Chapitre III – Le témoin

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 « Le véritable courage consiste à être courageux précisément quand on ne l'est pas. »

(Jules Renard, Journal)


De son côté, Andercius Derco sentit soudain ses oreilles siffler. Étrange... Est-ce que quelqu'un serait en train de parler de lui, par hasard ? Il détestait cette sensation. En même temps, comment ne pas l'avoir ? Les regards en coin que lui lançaient ses collègues – pardon, ses ex-collègues – étaient assortis de chuchotements et de murmures qui cessaient dès qu'il les foudroyait du regard.

D'accord, il avait été viré. Chassé comme un chien. Mis à la retraite. Par celui-là même qui avait prétendu avoir confiance en lui pour cette affaire de meurtre absurde. Mais de là à marmonner dans son dos... Il se sentait bien assez mauvais comme ça !

Malgré tout, il traversa le Guet la tête haute, ne détournant le regard que pour faire taire les guetteurs importuns. Il se dirigeait tout droit vers le bureau de l'Oculus.

Après quelques minutes d'abattement, l'enquêteur avait décidé de ne pas se laisser faire. Il avait beau être un mauvais limier, son flair lui faisait sentir que Perséphone était innocente et son instinct ne l'avait jamais trompé, contrairement à ses facultés de raisonnement limitées. D'ailleurs, la sœur de la jeune femme l'avait contacté pour lui fournir de précieuses indications : la victime d'erreur judiciaire avait un alibi, son collègue, un certain Young.

Aussi, même en étant aux abois, le retraité avait décidé de ne rien lâcher auprès du patron. Enfin, de ne rien lâcher... Disons qu'il voulait lui montrer fermement qu'il n'abandonnait pas plus facilement qu'un lévrier sur la piste du gibier. Ou presque. Parce que l'Oculus avait quand même quelque chose d'intimidant, de dérangeant ; d'un seul regard, il pouvait vous faire rentrer à la niche un féroce molosse . Or, Andercius n'avait rien de féroce. Mais il plaiderait la cause de la jeune femme en faisant appel au témoignage de Young. Avec un peu de chance, ça suffirait.

Et il ne reculerait pas tant qu'il n'aurait pas eu gain de cause. Hors de question de se retirer la queue entre les pattes, cette fois.

Après une profonde inspiration, il frappa trois coups assurés à la porte du chef des guetteurs et, sans attendre de réponse, il poussa le battant.

— Ex-enquêteur Derco... Que faites-vous là ?

Le ton de l'Oculus était si froid qu'Andercius sentit ses ardeurs s'évanouir. Ses épaules s'affaissèrent, sa posture se fit humble. Il se sentait méprisable. Un coup d'œil du maître et il rampait à ses pieds en gémissant comme une loque. Lâche. Un peu de courage, voyons.

Il se racla la gorge et se lança :

— Monsieur, je me suis dit que vous voudriez entendre ce que j'ai appris au sujet de la petite Orbitane.

— Vous n'êtes plus sur cette affaire, Derco. Vous n'êtes même plus un membre du Guet, fit sèchement remarquer son ancien supérieur en haussant un sourcil.

— J'en suis conscient, Monsieur. Seulement, en parlant de conscience... Hé bien, la mienne ne me laissera pas en repos tant que je ne vous aurai pas dit ce que je sais.

— J'écoute, lâcha l'Oculus. Mais faites vite. 

— Voilà. Mademoiselle Orbitane ne peut pas être coupable, parce que...

Prenant courage, il rapporta ce qu'il avait appris de la bouche d'Hélia. L'Oculus l'écouta sans manifester quelque émotion que ce fût, son regard rougeoyant fixé sur lui. Quand Andercius eut fini, son auditeur joignit le bout des doigts, accoudé à son bureau, et se pencha légèrement en avant.

— Écoutez, Derco, votre démarche est louable, mais vous me faites perdre mon temps.

— Mais... cet alibi... l'interrompit le retraité désemparé.

— Foutaises, coupa le premier d'un ton cinglant. Qu'a fait Mademoiselle Orbitane avant d'arriver sur le lieu de son travail, hmm ? Et qui peut dire si elle était chez elle la nuit du meurtre ? Personne. Par contre, j'ai un témoin sérieux pour appuyer mes propres conclusions.

— Impossibles, elles sont fausses ! protesta courageusement Ander'.

Le regard chargé de mépris que lui lança l'Oculus aurait pu transformer n'importe qui en bloc de glace. Le défenseur maladroit de Perséphone se tassa un peu plus. Idiot et lâche. Voilà ce qu'il était. Mais rester de marbre face à ces yeux modifiés, c'était impossible, à moins d'être une statue, justement. La Gorgone pouvait se rhabiller, à côté de l'Oculus.

— Gardez donc vos pensées ridicules pour vous, aboya l'objet de ses divagations, le faisant pâlir de honte. J'étais en train de vous dire que j'ai un témoin, un vrai, contrairement à votre alibi de carton-pâte.

— Hé bien alors, je peux le voir ?

— Je me doutais que vous voudriez une preuve tangible. Un vieux renard comme vous n'abandonne pas facilement la chasse, n'est-ce pas ? Même quand il se sait incapable de la mener à bien... Inutile de faire ces yeux-là, vous savez que j'ai raison. Bien. J'aime mieux ça.

