Chapitre VI – L'enterrement

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« Je ne sais rien de gai comme un enterrement ! [...]

Et quand, au fond du trou, bien chaud, douillettement,

S'installe le cercueil, le mol éboulement

De la terre, édredon du défunt, heureux drille,

Tout cela me paraît charmant, en vérité ! [...] »

(Paul Verlaine, Poèmes saturniens, « L'enterrement »)


« Je ne sais rien de gai comme un enterrement... »

Dans la tête de Perséphone, le début du poème de Verlaine qu'elle avait un jour déniché dans la bibliothèque de son père tournait en boucle. Pourquoi ? Elle aurait été bien incapable de l'expliquer. Encore que...

C'était le grand jour, le jour des obsèques de feu Emrys Orbitane. Autour d'elle, un certain nombre de figures indistinctes, sobrement vêtues de gris, la couleur du deuil, se tenaient debout, la mine grave, les mains croisées devant les cuisses. Seulement, le soleil radieux qui inondait la scène à travers la paroi adamantine du Bocal était en désaccord avec la tristesse apparente des badauds rassemblés. Sans l'enterrement, c'eût été une journée radieuse, de celles qui réchauffent le cœur des plus grincheux.

« Le fossoyeur qui chante et sa pioche qui brille,
La cloche, au loin, dans l'air, lançant son svelte trille,
Le prêtre en blanc surplis, qui prie allègrement,
L'enfant de chœur avec sa voix fraîche de fille... »

Que c'était agaçant ! Perséphone s'efforça de chasser l'importun poème de sa pensée, d'autant plus que depuis la lointaine époque où vivait Verlaine, les choses avaient bien changé : plus de prêtres ni d'enfants de chœur, plus de cloches ni d'églises, plus de cimetières à la terre bénie par un saint homme de Dieu.

Dieu était mort. La religion aussi.

Désormais, les défunts étaient inhumés dans les Jardins de l'Au-Delà. Ces parcs d'une surface respectable étaient dédié à la culture des plantes, des fruits et des légumes nécessaires à la subsistance de la capitale ; et c'étaient les ossements des morts qui nourrissaient les cultures.

En revanche, les fossoyeurs portaient toujours le même nom et les cérémonies se déroulaient de façon sensiblement identique : grands discours des proches du mort, enterrement proprement dit, condoléances à n'en plus finir de gens plus ou moins sincères...

Pour sa part, elle avait été concise, se contentant de lieux communs. Elle n'avait jamais été suffisamment proche de son père pour en faire davantage ; et puis sa sœur avait déjà tout dit dans un vibrant éloge à faire pleurer les pierres. Les amis d'Emrys s'étaient ensuite succédés sans que la jeune femme y accordât une quelconque attention, perdue dans ses pensées.

Les premiers coups de pelle retentirent, rythmés, réguliers comme un métronome. Perséphone se concentra sur eux. On aurait pu danser au son de l'instrument du fossoyeur tant l'homme avait le sens du rythme. S'en rendait-il compte ? Sans doute pas. Enfin, le corps fut délicatement ôté de son linceul, puis descendu au fond de la fosse avec respect, arrachant un hoquet de douleur à Hélia, qui se trouvait près d'elle. Perséphone, elle, entendit retentir dans son esprit la suite du poème de Verlaine, à son grand désespoir. Pourquoi ? Pourquoi fallait-il qu'elle pense à ce texte burlesque en un moment aussi tragique ?

« Et quand, au fond du trou, bien chaud, douillettement,
S'installe le cercueil, le mol éboulement
De la terre, édredon du défunt, heureux drille,
Tout cela me paraît charmant, en vérité ! »

— Charmant, tu parles ! marmonna Perséphone entre ses dents.

— Pardon ? m'aurais-tu dit quelque chose ? chuchota Hélia en se penchant vers elle.

La poisse ! Sa sœur l'avait entendue... Ses sanglots compulsifs tentaient de se faire discrets ; malgré tout, de temps un temps, un gémissement lui échappait et l'un ou l'autre des assistants jetait un regard compatissant dans leur direction.

— Perséphone ? insista la jeune femme blonde sur le même ton, avant de se moucher discrètement.

Ce qu'elle pouvait être énervante ! Comment pouvait-elle lui parler comme ça alors que la dernière fois qu'elles s'étaient vues, elle l'avait engueulée comme du poissson pourri ? D'accord, il fallait éviter de se crêper le chignon en public, mais si elle pouvait éviter de lui adresser la parole, ce serait encore mieux...

— Chut ! Non, je n'ai rien dit, je réfléchissais, c'est tout, murmura sèchement sa sœur aînée, sans la regarder. Du coin de l'œil, elle perçut que l'étudiante tournait la tête vers elle avec une moue sceptique ; par bonheur, elle eut au moins la décence de ne pas insister.

La stupide intervention d'Hélia avait eu l'avantage de chasser ce maudit poème de son esprit . Ouf ! Elle n'aurait pas à le subir jusqu'au bout. Comme si elle s'éveillait d'un rêve, elle fut soudain plus consciente de son environnement. