Chapitre VIII – Tante Dana

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« Dana, nous ne nous sommes pas toujours entendus, mais j'ai besoin que tu t'occupes de Perséphone. Après ce qu'il s'est passé, j'ai peur. Peur qu'elle ne la retourne contre moi. Cela me déchire le cœur, mais il est vital que ma fille croie que je la déteste. »

(Emrys Orbitane, dans une lettre non datée)


Dana Orbitane était une femme autoritaire et décidée. Dana Orbitane était une femme à poigne. Dana Orbitane, dans l'Antiquité, aurait été une Walkyrie ou une Amazone ; au Moyen-Âge, telle Jeanne d'Arc, elle aurait écumé le royaume à cheval et en armure ; en 1928, enfin, elle aurait été à la tête des suffragettes. Mais elle vivait au XXIXème siècle : elle était donc Conseillère de l'Environnement, mais une conseillère atypique, qui n'avait pas froid aux yeux, qui ne lâchait l'affaire que lorsqu'elle avait obtenu gain de cause. Et ce, quoi qu'on pût dire à son sujet, quelle que fussent les menaces proférées à son encontre quand ses décisions dérangeaient les petits arrangements malhonnêtes de certains autres Conseillers.

Jamais l'environnement ne s'était mieux porté que depuis qu'elle s'en occupait. Sous sa protection, les rues étaient impeccables, même les plus reculées ; les maisons-arbres ne tombaient jamais en panne , grâce à l'armée de techniciens qu'elle embauchait aux frais de l'État imaginarien.

C'était elle aussi qui avait eu l'idée des androïdes envoyés analyser les environs sauvages des agglomérations placées sous verre. Elle espérait qu'un jour, on retrouverait de la vie animale à l'extérieur. On disait même qu'elle caressait l'ambition de faire revivre la faune grâce à des échantillons d'ADN, suite au visionnage d'un très vieux film parlant de dinosaures, retrouvé par des archéologues dans des archives datant du XXème siècle.

Une fois les présentations faites, Hélia questionna Dana sur sa venue.

— C'est pourtant évident ! répondit sa tante en souriant avec affection. J'ai suivi attentivement toute cette histoire de meurtres et quand j'ai eu vent de l'emprisonnement de ta sœur, j'ai décidé d'intervenir. Il est hors de question qu'elle reste enfermée à tort.

— Mais... L'Oculus...

— J'en fais mon affaire. J'ai l'autorisation de mon chéri pour faire sortir Perséphone de sa geôle humide.

Hélia faillit s'étrangler tandis qu'Angus écarquillait les yeux.

— Attends... quoi ? Ton chéri ? Tante Dana, que... ?

— Quoi, tu n'es pas au courant ? Emrys ne t'en a donc rien dit avant d'y passer ?

— Tantine ! protesta Hélia. Un peu de tact, sa disparition est encore récente...

— Je ne vois pas l'intérêt de se voiler la face, chérie. Il est mort, il faut appeler un chat un chat. Tu as toujours eu une tendance à l'euphémisme regrettable. Mais revenons-en à nos moutons. Je sors avec le Conseiller de l'Ordre, tu sais. Il me mange dans la main, autant dire que je n'ai eu aucun mal à lui faire signer ce papier.

Et elle tendit tranquillement le porte-document dont elle s'était munie à Hélia et Angus. Curieux, ce dernier l'ouvrit. Tous deux marquèrent leur surprise. Le mandat qu'il contenait était rédigé comme suit :

Par la présente, je, soussigné Rob Hoccop, Conseiller de l'Ordre d'Imaginaria, atteste de l'innocence de Madame Perséphone Orbitane, accusée à tort des meurtres de Monsieur Emrys Orbitane, de Monsieur Thaddée Pavel et de la famille Herbert.

De ce fait, j'ordonne la libération immédiate de Madame Perséphone Orbitane, qui sera confiée toute affaire cessante à la porteuse de ce mandat, j'ai nommé mon éminente collègue Madame Dana Orbitane, Conseillère de l'environnement et plus proche parente vivante ayant autorité sur l'intéressée.

Angus releva la tête tandis qu'Hélia relisait le document, incrédule.

— Je n'ai pas l'impression que ce mandat soit très conventionnel, observa-t-il en plissant le front. Il n'est pas rédigé de la façon habituelle.

— Quelle importance, jeune homme ? répliqua Dana en balayant la remarque d'un geste de la main. Il est écrit de la main même de Rob et signé par lui. C'est tout ce qu'il nous faut. Mon chéri l'a bien compris.

C'est alors qu'Andercius, effacé jusque-là, se risqua à prendre la parole.

— Mais l'Oculus ne risque-t-il pas de pointer ce mandat comme nul et non avenu, avec son amour des règles ?

L'ex-enquêteur Derco était arrivé chez Hélia en même temps que la puissante parente de la jeune femme. S'il n'avait pas vraiment eu l'occasion de parler avec elle, son nom et son visage ne lui étaient pas inconnus, puisqu'elle s'était très souvent exprimée en public sur la cause environnementale.