Le visage de l'Oculus devint soudain inexpressif. Il devait sans doute envoyer un message télépathique à son fameux témoin... Andercius déporta son poids d'une jambe sur l'autre. Il en avait assez d'être debout ; mais il était hors de question de s'asseoir sans qu'on le lui eût demandé.

Enfin, le guetteur en chef daigna lui accorder son attention à nouveau. Il lui désigna un siège d'un geste de la main. L'inconfort de son ancien subordonné ne lui avait pas échappé. Rien ne lui échappait.

— Mon témoin devrait arriver d'une minute à l'autre, annonça-t-il d'un ton neutre.

Et ce fut tout. Il se remit au travail comme s'il était seul dans son bureau tandis qu'Andercius rongeait son frein. Jamais le temps ne lui avait paru si long. Il lui semblait que ce mystérieux individu ne se présenterait jamais.

Quand des coups discrets retentirent à la porte, il crut que c'était enfin la personne attendue.

Mais non, il se trompait.

Non ?

Il se frotta les yeux, perplexe, et regarda une fois encore la nouvelle venue.

— Euh... Oculus, c'est elle, votre témoin ? Elle a l'âge pour ça ?

— Il n'y a pas de limite d'âge pour témoigner, vous devriez le savoir, Derco. Réveillez-vous ! Sortez de vos bouquins policiers du XXème siècle, enfin ! Les lois ont changé depuis.

Andercius ne répondit pas, un peu sonné. Devant lui, une adorable petite fille blonde lui adressait un charmant sourire. Enfin, presque charmant. Parce que ses grands yeux, eux, ne souriaient pas. Il y avait quelque chose de figé dans son expression... ça donnait l'impression qu'elle n'était pas sincère ou que son visage était atteint d'une paralysie partielle.

— C'est bien ça, Monsieur, dit la fillette d'une voix claire et mélodieuse. Votre deuxième hypothèse. Vous devriez faire réviser votre puce télépathique, vous savez...

— Tu... Tu es le témoin du premier meurtre ?

— Oui, M'sieur. C'est moi ! répondit-elle joyeusement.

Comment pouvait-on être joyeux en parlant d'un sujet aussi grave ? Elle était dérangée, cette gosse !

— Je suis une thérapie pour mes difficultés émotionnelles, ne vous inquiétez pas, Monsieur.

Bon sang, il fallait vraiment qu'il fasse gaffe à ce qu'il pensait ! Il se hâta de détourner le sujet sur Perséphone.

— Dis-moi, petite, qu'as-tu vu exactement ? demanda-t-il, la voix altérée.

— Je peux lui dire, Oculus ?

— Oui. C'est justement pour cette raison que je t'ai fait venir.

Le ton bienveillant du chef du Guet interpella Andercius. Depuis quand son sup... son ancien supérieur se montrait-il capable de chaleur ? Pendant ce temps, l'enfant avait repris.

— D'accord, Oculus ! Alors voilà : en fait, je rentrais chez moi. Il faisait nuit mais... mais j'avais fait une fugue passque chez moi, c'est pas facile tous les jours. Et puis, finalement, dehors, la nuit, toute seule, ben... j'ai eu peur. Alors du coup, j'ai voulu rentrer à la maison, parce qu'en fin de compte, c'est toujours mieux que d'avoir froid et faim et d'être toute seule.

— Oui, c'est sûr, mais... et le meurtre ?

— Ah, oui, le meurtre... Je m'suis perdue. D'habitude, je ne sors pas toute seule. Je sors avec maman. Mais là... Et alors, je me suis retrouvée dans le mauvais quartier, pas loin des limites du Dôme. Vous savez, là où vivent les gens qui sont pas électroniquement modifiés ? Enfin ça, j'l'ai appris après. Passque sur le coup, j'étais juste perdue, comme je vous le disais. Et puis, j'ai trébuché vu que je regardais pas où j'allais. Ça a fait du bruit, et j'ai perçu un mouvement. Et là, j'l'ai aperçue ! Y'avait cette femme, là, pas très loin de la lumière. Elle avait les cheveux noirs, avec une mèche rouge. Elle m'a pas vue, heureusement ! Elle est partie. Mais pas très loin de là, j'suis tombée sur un vieux monsieur allongé par terre. Il avait l'air de dormir ou d'être évanoui, sauf qu'il était mort. Alors j'ai appelé le Guet par télépathie, et voilà.

Andercius était abasourdi. Perséphone n'était pas une meurtrière, c'était impossible. Il se répétait, c'était vrai, mais le moyen de faire autrement ? Il tenta une objection :

— Mais qu'est-ce qui te fait croire que cette femme à la mèche rouge a tué le vieil homme ?

— Ben, elle était la seule personne encore debout à cette heure-là, M'sieur. Et elle venait de la direction où s'trouvait le monsieur mort. En tout cas, elle en avait tout l'air !

— Satisfait, Derco ? intervint l'Oculus. Vous allez enfin lâcher l'affaire ?

Non. Non, il n'était pas satisfait. Mais il n'avait pas le choix, il devait laisser les choses suivre leur cours. Tout cela ne le concernait plus, même si ça le fichait en rogne de ne pas pouvoir prouver l'innocence de Perséphone. Alors, il mentit, lâchement.

— Oui, ch.. Oculus. Je vais vous laisser. Merci.

Une fois sorti, il sut enfin ce qui le tracassait chez la petite fille. Ce n'était pas tant son visage inexpressif que ses mains.

Elles étaient gantées.

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