Chapitre I – En coup de vent

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« C'est quand on n'a plus d'espoir qu'il ne faut désespérer de rien. »

(Sénèque, Médée)

Un courant d’air. En passant la main devant les fines lignes qui fragilisaient le Bocal, Kyklos sentait un courant d’air glacial passer sur sa main. Le désespoir le prit. À ce stade, ce n’étaient plus de simples fêlures, ni même des fissures. Même s’il ne s’agissait pas encore de brèche, ça devenait réellement inquiétant. Et dire que ces imbéciles d’architectes ne lui répondaient toujours pas… C’était à se demander si leur société existait encore.

Il aurait bien demandé à sa collègue de les relancer une fois de plus, mais elle avait été incarcérée, à ce qu’il paraissait.

Il baissa la main en soupirant. Ce petit bout de femme, cette boule de nerf, une meurtrière ? N’importe quoi. Il fallait du sang-froid pour tuer ; non qu’il en eût fait l’expérience, ça ne risquait pas, lui qui manquait s’évanouir quand il s’entaillait le doigt en coupant des légumes ; mais ça lui paraissait évident qu’on ne pouvait pas être un bon assassin si on pétait les plombs sans raison. Oui, parfaitement. L’Oculus était un idiot.

Arrêter Perséphone parce qu’elle avait des griefs contre son père, c’était comme… comme… hé bien, comme essayer de réparer ce fichu dôme avec du fil à coudre et une aiguille, voilà ! Bon, d’accord, ça n’avait pas grand-chose à voir, mais son manque d’imagination l’empêchait de mieux faire en terme de comparaison.

Tant qu’il pensait au Bocal… Il fallait empêcher l’air extérieur d’entrer, sans quoi ce serait la catastrophe. Du moins si l’on en croyait les calculs des robots-testeurs qui mesuraient la qualité de l’air hors des dômes.

Young farfouilla dans sa caisse à outils. Il en tira un cylindre de verre plein d’une matière noirâtre aux reflets hématite et un ustensile ressemblant grossièrement avec une arme à feu – le gros homme en avait vu une au Musée de la Guerre, une fois ; impressionnante, la machine. Il inséra le tube dans l’outil et en posa le canon sur une des fissures avant d’appuyer. Bientôt, les brisures étaient comblées par des joints gris-noir. Young ne put s’empêcher de penser à ceux des vitraux du Centre du Conseil.

Il passa de nouveau la main devant les fissures réparées. Cette fois-ci, il ne sentit rien. Il effleura du doigt le joint sombre, déjà parfaitement durci. Ce matériau étrange séchait vite, en tout cas. Il avait été conçu par un petit génie en herbe dans le cadre de son projet d’étude. Lequel petit génie avait lancé une petite annonce holographique via le réseau d’information afin de trouver des testeurs. Young s’était jeté sur l’occasion, bien entendu.

— Espérons que ça tiendra mieux que les autres produits que j’aurai testés, soupira le petit homme.

Après avoir soigneusement rangé son matériel, il souleva la caisse à outils en ahanant et se traîna péniblement vers l’ascenseur transparent aux parois impeccables. Plongé dans ses pensées, il sortit dans le hall sans prêter attention à son environnement, répondit par automatisme au cordial « Alors, la journée est finie ? » qui lui fut lancé par l’hôte d’accueil, et après avoir remisé ses affaires dans son casier, il se dirigea vers les doubles portes avec un air toujours aussi absorbé.

— Kyklos Young !

Qui donc l’appelait de la sorte ? Retombant sur terre, il détacha son regard du sol immaculé.

— Par ici, Kyklos !

Enfin, il la vit. La sœur de sa collègue, Hélia Orbitane, lui adressait de grands signes de l’autre côté de l’avenue. Que lui voulait-elle donc, celle-là ? Et qui était le grand dadais bien gaulé à ses côtés ?

Avec un nouveau soupir, il les rejoignit.

