Chapitre IV – La fin ne justifie pas les moyens

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« Quand l'ordre est injustice, le désordre est déjà un commencement de justice. »

(Romain Rolland, Quatorze juillet)


Aussitôt après avoir quitté son ancien lieu de travail, Andercius Derco prit la direction de la demeure d'Hélia. Il ne pouvait pas lui rendre compte de son entrevue avec l'Oculus par télépathie : avec sa puce déficiente, ç'aurait été pure imprudence ! Il en était donc réduit à se déplacer pour discuter de vive voix.

Hélia était seule, Angus s'étant absenté pour une course. Aussi seule qu'on pouvait l'être quand on avait un androïde à la maison, en tout cas. Mais, très vite, Six se retira. L'ex-enquêteur expliqua à la cadette Orbitane la façon dont il s'était fait remettre en question par son ancien chef, puis il détailla le témoignage de la fillette appelée en renfort. Hélia l'écouta attentivement, sans l'interrompre une seule fois. Par contre, quand il eut fini, elle remarqua :

— C'est curieux quand même, cette histoire.

— Comment ça, curieux ? Je n'vois pas ce qu'il y a de curieux là-dedans ! Je me suis fait jeter, le chef... enfin, l'Oculus a trouvé un pseudo-témoin bien pratique pour ne pas chercher plus loin et garder son bouc émissaire sous les verrous, point.

— Justement. L'Oculus est réputé pour son infaillibilité. Rien ne lui échappe, tout le monde le sait. Par conséquent, je doute qu'il croie ma sœur coupable.

— Ouais, mais l'avoir coffrée lui permet de fermer l'dossier...

— Pour devoir le rouvrir au prochain meurtre ? Et se faire taxer d'incompétence ? Non, ça ne tient pas debout. L'Oculus ne fait rien au hasard. Et si... ?

— Attends voir, l'interrompit Andercius. Gamine, tu n'es pas en train d'insinuer que le patron du Guet couvre l'assassin, j'espère ? Je sais qu'il fait peur, mais quand même !

— Non, soupira Hélia en secouant la tête. Ce serait trop facile, et puis je ne suis pas du genre à voir des complots partout. Ou alors, je peux arrêter mes études de droit tout de suite. Seulement, je pense que l'Oculus sait ce qu'il fait. Peut-être qu'il cherche à piéger le meurtrier ?

— Ça s'tient... reconnut son interlocuteur. Si ce bâtard se croit en sécurité, il peut commettre une bourde et là... Paf ! Oui mais non, attends, y'a autre chose qui cloche.

— Quoi donc ?

— Tu ne trouves pas bizarre que cette gosse soit venue témoigner sans ses parents ? C'est une mineure, bon sang ! Et mon ch... et le chef des guetteurs l'appelle comme ça, direct, et la fait venir sans problème ? C'est louche ! Y'a un truc. Sans compter qu'elle faisait froid dans l'dos, cette petite, avec son visage tout figé... paralysie d'la figure, si elle a dit vrai. Sauf qu'elle a lu dans mes pensées à cause de ma puce télépathique pourrie. Elle a pu mentir.

— D'accord. Je vois. Mais là, rien ne dit que ce n'est pas vrai. Si ça tombe, c'est sa propre fille à qui il a demandé de jouer ce rôle ; et dans ce cas, mon hypothèse est juste, il cherche à piéger le meurtrier.

— Mouais, grommela Andercius.

Il n'était pas convaincu. Quelque chose le titillait dans tout ça. D'abord, l'Oculus n'avait pas d'enfant. Il en était sûr et certain, rapport au fait que son patron, quand il l'aimait bien, l'avait invité à prendre un verre chez lui une ou deux fois. Le type était célibataire et, vu le côté flippant de sa modification oculaire, ce n'était pas étonnant.

Et puis, ce n'était pas normal que le chef du Guet ait changé du tout au tout depuis son retour de voyage. C'était un gars honnête, avant. Il n'aurait jamais utilisé des innocents pour piéger des criminels. La fin ne justifiait pas les moyens. Plus à cheval sur la loi que l'Oculus, tu meurs, songea Derco, sourcils froncés. Enfin ça, c'était avant...

Il regarda Hélia. La jeune fille lui rendit son regard et sourit. Bon sang, elle avait tout suivi de ses pensées...

— Vous êtes sûr de ne pas avoir idéalisé votre chef jusque-là ? questionna-t-elle en croisant les bras, un demi-sourire aux lèvres.

— Sûr et certain, gamine. D'accord, j'en ai gros sur la patate à cause de mon licenciement déguisé, mais j'sais rester lucide. Je méritais pas de rester enquêteur, vu que je suis incapable de trouver le tueur. Il m'aurait pas viré, j'aurais démissionné. Ça m'aurait fait mal mais j'l'aurais fait. Non, c'qui ne va pas, là-dedans, c'est qu'il n'est plus lui-même. Il était froid, impitoyable, mais juste et toujours dans le respect des lois. Une sorte de Javert, si tu vois c'que je veux dire.

Elle acquiesça. Oui, elle voyait ce qu'il voulait dire. Elle avait lu Les Misérables, elle aussi.

— Alors, tu comprendras que je sois inquiet de le voir utiliser ta sœur comme appât... ça ne lui ressemble pas.

— D'accord, mais que voulez-vous y faire ? questionna tristement l'étudiante. Nous ne pouvons qu'attendre...