D'abord ravi d'entendre qu'elle avait un mandat pour libérer Perséphone, il ne pouvait s'empêcher d'être inquiet à présent qu'Angus avait relevé sa formulation non conventionnelle. Si aucune référence légale n'était citée dans ce document, l'Oculus pouvait y faire opposition...

Une fois encore, Dana rejeta l'objection avec insouciance.

— Croyez-moi, il n'en fera rien. Il faudrait qu'il voie le mandat en personne pour s'y opposer. Ce ne sera pas le cas. Ce cher Oculus a d'autres chats à fouetter. Je sais ce que je fais.

— Si vous le dites, murmura Derco, peu convaincu.

En reprenant machinalement le papier que lui rendait sa nièce, la redoutable femme planta son regard énergique dans celui, fuyant, d'Andercius.

— Mais qui êtes-vous donc pour remettre en question mes actions ?

L'homme ouvrit la bouche mais fut devancé par Hélia.

— C'est l'enquêteur qui était chargé des meurtres jusqu'à ce que l'Oculus décide de faire incarcérer ma sœur, tantine, intervint la jeune femme. Monsieur Andercius Derco. Il a été mis à la retraite forcée quand il a protesté contre cette décision arbitraire.

— Je vois. Merci, chérie, mais je crois qu'il a une langue, il peut s'exprimer lui-même.

— Mais...

— Chut ! Monsieur, c'est donc vous, l'incapable qui n'a pas encore été fichu de découvrir l'identité du meurtrier ?

— Parce que vous, vous avez trouvé qui c'est, peut-être ? riposta l'ancien guetteur du tac au tac, atteint en plein cœur par l'étiquette qu'elle lui avait infligée.

— Évidemment que non, ce n'est pas mon travail !

— Alors, vous n'y connaissez rien, hein ? Dans ce cas, comment pouvez-vous savoir si je suis un incapable ou si l'assassin est juste particulièrement doué ?

Dana fronça le sourcil et ils s'affrontèrent du regard en silence. Enfin, elle éclata de rire et lui tendit la main. Il la lui serra avec hésitation.

— Vous me plaisez bien, enquêteur Derco. Ravie de faire la connaissance d'un homme capable de ne pas se laisser démonter.

— Ex-enquêteur, corrigea-t-il machinalement.

— Oh non ! Hors de question que vous abandonniez votre poste. J'en toucherai deux mots à mon Rob, histoire qu'il remette le patron du Guet à sa place. Ne vous en faites pas. Bon, ce n'est pas tout, mais j'ai une nièce à tirer du cachot. Vous pouvez venir avec nous si vous voulez.

Andercius emboîta le pas à la petite famille sans mot dire. Il perdit vite le fil de la discussion qu'une Hélia surexcitée menait avec sa redoutable tante. Il n'en revenait pas. Décidément, cette femme était incroyable. Son intervention, le mandat, sa décision de lui faire réintégrer le Guet sans même lui demander son avis, tout cela paraissait presque trop beau. On se croirait dans une mauvaise fiction policière, pensa-t-il, perturbé. Ces coups de théâtre en chaîne ne lui plaisaient pas. Mais alors pas du tout. Dans son esprit suspicieux qui détestait les situations inattendues, des milliers de pistes complotistes émergeaient. Et si cette femme était complice avec l'assassin ? Si, une fois à la prison, elle tuait sa prétendue nièce sans leur laisser le temps de réagir, avant de s'enfuir pour les guider habilement jusqu'à la vraie Dana Orbitane avant de disparaître, faisant accuser la tante de sa victime à sa place ? Un peu comme la pauvre infirmière de feu Thaddée Pavel ?

Quand Derco émergea de ses pensées soupçonneuses, ils étaient arrivés à la prison sans même qu'il s'en fût rendu compte. Comme dans un rêve, il vit le gardien d'abord sceptique se décrocher la mâchoire devant le fameux mandat, puis se fendre d'un sourire servile pour les conduire à la cellule de Perséphone avec une politesse exagérée.

Celle-ci était en train de dormir. Paisiblement. Profondément. Un léger sourire voletait sur ses lèvres et elle laissait même échapper un très léger ronflement.

— Hé, la tueuse de pacotille ! lança le directeur de la prison en cognant les barreaux de sa cellule.

Réveillée en sursaut, la prisonnière bondit.

— Hein, quoi ? Qu'est-ce qu'il se passe ? balbutia-t-elle, déboussolée.

Puis elle aperçut son geôlier. Les autres étant dans l'ombre, elle ne les remarqua pas tout de suite.

— Oh, c'est toi, le zombi ! Tu n'as rien de mieux à faire que m'empêcher de dormir ? Tes cris réveilleraient les morts !

— J't'emm...

— Oscar, l'interrompit Derco, soucieux.

— Quoi ? 

— La Conseillère, là, elle n'est pas du genre à accepter ce genre de langage...

— La Conseillère, là, elle sait très bien s'exprimer par elle-même, coupa Dana, et ses oreilles ne vont pas saigner pour un petit gros mot de rien du tout, enquêteur.

