Chapitre IX – Sur le fil du rasoir

5 minutes de lecture

« Leur sort à tous est sur le tranchant du rasoir. »

(Homère, L’Iliade, X, 173)

Une main tenant un rasoir où traînaient encore quelques poils. Un double menton encore maculé de quelques traces de mousse à raser. Des yeux bouffis de sommeil, porcins, soulignés de cernes. Face à son reflet, Kyklos, sourcil froncés, jura. Il posa le rasoir, rinça abondamment sa figure et se pencha de nouveau vers le miroir en plissant les paupières.

Pas de doute, il y avait là, au coin de la lèvre, une égratignure qui commençait à rougir.

— Décidément, grommela-t-il pour lui-même, les fissures et les blessures, ça me poursuit ! Jamais tranquille… Et tout le monde s’en fiche, en prime !

— Tu as dit quelque chose, chéri ? lança, depuis la pièce d’à côté, une voix féminine un peu criarde.

— Non, rien ! répondit-il en haussant la voix. Je parle tout seul, c’est tout !

Il s’essuya le visage. Quand il releva la tête, il vit la silhouette squelettique de sa femme derrière son reflet rebondi. Il soupira intérieurement en constatant son expression maussade. Évidemment, elle avait l’air de ne pas le croire. Comme d’habitude.

— De quoi tu te plains, cette fois ? demanda-t-elle en haussant un sourcil charbonneux.

— De rien, de rien… fit-il, évasif, en tamponnant la plaie qui refusait d'arrêter de saigner.

Oups. Ce n’était pas la chose à faire. Sous ses faux cils, sa chère et tendre lui lâcha un regard foudroyant. Et les plaintes commencèrent. Toujours les mêmes.

— Tu ne veux jamais rien me dire ! geignit-elle. On est un couple, chéri ! Je suis là pour te soutenir si besoin ! Pourquoi tu ne te confies jamais à moi ? Si j’avais su, quand je t’ai rencontré… Pourquoi faut-il que tu aies tout gâché ?

Encore ! Pour Young, c’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Quelque chose se brisa en lui, sa patience céda. Il prit une profonde inspiration et se tourna vers son épouse, furibond.

Moi, j’ai tout gâché ? Non mais je rêve ! Qui passe son temps à me faire des reproches pour tout ? Hein ? Qui ? Quand je te confie mes inquiétudes, tu me rembarres en prétextant que ce sont des pleurnicheries sans queue ni tête. Si je les garde pour moi, je n’ai plus confiance en toi. Et pendant ce temps, toi, si j’ai le malheur de te faire ne serait-ce qu’une minuscule remarque en passant, en prenant des pincettes pour ne pas te blesser, tu pousses les hauts cris, tu dis que je ne t’aime plus, que je gâche tout… Si tu ne me supportes plus à ce point, autant qu’on se sépare !

Elle pâlit, ouvrit de grands yeux choqués et se mit à sangloter, faisant couler son maquillage. Il ne manquait plus que ça… Il revêtit sa tenue de travail tout en jetant un œil à sa montre, posée sur le bord du lavabo. Bon sang, il était en retard ! Comme sa compagne de galère dans cette vie misérable recommençait à récriminer et à lui faire des reproches, il la coupa.

— Arrête de te victimiser sans arrêt, Mara. À t’entendre, je suis une brute. J’ai essayé, pourtant… Je t’ai tout donné : mon amour, ma patience, tout ! J’ai supporté tes sautes d’humeur, tes caprices, ta maladie, les critiques de ta famille ! Mais cette fois, c’est trop. Et puis là, je dois aller travailler.

— Mais bien sûr, tous les prétextes sont bons pour te défiler ! Pourquoi tu ne te remaries pas avec ton Bocal, là ? Tu serais plus heureux qu’avec moi !

— Mara… Tu te rends compte que c’est débile, comme remarque, ça ?

Elle changea de tactique. Il s’y attendait : elle suivait toujours le même schéma. C’était plus fort qu’elle ; depuis sa dépression à la mort de ses parents, elle ne s’était jamais vraiment remise. Si seulement il avait gagné assez pour une puce de guérison psychologique…

— Je ne te mérite pas, chéri… Quitte-moi… Tu as raison, je n’arrête pas de me poser en victime et de te faire du mal avec mes reproches injustes… Pardon, chéri.

— Mara…

— Je devrais me tuer, poursuivit-elle en reniflant et en s’essuyant les yeux. Comme ça, je ne te poserais plus de problème. Désolée de briser ta vie, mon amour. Je t’aime. Je t’aime plus que tout. Je veux que tu sois heureux. Laisse-moi, va-t-en. Quand tu reviendras, je ne serai plus là pour te rendre la vie dure.

Aïe… ça, c’était nouveau ! Voilà qu’une nouvelle lézarde apparaissait dans sa vie. Et celle-là, elle était bien plus grave que toutes les autres. Il s’approcha de son épouse éplorée et la prit dans ses bras.

— Allons, allons… murmura-t-il en lui tapotant maladroitement le dos.

Que faire d’autre ? Kyklos se sentait sur le fil du rasoir. Un rien pouvait faire basculer Mara. Malgré sa lassitude, il se sentait incapable de l’abandonner. Et tant pis si son bonheur, à lui, en souffrait. Au fond, son amour pour elle faisait toujours battre son cœur. Sans cela, il ne serait pas toujours contrarié par ses réactions, au point de se montrer de mauvaise humeur avec sa collègue au caractère bien trempé. Si ?

Au fait, était-ce encore de l’amour, cela ? Ou bien se sentait-il juste responsable d’elle, comme il se sentait responsable du dôme qui protégeait la capitale ? N’était-ce pas une sorte de conscience conjugale ? À moins que ce ne soit de l’inconscience, vu comme tout ça lui pourrissait l’existence...

En tout cas, une chose était sûre : il ne pouvait pas juste partir bosser en laissant sa femme seule, en proie à ses idées noires… Avec un soupir, il contacta mentalement sa patronne pour la prévenir. L’autre fissure, celle du Bocal, attendrait. Celle qui menaçait de briser son couple et son épouse était bien plus préoccupante.

Les sanglots de Mara s’apaisèrent petit à petit. Elle s’écarta de lui en cherchant un mouchoir des yeux. Profitant de l’apaisement de la tempête, il lui dit :

— Écoute, je vais rester avec toi aujourd’hui. On va passer un peu de temps ensemble, comme quand on était jeunes et heureux, d’accord ?

— O...Oui. Merci, chéri.

— Mais à une condition. Si ça ne suffit pas, il faudra que tu acceptes d’aller voir le médecin. Il faut qu’on remédie à ton état. Ça ne peut pas durer. Et je ne peux pas faire sauter des jours de travail tout le temps comme ça.

— Tu… tu as raison.

Et Mara lui adressa un sourire hésitant tandis que les larmes finissaient de sécher sur ses joues osseuses. L’espoir vint gonfler le cœur de Young. Peut-être qu’il réussirait à réparer cette fissure-là, après tout.

***

Dans les hauteurs de la ville, au sommet du Pilier, le Dôme commençait à chauffer sous l’ardeur des rayons du soleil. Si Kyklos et Perséphone avaient été à leur poste, ils auraient entendu un bruit indéfinissable qui leur aurait fait lever les yeux vers la fissure.

À condition, du moins, de ne pas être en pleine querelle.

Et là, ils auraient vu la craquelure s’étirer d’un bon mètre supplémentaire. Ils auraient frémi en constatant qu’elle s’étoilait à vue d’œil, comme l’habitat d’une araignée invisible qui chercherait à piéger toute la ville.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Elodie Cappon ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0