— Hors de question ! Écoute, si l'Oculus respecte pas les règles, j'vais pas m'embarraser de scrupules non plus. Histoire de rétablir la justice, même s'il faut semer le désordre pour ça. En bref, Perséphone n'a rien à faire en tôle. Je vais tout faire pour l'en sortir, et tu vas m'aider. Écoute...

***

— Hé ! La tueuse, t'as de la visite !

Perséphone leva la tête et se frotta les yeux. Quelle heure pouvait-il bien être ? Et qui donc pouvait bien venir la voir ? Était-il donc autorisé de rendre visite aux meurtriers présumés ?

Elle se redressa lentement, étira ses membres rouillés par l'inaction.

— Ohé, j'te cause !

— Sans blague ! Je n'avais pas entendu ! Heureusement pour toi que tu m'as réveillée, je rêvais que j'étais libre. J'imagine que s'évader dans son sommeil, ce n'est pas plus autorisé qu'en vrai ?

— Arrête avec tes sarcasmes nazes, grommela Oscar. J'te réveille passque t'as une visite. Et j't'autorise cette visite passque j'dois une faveur à un vieux pote. C'est tout.

— Génial.

Perséphone posa les pieds au sol et étouffa un bâillement.

— Comme si j'avais envie de rencontrer un copain à toi. Lequel de ces cadavres incrustés dans le mur demande à me voir, au juste ?

— Mec, se plaignit Oscar en parlant à quelqu'un d'autre, tu vois comment elle cause, cette garce ? T'es sûr qu'on parle de la même meuf ? Parce qu'à t'entendre, c'est une innocente. On ne peut pas être innocente quand on torture son geôlier comme ça... C'est au geôlier de se faire craindre, pas l'inverse ! Et c'est comme ça depuis trois jours !

— Vu son franc-parler, j'en suis sûr et certain, rétorqua une voix familière.

Qui cela pouvait-il bien être ? La jeune femme plissa les yeux, mais son visiteur était dans l'ombre.

Ou plutôt, ses visiteurs. Une autre voix, féminine cette fois, résonna à son tour. Celle-là, elle la reconnut tout de suite.

— Vous avez promis de nous laisser seuls avec elle, Monsieur. Vous devriez partir, maintenant.

Hélia. Que faisait-elle là ? Elle la détestait, aux dernières nouvelles.

Le directeur de la prison râla encore un moment, puis s'éloigna, laissant seuls sa prisonnière et ses visiteurs. L'homme dont elle n'arrivait pas à reconnaître la voix annonça à sa sœur qu'il les laissait seuls tous les trois. De son côté, il voulait tenir Oscar à l'œil. Tous les trois ? Il y avait donc quelqu'un d'autre encore ?

Enfin, les nouveaux venus restants s'approchèrent de la grille, permettant à Perséphone de les identifier. La première était bien sa sœur. Le second, un grand brun aux yeux noisette, lui était inconnu. Un beau gosse comme celui-là, elle s'en serait souvenue.

Remarquant son regard, Hélia lui lança sans préambule :

— C'est Angus. On sort ensemble.

— Oh, vraiment ? Enchantée, Angus. Moi, c'est Perséphone. Bon, et maintenant, ne me dis pas que tu es venue juste pour me présenter ton petit copain, sœurette ?

— Bien sûr que non !

Hélia paraissait offusquée par la réaction de Perséphone mais celle-ci n'en avait cure. Elle était d'humeur massacrante, elle avait besoin de se défouler.

— Alors, viens-en au fait. Qu'est-ce qui t'a poussée, toi, l'étudiante en droit sans tache, à venir voir une potentielle meurtrière que tu as reçue comme une chienne la dernière fois qu'elle a voulu te voir ?

— Écoute, Perséphone, je n'étais pas dans mon état normal, d'accord ? Alors, je te présente mes excuses, mais il faut vraiment que tu m'écoutes.

— Oh oh, écoutez-moi ça ! Tu me présentes tes excuses pour que je t'écoute ? Et pourquoi les accepterais-je, tes excuses ? Pourquoi t'écouterais-je, accessoirement ?

— Mais...

— Non. Je n'ai rien à entendre de toi.

Hélia se tourna vers son petit ami, désemparée. Celui-ci lui adressa un regard réconfortant, avant de tenter sa chance à son tour.

— Perséphone, tu devrais écouter ta sœur. Elle regrette sincèrement et elle veut t'aider à t'en tirer. Nous voulons t'aider à t'en tirer. Ce n'est pas juste que tu sois là, alors avec Andercius Derco, nous...

— Non, Angus. N'insiste pas, le coupa la prisonnière. D'une, je n'ai pas envie d'être aidée par ma sœur après la façon dont elle m'a envoyée balader, excuses ou pas.

Son expression s'adoucit, et elle poursuivit, un ton plus bas :

— De deux, je ne veux pas impliquer qui que ce soit là-dedans. Vous pourriez avoir des ennuis pour avoir voulu m'aider. Vous savez ce qu'on dit de l'Oculus : il est réputé infaillible. Je suis foutue. Personne ne remettra en cause son jugement. Même s'il a commis la bourde la plus monumentale de sa carrière. Comme quoi, même l'œil le plus acéré peut être aveuglé par l'orgueil.

— Mais... commença à son tour Angus.

— Filez, tous les deux. Ça me tue de le reconnaître, mais c'est gentil à vous deux d'être venus. Oh, et faites-moi plaisir : venez à mon jugement d'accord ?

Sur ce, Perséphone retourna s'étendre sur sa couchette, dos à ses visiteurs, qui n'eurent d'autre choix que de repartir.

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