Chapitre VII – Regrets

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« Il est communément admis qu'il faut vivre dans le présent, et non tourné vers le passé ou le futur. M'est avis que c'est impossible : le passé marque le présent de son empreinte indélébile, quoiqu'on fasse. Si le passé avait été différent, le présent le serait aussi. De même, nos actes présents influencent l'avenir, irrémédiablement. »

(Emrys Orbitane, Journal)

Le soir tombait. Les ombres plus intenses s'étiraient et dansaient avec la lumière dorée du couchant, renforçant l'impression de relief du paysage citadin : les maisons-arbres et les immeubles paraissaient plus hauts, les rues plus profondes.

Je ne m'en lasserai jamais, songea Hélia.

Assise sur la terrasse sommitale de la maison-arbre dont elle occupait le rez-de-chaussée, elle contemplait la capitale baignée par le crépuscule. Elle avait pris cette habitude quand, enfant, son père l'accompagnait là-haut pour contempler les étoiles et lui enseigner le nom des constellations. Ensemble, ils avaient vu les plus magnifiques des couchers de soleil. Ensemble, ils avaient admiré la transition progressive du jour à la nuit, du bleu clair au bleu-noir en passant par un festival de couleurs flamboyantes. Hélia adorait voir l'astre diurne à l'habit rouge rosé descendre majestueusement derrière les hauts bâtiments pendant que sa sœur nocturne à la robe opaline montait les degrés vers le trône céleste.

Sa sœur.

Perséphone. Elle lui était aussi opposée que la lune l'était au soleil.

Pourtant, son arrestation l'affectait énormément. Elle regrettait de l'avoir si mal accueillie la fois où elle était venue lui demander service dans son enquête officieuse sur le passé de leur père. Et ce malgré l'intrusion de son aînée pour lui voler des livres.

Il faisait nuit noire, à présent. Des nuages masquaient la lune. Un bruit de pas rompit le fil de ses pensées. Hélia se retourna et sourit, son cœur bondissant vers le nouveau venu : cette silhouette élancée, elle la reconnaîtrait entre toutes ! c'était Angus.

— Te voilà bien songeuse, remarqua-t-il en s'asseyant près d'elle. À quoi penses-tu donc ?

La jeune femme glissa sa main fine dans celle, grande et ferme, de son petit ami.

— Je pense à ma sœur. À mon manque de gentillesse envers elle après la mort de Papa. Sa lettre m'avait tellement mise hors de moi... Elle anticipe toujours mes réactions. Enfin, presque toujours, puisque j'ai refusé de l'aider quand elle est passée me voir, et...

— Et elle s'est introduite chez toi sans permission après ça, l'interrompit-il avec fermeté. C'est bien plus grave que de lui refuser ton aide à cause d'une lettre blessante, limite insultante. Franchement, Hélia, tu te prends trop la tête avec tout ça. Perséphone ne mérite pas que tu te tortures comme ça pour elle.

— Mais... c'est ma sœur !

— Et alors ? Ce n'est pas toi qui me disais, l'autre jour, que ton père avait coupé les ponts avec la sienne à cause de ses choix ?

— Si, mais...

— C'est bien la preuve que les liens de famille, dans certains cas, peuvent être brisés. Et si Perséphone était vraiment une meurtrière ? Tu y as pensé, à ça ?

Hélia garda le silence, embarrassée. Oui, elle y avait songé. Mais elle avait rapidement écarté ses doutes.

— Perséphone n'a pas du tout le profil d'une tueuse ! Elle manque de sang-froid. Je n'y connais pas grand-chose, comme tout le monde, en fait... mais ça me paraît logique que pour tuer quelqu'un, il faille savoir garder son sang-froid. Tu imagines un assassin qui s'énerverait sur sa victime ? Il raterait son coup. Ou il frapperait plusieurs fois. Or, d'après ce que m'a dit l'enquêteur Derco, les meurtres perpétrés témoignent d'une préparation minutieuse. Donc, d'une insensibilité certaine.

Ce fut au tour d'Angus de ne pas répondre immédiatement. La jeune femme lui pressa la main avec douceur pour le faire réagir. Machinalement, il passa un bras autour de ses épaules. Enfin, il capitula :

— Tu dois avoir raison...

