Chapitre XI – L'Oculus

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 « L'Oculus est, en quelque sorte, l'Argos de l'Antiquité ressuscité : certes, il n'a pas cent yeux, mais rien n'échappe à ses globes oculaires électroniquement modifiés. Si l'on en croit les témoignages, il pourrait voir une fourmi à 100km, si tant est que les fourmis existent encore quelque part à l'extérieur des Dômes. »

(Janus de Courtizel, Histoire d'Imaginaria, « Organisation du Guet », chapitre XI)


Dans les bureaux du Guet Imaginarien, c'était l'effervescence. L'Oculus était de retour après une tournée d'inspection dans l'Est du monde et il était d'humeur massacrante. Aussi, lorsqu'il avait fait son entrée dans les locaux, ce matin-là, à grand pas sonores, ses yeux trop grands jetant des éclairs, les guetteurs avaient tout de suite compris qu'ils avaient intérêt à filer doux. Pas question de travailler par intermittence, en faisant illusion, comme quand seuls les enquêteurs étaient là pour faire rouler la machine : l'Oculus voyait tout, il savait tout, et il avait le chic pour arriver derrière vous pile quand vous preniez une petite pause.

Pour l'heure, le grand patron du Guet avait réuni ses enquêteurs et les passait en revue, chacun lui rendant compte de ses activités de la semaine en tremblant. Eux n'ont plus n'en menaient pas large face à l'Œil du Conseil. Il fallait dire que même quand il était de bonne humeur, son physique suffisait à le rendre impressionnant.

Il était grand, très grand ; peu d'hommes pouvaient se targuer de lui arriver même à l'épaule. Sous ses cheveux gris acier soigneusement plaqués en arrière, son visage en lame de couteau et au nez tranchant était rendu plus intimidant encore par ses yeux disproportionnés au regard acéré. Ceux-ci semblaient lui sortir de la tête tant ils étaient immenses et le clignotement des LED indiquant sa fonction, au fond de ses pupilles, leur conférait un aspect maléfique. D'aucuns doutaient que ce fût bien un être humain, et sa froideur, son insensibilité alimentaient les rumeurs selon lesquelles il s'agissait peut-être d'un androïde. D'autres répliquaient que c'était bien la preuve qu'il s'agissait d'un homme de chair et de sang, les programmes des êtres synthétiques étant conçus pour les faire réagir de façon plausible aux émotions de leurs interlocuteurs biologiques.

Et sa colère présente confirmait plutôt cette deuxième vision des choses.

Le seul enquêteur encore épargné par son interrogatoire glacial s'apprêtait à subir le même sermon que ses collègues. L'Oculus avait le chic pour vous faire sentir bon à rien, jusqu'à ce qu'il vous confie une mission hors du commun....

Mais au lieu de questionner celui qui se voyait comme sa future victime, il lâcha :

— Où est l'enquêteur Derco ?

Pris au dépourvu, l'autre blêmit, balbutia des syllabes sans suite.

— Ne m'obligez pas à me répéter, enquêteur Fergo.

— Je... Il est en train de... Il cherche toujours le meurtrier, Oculus.

— Le meurtrier ?

— Oui, vous savez, celui qui a tué Monsieur Emrys Orbitane... Il a continué à comm...

— Je suis au courant de l'avancée de l'affaire, Fergo. Ne me prenez pas pour un imbécile, coupa le chef du Guet. Je voudrais plutôt savoir pourquoi cet incapable se permet de ne pas répondre à une convocation pressante de son supérieur.

— Sa... sa puce télépathique dysfonctionnait, ces derniers jours... On entend toutes ses pensées, par moment, alors...

— Mais ça ne l'a jamais empêché d'entendre une convocation, que je sache, interrompit à nouveau l'Oculus d'un ton tranchant. Peu importe, cet imbécile a commis une erreur de trop. Croit-il vraiment que je ne suis pas au courant du moindre détail de ce que vous appelez son... enquête ? Non seulement il n'est pas capable d'arrêter le coupable alors qu'il l'a sous son nez depuis le début, mais en plus, il fait le mort quand je vous convoque tous par télépathie ? Ça suffit, sa carrière est finie. Allez me chercher une poignée de guetteurs et rejoignez-moi devant le bâtiment dans cinq minutes. Pas une de plus. C'est compris ?

***

Andercius Derco, inconscient de ce qui l'attendait, était chez Perséphone. Assis face à elle, il venait d'achever un dialogue assez pénible où il avait l'impression qu'elle se moquait de lui chaque fois qu'il marquait une pause pour réfléchir à ses réponses. Il s'épongea le front, en sueur malgré la température clémente qui régnait dans l'appartement de la jeune femme, grâce à la technologie géothermique qui s'était généralisée en Imaginaria.

Pourquoi fallait-il qu'elle fût si peu coopérative ? Il était persuadé que cette garce avait bel et bien une longueur d'avance sur lui concernant le mobile des meurtres... Elle avait forcément découvert quelque chose dans les documents pris chez sa sœur !

— Enquêteur ? Il faut que je vous prévienne. C'est très amusant pour moi, mais pas pour vous : vous pensez de nouveau trop fort.

— Et merde ! lâcha-t-il. C'est donc pour ça que vous vous foutez de moi depuis tout à l'heure !

— Je ne me paie pas votre tête, Derco. Mais c'est assez drôle de vous voir déployer autant d'effort de diplomatie dans votre interrogatoire quand je perçois tout de votre véritable jugement envers moi.