— Qu’est-ce que tu m’veux ? demanda-t-il, un peu plus sèchement qu’il ne l’aurait souhaité.

— Hé, doucement ! Pourquoi m’agresses-tu comme ça, Kyklos ? Qu’est-ce que je t’ai fait ?

— Rien. Pardon. Dure journée, marmonna-t-il. Ce fichu Bocal…

Hélia et le jeune homme qui l’accompagnaient échangèrent un regard surpris. De quel bocal parlait-il ?

— Un problème avec votre poisson rouge ?

— Hein ? Non, j’ai pas d’poisson. Le Bocal, c’est l’surnom qu’on a donné au dôme de diamant, Perséphone et moi.

— Oh. Je vois, réagit poliment Hélia, avant d’entrer dans le vif du sujet. Bon, écoutez, j’ai besoin de vous. C’est au sujet de ma sœur, justement.

— Ah bon ?

La blondinette se tordait nerveusement les doigts en le fixant.

— Oui. Vous… Vous savez qu’elle a été arrêtée, n’est-ce pas ? Ils en ont parlé aux informations.

— Oui, et ?

Young était perplexe : où voulait-elle en venir, au juste ? Pourquoi lui parlait-elle de ça ? Il n’y pouvait rien, si Perséphone était en prison. Puis, il avait d’autres chats à fouetter, avec ce fichu dôme qui tombait en morceaux. Que ferait-il si le joint testé ne fonctionnait pas, au fait ? Peut-être que...

— … et donc voilà, je me disais que vous pourriez peut-être m’aider ?

Il sursauta. Bon sang, il n’avait rien écouté ! Absolument rien !

— Excusez-moi, je… je n’ai pas tout suivi, là. En quoi j’pourrais être utile dans tout ça ? J’ai rien à voir avec cette histoire, moi !

— Non mais je rêve ! éclata Hélia. Pince-moi, Angus, dis-moi que c’est un cauchemar et que je vais me réveiller. Ce type est plus borné que ce que j’imaginais !

Face à son regard furieux, Young recula, les mains levées.

— Oh, doucement ! On dirait votre sœur, là !

— Pardon !?

— Non, pardon, je ne voulais pas dire ça, désolé ! Vous ne ressemblez pas du tout à votre sœur. Enfin, si, mais je veux dire, vous n’avez rien d’une furie et…

— Ma sœur est une furie… coupa Hélia en plissant dangereusement les paupières.

Le petit homme effectua un autre pas en arrière. Il commençait à transpirer. Qu’est-ce qui lui avait pris de ne pas écouter cette folle furieuse ? Ou plutôt, pourquoi donc n’avait-il pas fait semblant de ne pas la voir ? Embarrassé, il tenta une autre approche.

— Non, pas du tout, elle peut en donner l’impression parfois et… Zut, j’voulais pas lui manquer d’respect, moi ! Et si on changeait de sujet, hein ? Vous m’voulez quoi, déjà ?

Malheureusement, Hélia ne semblait pas du genre à lâcher facilement prise.

— Il est hors de question de changer de sujet pour le moment. Expliquez-moi un peu ce que vous pensez d’ma sœur, là ? attaqua-t-elle en se rapprochant de lui, les poings serrés.

Ce fut le moment que choisit son ami Angus pour intervenir.

— Laisse, Hélia, il n’est pas très malin mais il ne pensait pas à mal, c’est évident, dit-il, conciliant, en posant une main apaisante sur l’épaule de la jeune fille.

À ce contact et à ces mots, l’étudiante en droit se calma. Ses muscles noués se détendirent, son dos s’affaissa et elle baissa la tête pour dissimuler les larmes qui commençaient à perler au coin de ses yeux. Toute tension évaporée, elle avait du mal à ne pas laisser éclater sa détresse… Pauvre fille. Perdre son père et voir sa sœur accusée de meurtre, c’était dur. Aussi dur que s’occuper du Bocal. Il y avait de quoi perdre la boule.

