Chapitre X – Incapable

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 « L'aide la plus efficace d'un inspecteur de police, c'est le hasard. »

(Tristan Bernard, L'affaire Lacier)


L'enquêteur Andercius Derco était soucieux. Le front plissé, il parcourait ses notes manuscrites avec beaucoup d'attention. Il les avait éparpillées sur le sol de son bureau après avoir poussé les meubles contre les murs pour faire de la place. On ne voyait plus un pouce du carrelage en fade pierre grise. Agenouillé au beau milieu, de temps en temps, il saisissait un feuillet et l'intervertissait avec un autre selon une logique que lui seul pouvait percevoir. Parfois, il soulignait un passage en particulier, l'entourait ou le mettait entre crochets.

Ses méthodes de réflexion et ses prises de notes papier faisaient ricaner tout bas ses collègues et même l'Oculus, son supérieur. Tout le monde utilisait les outils numériques et holographiques. Sauf lui. Mais il avait l'impression de bien mieux réfléchir quand il écrivait à la main. Et puis, ça lui donnait l'impression d'être un Maigret, un Holmes, ou un autre de ces héros de romans policiers qu'il aimait à lire depuis tout jeune.

Avec un soupir de contrariété, il se laissa aller en arrière et appuya les mains au sol. La tête levée vers le plafond, qu'il regardait sans le voir, il s'interrogeait : le coupable pouvait-il faire partie des potentielles victimes ? À ses yeux, c'était l'hypothèse la plus plausible ; sauf que les enquêtes menées auprès des gens passibles d'être impliqués n'avaient rien donné : tous paraissaient innocents. Les sœurs Orbitane avaient un alibi pour chaque meurtre ; ses autres suspects étaient morts ; sauf un, qui habitait à plusieurs minutes à vol de VAELS – autant dire à l'autre bout du monde. Il vivait en ermite : il s'agissait de l'historien et géographe Janus de Courtizel. Dans sa famille, on devenait historien de génération en génération, et ce depuis l'époque des bulles-mondes et du respectable François-Savinien de Courtizel. Après un ou deux échanges avec l'Oculus en charge de la région où il vivait, il avait pu apprendre avec certitude que l'homme n'avait pas bougé de chez lui, même pour l'enterrement de son vieil ami. Quant à son représentant aux obsèques, il était rentré aussitôt après la cérémonie. Il n'était donc pas suspect non plus.

On frappa à sa porte, rompant ses ruminations. Il en fut presque soulagé.

— Entrez ! lança-t-il en se levant.

Un des guetteurs apparut dans l'entrebâillement.

— Ander', on a fait ce que tu as demandé.

— Bien ! Ça a été ?

— Ben... pour la plus jeune, ça n'a pas posé d'problème. Elle a paru un peu contrariée mais elle a accepté qu'un agent la protège et nous a même offert un thé.

Andercius fronça les sourcils.

— Qu'est-ce que j'en ai à faire, qu'elle vous ait servi le thé ? Allez droit au but, guetteur ! Pour la plus vieille, ça a donné quoi ?

— Pour Perséphone ? temporisa son interlocuteur.

Évidemment ! Elles ne sont que deux, que j'sache, les sœurs Orbitane ? Arrêtez d'essayer de gagner du temps. Au rapport.

— Hé bien, ça s'est avéré un peu plus compliqué...

— Mais encore ?

— Elle n'était pas contente du tout.

Cette fois, Andercius n'ajouta rien. Il se contenta de croiser les bras sur la poitrine et de lancer un long regard expressif à son subalterne. Celui-ci toussota nerveusement et se tortilla avant de reprendre, hésitant.

— Elle... elle a dit qu'elle savait s'occuper d'elle toute seule, merci. Après, quand on a insisté, ça... hem... ça s'est un peu compliqué.

L'enquêteur pencha la tête sur le côté et changea de jambe d'appui, toujours mutique.