Andercius devint cramoisi. Oscar ricana, mais son rire moqueur mourut quand il croisa le regard inflexible et froid de l'inflexible femme. Il introduisit la clé dans la serrure.

Tout en bâillant et en s'étirant, Perséphone demanda :

— Quelle Conseillère ? Depuis quand un membre du gouvernement fait-il à une prisonnière l'honneur de la visiter ?

La porte de la cellule s'ouvrit en grinçant.

— Depuis que la prisonnière en question est sa nièce, chérie, répondit tranquillement Dana en entrant dans la petite pièce.

Perséphone laissa échapper un hoquet de stupéfaction.

— Toi ! Mais comment ? Depuis quand ? Pourquoi pas avant ?

— Doucement... Nous parlerons de tout cela plus tard. Viens.

La jeune femme obtempéra mais, en voyant sa sœur, Angus et l'enquêteur, elle ne put s'empêcher de marquer sa surprise une nouvelle fois.

— Quoi, vous aussi ? Mais...

— Plus tard, Perséphone, insista Dana en jetant un regard lourd de sous-entendus au directeur de la prison.

— D'accord, tantine...

Au moment d'emboîter le pas à ses libérateurs, cependant, elle ne put s'empêcher de se retourner pour lancer une dernière pique à son gardien cadavérique.

— Au revoir, le macchabée ! lança-t-elle. C'est pas que je n't'apprécie pas, mais on s'ennuie comme un rat mort, dans ces catacombes ! Pense à sortir d'aérer de temps en temps, à force de t'enterrer avec tous ces cadavres, tu vas finir par faire partie de leur ennuyeuse communauté pour de bon !

Et elle rit toute seule quand il l'insulta en retour. Elle s'éloigna en courant pour rattraper les siens, mais les imprécations et les jurons colorés d'Oscar l'accompagnèrent un bon moment.

— Pourquoi tant de haine envers cet homme ? s'étonna Hélia. Il ne fait que son travail...

— Je ne l'aime pas. Il est graveleux, sexiste, puant, fermé d'esprit et complètement stupide.

— Tu es dure !

— Non, Hélia. Je suis réaliste. Et je n'ai pas envie de me montrer polie envers quelqu'un que je ne respecte pas. Mais chacun sa façon d'être, n'est-ce pas ? Tu as tout à fait le droit d'être hypocrite si tu en as envie.

Hélia soupira. Et voilà que ça recommençait. Elle jeta un coup d'œil gêné autour d'elle. Angus, lèvres pincées, désapprouvait clairement le comportement de sa sœur. Andercius faisait tout ce qu'il pouvait pour paraître n'avoir rien entendu, le pauvre ; mais ses oreilles, écarlates, trahissaient sa gêne. Seule leur tante demeurait impénétrable. Malgré tout, sa plus jeune nièce se doutait qu'elle les prendrait à part toutes les deux, à un moment donné, pour leur faire la morale sur leur mésentente.

— Où allons-nous, tante Dana ? questionna Perséphone, qui ne semblait pas avoir remarqué les réactions des autres.

— Chez moi. C'est plus sûr. Et puis, je dois vous parler, à toutes les deux...

Angus lui jeta un regard approbateur qu'elle saisit au vol.

— Pas toi, jeune homme. Toi, tu rentres chez toi.

— Mais...

— Hélia n'a rien à craindre avec moi. Attends-la chez toi, ou chez elle, peu importe. Elle rentrera demain. Nous avons besoin de rester en famille pour nous retrouver un peu, après tout ce temps.

— Bon, d'accord. Hélia, je te retrouve chez toi demain matin, d'accord ?

— D'accord, répondit amoureusement l'intéressée.

Elle se serra contre lui et se mit sur la pointe des pieds pour l'embrasser. Dana leva les yeux aux ciel en soupirant.

— Ah, ces amoureux transis, tout dégoulinants de guimauve, avec leurs baisers baveux ! Pitié, épargnez-moi ça, les jeunes !

Hélia ne releva pas mais se détacha à regret de son aimé. Le jeune homme lui adressa un dernier sourire avant de s'éloigner.

Andercius s'éclaircit la voix.

— Hem. Je suppose que je suis de trop aussi, alors, je retourne à mes occupations, moi aussi.

— C'est ça, retournez à votre enquête, Derco. Et tenez-moi personnellement au courant.

— Pour quoi faire ? Vous n'êtes pas ma supérieure, ça ne vous regarde pas ! s'insurgea-t-il.

— Si, ça me regarde. Mes nièces sont des cibles potentielles pour ce meurtrier malade. Et moi aussi.

— Et alors ?

— Derco, ta gueule. Rentre chez toi.

Choqué, l'enquêteur ne sut que dire. Il ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit, la referma. Puis il salua et tourna les talons.

— Pauvre Andercius, vous êtes dure avec lui, ma tante ! observa Perséphone tandis qu'Hélia, désapprobatrice, ne pouvait détacher son regard de Dana.

— Moui. Pas plus que toi avec le gardien de prison tout à l'heure. Allons-y, maintenant. Nous avons beaucoup de temps à rattraper, après toutes ces années de séparation.

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