— Je prends la relève, reprit l’autre en s’avançant la main tendue. Monsieur Young, je suis Angus Deminc, le petit ami d’Hélia.

— En… enchanté, bégaya Kyklos en lui serrant la main tendue. Désolé si j’ai vexé la miss, j’suis un peu à l’ouest, avec le boulot qui ne va pas comme je voudrais.

— Il n’y a pas de mal, répondit le jeune homme d’un ton suave. Nous avons tous nos petits ou gros soucis, n’est-ce pas ? Alors passons au sujet qui nous préoccupe. Perséphone est en prison mais elle est innocente.

— Je l’savais ! s’exclama bruyamment Young. Enfin… j’veux dire… c’est évident, non ? Elle n’a rien d’une tueuse malgré son caractère… J’dis pas qu’il est mauvais, hein, juste qu’elle s’emporte facilement, parfois… Bref. J’ferais mieux d’me taire, moi.

Ignorant son explication embrouillée et le regard furieux d’Hélia entre ses larmes, Angus poursuivit :

— Nous avons toutes les raisons de penser que vous pourriez nous aider à prouver qu’elle n’a rien fait de répréhensible aux yeux de la loi. Avons-nous tort ?

— Ben, ça dépend… J’vois pas trop comment vous aider. Après, si j’peux l’faire, je l’fais. C’est une chouette femme, Perséphone. Sûre d’elle, débrouillarde, un véritable atout dans notre métier.

— Vous n’aurez pas grand-chose à faire mais ça peut tout changer. Nous pensons que la sœur d’Hélia était avec vous au moment du premier meurtre. Vous rappelez-vous de quoi que ce soit qui puisse confirmer cela ?

Le visage de Young s’éclaira.

— Oh, bien sûr ! J’étais avec elle quand un guetteur est v’nu demander à lui parler. Il lui a annoncé que son père avait été assassiné et qu’on venait de trouver son cadavre. Comme elle était au travail, elle peut pas l’avoir tué ! À moins qu’elle ne l’ait fait avant de se rendre au travail, et que le corps n’ait été découvert qu’après ? Non, ça n’a aucun sens ! Ça collerait pas à c’que j’sais d’elle. Du coup, j’peux servir de…

— De témoin, oui, d’alibi !

Cette fois, c’était Hélia qui avait pris la parole. Sans même s’essuyer les yeux, elle s’avança soudain vers l’homme rondouillard et lui saisit les mains avec enthousiasme.

— Merci, Kyklos. Oubliez ce que j’ai dit avant, vous êtes formidable ! s’exclama-t-elle avec chaleur, le regard brillant. Bon, alors, c’est convenu, je peux compter sur vous en tant que témoin au procès ?

— Bien sûr… Quoi ? Attendez ! Il va y avoir un procès ?

— Évidemment ! Et mon Angus m’a trouvé l’avocat parfait pour défendre Perséphone. Alors, vous viendrez ?

— Oui, je viendrai… J’peux pas laisser la seule femme qui m’supporte un minimum dans la mouise, quand même, soupira Young. Mais… j’avais cru comprendre que vous n’vous aimiez pas trop, toutes les deux. Comment se fait-il que… ?

— C’est évident, non ? C’est ma sœur. Encore merci !

Sur un dernier salut, Hélia et Angus s’éloignèrent en coup de vent sous le regard perplexe du collègue de Perséphone. Il secoua la tête. Tant mieux pour elle, en fait. Si elle pouvait être innocentée, ce serait bien… D’autant plus qu’il était incapable de se passer d’elle. Un léger sourire illumina son visage joufflu et il prit le chemin de son logis avec plus de légèreté que ces derniers jours.

Et pour cause : si, contre toute apparence, il y avait de l’espoir pour son attachante collègue, il y en avait peut-être aussi pour le Bocal.

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