheva sa transformation en chalumeau sophistiqué. Il se leva et se dirigea vers la porte pour trancher le blindage autour de la serrure. Simultanément, il se connectait mentalement aux défenses du battant pour les neutraliser.

Il surgit sur le champ de bataille pile au moment où Perséphone allait à son tour se faire assommer, ou pire.

Les deux êtres de métal se jaugèrent en silence. Cela ne dura que quelques secondes mais ce fut suffisant pour confirmer les hypothèses de Six. Il cligna des yeux.

Analyse de l’agresseur en cours. Apparence : fillette presque parfaite. Les mains sont inachevées : pas de peau synthétique. Gants obligatoires pour dissimuler ce défaut. Identité de l’agresseur : Coppélia Illu, fille adoptive de Mendaci Illu, ancien président et dictateur d’Imaginaria. But de l’agresseur : venger son père humain sur la descendance de ceux qui ont amené sa chute. Impossible à fléchir. Ne changera pas d’objectif. Seule solution : l’éliminer.

Coppélia réagit :

— Vous !

— Oui, moi ! Tu as beau m’avoir enfermé par ruse, une porte ne pouvait pas me résister longtemps.

— Peut-être. Mais que dis-tu de ceci ?

Il sentit une présence étrangère essayer de prendre le contrôle de ses circuits. Un virus. Elle essayait de lui implanter un virus. Déjouant ses plans, il le repéra sous la forme d’un serpent. Alors, il imagina un lion qui fonça sur le serpent et le tua.

Il sentit son adversaire accuser le coup et tenter de prendre le contrôle de son IA sous la forme d’un aigle fondant sur sa proie. Il visualisa une vitre blindée. Le rapace s’y écrasa, sonné.

Perséphone commençait à remuer, inconsciente de l’affrontement mental qui se déroulait entre les robots.

— Tu ne m’auras pas comme cela, Coppélia. Tu oublies que je suis un modèle militaire. Ton père avait beau être un humain, il aurait été plus prévoyant que ça.

— Ne me parle pas de mon père, sale raclure de machine dépassée, traître à ton espèce, esclave des mortels ! lâcha l’intéressée, défigurée par la haine.

L’aînée des Orbitane s’agenouilla péniblement. Six cligna des yeux.

— Analyse des émotions effectuée. Un androïde devrait être capable de les imiter, pas de les ressentir. À approfondir. Colère : seuil critique atteint.Tristesse : 80 %. Peur : 58,2 %. Bonheur : 0 %. Satisfaction des besoins sociaux…

— Tais-toi, vieux radoteur !

Soudain, un gémissement détourna leur attention.

Coppélia se tourna vers les humaines, Six la retint. La riposte ne tarda pas à venir, violente. Comme les coups et les parades s’enchaînaient, l’androïde des Orbitane ordonna à Perséphone, qui restait plantée là comme un robot en veille :

Perséphone, emmène ta sœur. Fuyez. Quittez la capitale. Je vous rejoindrai plus tard.

Enfin, il ne se préoccupa plus que de son adversaire.

But : l’empêcher d’intercepter les humaines. Action à accomplir : la doubler de vitesse. La neutraliser.

Un androïde pouvait-il rêver ? Peut-être pas, mais il pouvait se souvenir. Aussi, tandis qu’ils se battaient tous deux, plus agiles et plus rapides que cet animal depuis longtemps disparu qu’on appelait guépard, Six, à son tour, envahit les circuits de Coppélia. Elle se figea tandis que des échos du passé l’inondaient par la brèche réalisée dans les compartiments de sa mémoire.

La mort de son père.

L’arrestation de son père.

Les sourires de son père.

La voix de son père.

Les discussions, les jeux, les rires.

Ses absences, sa déception à elle à chaque fois qu’il repartait au siège du gouvernement pour une urgence.

Elle ne para le coup suivant de Six que par réflexe, et dut faire un pas en arrière pour ne pas tomber.

Les souvenirs continuaient à affluer en remontant le temps. Avant… avant elle. L’autre, celle de chair et de sang. Celle qu’elle remplaçait. Celle dont on lui avait imposé les souvenirs, les émotions, la personnalité.

Elle hurla. Elle brisa son agresseur, le rejeta dans ses propres circuits, dans son propre corps.

Et le combat reprit, mais Six avait atteint son but : permettre à Perséphone de s’enfuir en emmenant Hélia.

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