Le débat était clos. Hélia déposa un baiser léger sur sa joue bien rasée avant d'appuyer la tête sur sa poitrine.

— Merci, murmura-t-elle au bout d'un temps indéfinissable.

— Hmm ? À quel propos ?

— Merci de ne pas avoir insisté. Elle ne mérite pas d'être en prison, c'est tout.

Angus plongea ses yeux noisette dans les siens, l'air grave. Elle lui rendit son regard, fascinée. Oubliant un instant de quoi elle parlait, elle ne put s'empêcher de remarquer la façon dont les étoiles se reflétaient dans ses iris. Ça le rendait... mystérieux. Encore plus attirant. Un vrai héros de romance.

— Je n'ai pas changé d'avis pour autant, tu sais ! Tu devrais couper les ponts avec Perséphone. Comme ton père avec ta tante.

— Tu te répètes, Angus ! s'agaça l'étudiante en repoussant son bras pour s'écarter de lui .

C'est alors que les nuages s'écartèrent, permettant à la lune d'éclairer toute la scène. Ses rayons dévoilèrent le demi-sourire qu'arborait le jeune homme : Hélia comprit qu'il la taquinait. Elle grommela au sujet de ce qu'elle pensait de sa « plaisanterie » avant de lui flanquer un coup de coude dans les côtes pour se venger, mais au fond de son cœur fondu d'amour, elle lui avait déjà pardonné.

— Au fait, lança Angus, en parlant de ta tante...

— Oui ?

— Pourquoi Emrys et elle se sont-ils retrouvés en froid ?

— Ah... ça... Eh bien, notre famille est très influente, depuis l'ère des bulles-mondes. Tout le monde sait que mon ancêtre, Eldar Orbitane, a participé à la libération des Imaginariens et leur a ouvert les yeux. Ou qu'il a défendu les actes terroristes de Koll et de son double électronique, Serpencrale.

Angus hocha la tête. Hélia poursuivit :

— Par contre, peu de gens savent qu'il a participé à la création des HEM.

— Ah bon ? Il a contribué à l'apparition des humains électroniquement modifié ? Après tout ce qu'il a vécu à cause de la puce à bulles-mondes ? s'étonna Angus.

Hélia acquiesça.

— Mais pourquoi ?

— Eh bien, Serpencrale le fascinait, figure-toi. Et la famille de son épouse, Morrigan Faë, en avait réalisé des copies dans ses chaînes de production. Qui plus est, ils s'en voulaient tous deux pour la mort de sa cousine et de sa vieille amie... Comment s'appelait-elle, déjà... ? Ah, oui ! la duchesse de Courtizel. Alors ensemble, ils ont eu l'idée d'utiliser l'électronique pour combler les faiblesses des gens, dans l'espoir de sauver des vies. Pour eux, chaque fois que l'électronique soignait des cardiaques, c'était un hommage rendu à Cassandre. Et s'ils ont inventé un moyen de renforcer les muscles avec des fibres de métal, qui réagissent aux agressions en durcissant pour protéger les chairs, c'est en pensant à la façon dont Lucille Alexanne s'était fait tuer.

Angus fronça les sourcils, perplexe.

— Je vois. Mais quel rapport avec ta tante ?

— J'y viens. Un peu de patience, mon amour ! lui enjoignit Hélia en lui caressant la joue.

Elle s'appuya de nouveau sur lui avant de poursuivre :

— Les Orbitane sont les premiers à avoir été modifiés, avec les Mogeto et les Faë, les deux branches de la famille de Morrigan.

— Et la famille Alexanne ? Et les Courtizel ? interrompit Angus.

Hélia soupira, impatientée, et regarda son aimé d'un air de reproche.

— Si tu ne me laisses pas raconter, j'arrête ! s'exclama-t-elle.

— Pardon. Continue. Je ne dis plus rien.