— Je... D'accord, on a beaucoup insisté, avec fermeté et sévérité, tout ça... mais... Je... j'ignorais qu'une jeune femme de son âge pouvait avoir connaissance d'un tel langage. Il y a des gros mots que je n'avais jamais entendus avant... aujourd'hui.

Les yeux d'Andercius lancèrent un éclair. Cette gamine n'était pas nette. Et si son alibi était faux ? Entre son refus d'être protégée, son attitude suspecte chez sa sœur et ses manières peu sociables, elle faisait un suspect idéal. Sans compter que dans son dossier, il était mentionné qu'elle avait pris des cours d'auto-défense et de combat quand elle était adolescente. Pour se défouler quand les choses avaient tourné vinaigre entre elle et son père, sans doute.

Un peu trop idéal. Non, ce n'est pas elle.

— Qu'avez-vous fait ?

— J'ai laissé mon collègue sur place. La dernière fois que je l'ai vu, il levait les bras pour protéger sa tête des projectiles que lui balançait cette furie.

Non ! Tu n'exagérerais pas un peu, là ?

— À peine, enquêteur : elle lui criait dessus avec un presse-papier à la main.

— Et il est resté ? se renseigna Andercius, admiratif malgré lui.

L'autre haussa les épaules. Il n'avait pas pris le temps de vérifier... Son supérieur, pensif, décroisa les bras et se passa la main sur le bas du visage. Cette gosse... cette femme, plutôt, était capable de se défendre, semblait-il. Si le guetteur qui lui avait été affecté revenait, tant pis. Il laisserait couler. Au moins, il aurait agi selon son devoir et ce n'était pas de sa faute si elle refusait la protection de l'Ordre ; n'est-ce pas ?

— Autre chose ? demanda-t-il à son interlocuteur.

— Non. Ah, si. Mais je ne pense pas que ça ait de l'importance.

— Vous êtes un guetteur. On ne vous demande pas de penser mais d'observer. À moi de déterminer si ce que vous avez appris est important ou pas.

— La cadette, Hélia, a un petit ami.

Andercius faillit éclater de rire.

— Et c'est pour me dire ça que vous prenez cette mine grave ?

— Quand je suis arrivé chez elle, elle râlait après sa sœur qui lui avait écrit, à la main, par courrier, que c'était une très mauvaise idée. Et elle, elle disait que Perséphone était jalouse.

— En quoi est-ce notre problème ? releva Derco d'un ton dangereusement calme.

— Hé bien, vous ne trouvez pas ça suspect, vous ? Elle cherche à isoler sa sœur, elle agresse des guetteurs qui, d'après elle ne feront que la gêner, elle écrit à la main... C'est louche, non ?

— Insinueriez-vous, guetteur, que je suis louche parce que j'utilise un papier et un stylo ?

Se rendant compte de son erreur, l'agent de l'Ordre blêmit. Il bafouilla des excuses et s'enfuit sous les imprécations d'Ander'.

Incapable, pensa ce dernier en se laissant tomber au milieu de ses notes. D'un geste rageur, il les dispersa. À quoi bon tout ça ? Il n'était pas fait pour enquêter sur un crime. Il allait se présenter au bureau de l'Oculus, lui dire qu'il en avait ras-le-bol, donner sa démission, et...

Perséphone.

Andercius se frappa le front, pris d'une idée subite.

Incapable, répéta-t-il intérieurement, pour lui-même, cette fois.

Quand, par un heureux hasard, il avait surpris sa présence chez Hélia, elle avait attrapé un carton avant de fuir... Il contenait des bouquins, quelque chose comme ça. Elle savait... quoi ? Il l'ignorait encore ; mais ce qu'elle savait pouvait l'aider, pour peu qu'il parvînt à la convaincre de coopérer...

Il se releva d'un bond, attrapa sa veste et sortit en trombe. Pas question de se contenter d'un échange à distance. Il fallait qu'il la voie.

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