— Alors, éclata Andercius, vous devez bien comprendre que je cherche à vous aider ! Tout vous accuse, tout ! Vous aviez une dent contre votre père, il est mort. Ses amis doivent être au courant du pourquoi de la chose, ils sont morts. Enfin, pas tous, mais une bonne partie d'entre eux, là, quand même ! Vous êtes en rivalité avec votre sœur, vous entrez chez elle par effraction et vous lui volez des carnets. Bref, vous êtes dans un sacré pétrin ! À moins de coopérer et de me dire ce que vous savez, pour que je puisse trouver le vrai coupable !

— Et qu'est-ce qui vous fait penser que ce n'est pas moi ? questionna Perséphone, curieuse, en riant sous cape de la colère de son interlocuteur.

— J'en sais rien, bon sang ! J'ai jamais enquêté sur des fichus meurtres. En même temps, il n'y en a pas eu depuis des générations. Mais... Ce serait trop facile si c'était vous ! On dirait que tout est fait pour vous accuser, vous ! Moi, j'veux juste comprendre, trouver la vérité et en finir avec cette histoire de dingue.

Perséphone ouvrit la bouche, se ravisa et la referma. Elle baissa les yeux et joignit les mains sur ses genoux, pensive. Depuis petite, elle avait appris à ne faire confiance à personne. Il y avait de quoi, en même temps, vu ce que... mais non, elle n'était pas prête à se remémorer ces horreurs... à tel point qu'elle ne les avait même pas ouverts encore, les fameux carnets évoqués par l'enquêteur. Le journal de son père... Sa vie entière, depuis l'âge où il avait appris à écrire de façon manuscrite en s'inscrivant à un club de calligraphie jusqu'au jour précédent sa mort. Tout était là, devant elle, étalé sur la table basse qui la séparait de l'enquêteur.

Et s'il voulait vraiment l'aider ? Si elle pouvait lui faire confiance, en réalité ? Après tout, quelle que fût son opinion envers elle – une gosse, une jeune femme immature et ronchon, pas très polie –, ses pensées ne démentaient pas ses paroles.

Comme si ses réflexions avaient suivi un cheminement identique, Andercius tenta un nouvel argument :

— Puisque je pense si fort que tout le monde m'entend, au fait, vous devez bien savoir que je ne cherche pas à vous embrouiller.

Aussitôt, la jeune femme se braqua, méfiante :

— Sauf si, contrairement à ce que vous laissez croire, vous maîtrisez ce que vous laissez voir de vos pensées.

L'enquêteur poussa un profond soupir. Cette fille était désespérante. Elle aurait eu de l'avenir dans le Guet, tiens... Elle en aurait même eu plus que lui. Il se demandait encore comment il avait pu être promu enquêteur avec aussi peu de compétences en la matière : il était incapable de tirer les vers du nez à une gamine tout juste sortie de l'adolescence, il était incapable de trouver des indices sur le meurtrier, il était incapable de convaincre les potentielles futures victimes de collaborer... 

Incapable. Incapable incapable incapable. Qu'est-ce que je fous là, sérieusement ? Vivement la retraite.

Il croisa le regard de Perséphone et, à son expression, il comprit qu'il avait encore pensé trop fort. Gêné, il se leva. Ils n'avaient plus rien à se dire tant qu'elle ne voudrait pas coopérer.

De son côté, elle amorça un geste pour le retenir, embarrassée. Elle ne pouvait s'empêcher de ressentir un élan de compassion envers cet homme qui faisait son boulot à son corps défendant parce qu'il sentait bien qu'il n'était pas fait pour ça.

— Écoutez, commença-t-elle sur un ton plus conciliant, je...

Elle ne put achever : des coups violents furent frappés à la porte.

— Attendez, ordonna-t-elle à Andercius.

Sidéré, il ne pensa pas à protester. De son côté, elle alla ouvrir et se retrouva face au torse d'un homme immense. Elle leva la tête et frissonna quand elle vit des yeux immenses, dont le fond des pupilles paraissait rougeoyer, se baisser sur elle.

Malgré tout, elle décida qu'elle ne se laisserait pas intimider.

— Oui ? c'est pour quoi ? demanda-t-elle posément, plantant ses yeux gris dans ceux du nouveau venu avec un aplomb qu'elle était loin de ressentir.

— Mademoiselle Perséphone Orbitane.

Ce n'était pas une question. Il savait que c'était elle. Tout comme elle savait qu'il n'existait qu'un homme qui eût ce genre de regard.

— Oculus.

— Bonne déduction. Quoi qu'il en soit, je vous arrête pour les meurtres d'Emrys Orbitane, de Thaddée Pavel et de la famille Herbert.

— Hein !?

— Toutes les preuves vous accusent. Inutile de jouer les innocentes. Guetteurs, emparez-vous d'elle.

— Chef, s'écria Andercius, choqué, vous ne pouvez pas... c'est mon enquête, et je ne l'ai pas terminée !

Le regard tranchant de l'Oculus se posa sur lui et jeta un éclair qui n'augurait rien de bon.

— Vous feriez mieux de la fermer, Derco. Depuis le temps que vous avez la coupable sous la main, vous n'êtes même pas fichu de la mettre aux arrêts. Vous enchaînez les bourdes. Vous vous laissez attendrir parce que c'est une jeunette qui n'a pas le profil type des assassins. Quand je pense que je vous croyais plus compétent que vos collègues...

Andercius frémit. Le patron l'avait appelé Derco au lieu d'Ander'... C'était mauvais. Très mauvais. Le géant reprit :

— Au vu de votre incompétence crasse, Derco, je vous mets en retraite anticipée. Je ne veux plus vous voir au Guet, sauf pour une chose : signer la paperasse de départ et récupérer vos effets personnels.

Puis, sans un mot de plus, il s'éloigna avec ses hommes et sa prisonnière, plantant là l'ex-enquêteur Andercius Derco, sonné, comme foudroyé sur place.

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