— Il n'y avait plus d'Alexanne. Les parents de Lucille étaient morts depuis longtemps et elle était fille unique. Le duc François-Savinien de Courtizel était parti s'installer en Vieille-Australie. Sa sœur lui avait dit un jour, quand ils étaient en exil là-bas, qu'elle aimerait y finir ses jours : donc, c'est ce qu'il a fait lui-même. Son fils et sa belle-fille l'y ont rejoint. Ses cousins, en revanche, sont devenus des HEM. Les autres acteurs de la chute des bulles-mondes – Jadus Herbert et son frère, Antoine Pavel, Jacques Rue – ont également cédé à cette tentation. Ils voulaient être prêts à tout. Ils avaient peur de quelque chose. De représailles, de vengeance, peut-être... Qui sait ? Bref, leurs descendants ont suivi leur exemple.

— Et Koll ?

— Aucune idée, son nom disparaît de l'Histoire, constata Hélia. Il sera rentré dans sa patrie, la Vieille-Australie, je suppose... Bref. Après ça, dans les familles des héros des bulles-mondes, tout le monde est devenu HEM de génération en génération.

— Excepté les éventuels descendants de Koll et les Courtizel, intervint Angus.

La jeune femme hocha la tête.

— Et Papa. Il avait peur que ça n'attire des ennuis. Que quelqu'un ne se venge à cause de ce que nos ancêtres avaient fait. Qui ? Je n'en ai aucune idée. Mais après l'accident qui a tué ma mère et obligé à transformer ma sœur, il est devenu obsédé par cette idée qu'on nous voulait du mal. Ma tante a fini par s'énerver, par le traiter de paranoïaque. Quand elle a vu qu'il rejetait Perséphone après son opération, ils se sont disputés. Elle a pris ma sœur en charge pendant sa convalescence, elle l'a remise sur pied, lui a rendu son enfance mais n'a pas pu lui restituer ce qui comptait le plus : un père aimant.

La gorge serrée, Hélia s'interrompit. Pourquoi se sentait-elle encore affectée à ce point par cette histoire ? C'était du passé, pourtant... Elle croyait en avoir fait table rase...

— Et c'est pour cela qu'ils ont coupé les ponts... acheva doucement Angus à sa place.

Elle opina du chef et se serra davantage contre lui. C'est alors que Six s'éclaircit la voix, comme s'il était humain. Elle sursauta. Depuis quand était-il là ? Bien entendu, rien dans sa posture impeccable ni dans son expression neutre n'indiquait qu'il eût surpris la conversation des tourtereaux. Assuré d'avoir leur attention, il se contenta d'annoncer :

— Hélia, deux personnes sont venues vous rendre visite.

— Si tard ? s'étonna la jeune femme en se levant avec un soupir. Qui ?

— L'enquêteur Andercius Derco et Dana Orbitane.

— Derco... et ma tante ? Mais... elle n'a plus donné signe de vie depuis des années !

— Eh oui, ta tante, Hélia ! Ta tante qui regrette de ne pas avoir insisté auprès de ta tête de mule de père pour rester en contact avec toi ! lança une voix chaude et veloutée.

Visiblement, Six n'était pas monté seul. Il était suivi de deux silhouettes familières, celle, trapue et quelconque, de l'ex-enquêteur et celle, élégante et harmonieuse, de Dana Orbitane.

Hélia fut envahie par un mélange d'émotions contradictoires. Pourquoi cette femme revenait-elle maintenant ? Comment osait-elle parler ainsi de son père alors qu'il était mort ? N'aurait-elle pas pu revenir plus tôt ? N'aurait-elle pas pu rester loin d'elle jusqu'à sa mort ? Pourquoi... ?

— Tante Dana !

Elle se précipita vers elle et se jeta dans ses bras. L'amour prévalait sur tout le reste et, blottie contre cette tante perdue autrefois, enfin retrouvée, elle laissa couler ses larmes, indifférente à la présence d'Angus, de Six et d'Andercius. Cette fois, les sanglots ne lui faisaient pas mal. Elle avait plutôt la sensation que toutes les émotions négatives qui se pressaient en elle depuis le décès d'Emrys s'échappaient enfin, la quittaient au fur et à mesure que ses pleurs coulaient et que son cœur se remplissait de lumière.

Tante Dana pouvait tout. Tante Dana ferait libérer sa sœur. Leurs complots, à Andercius, Angus et elle, n'auraient pas besoin d'être mis à exécution.

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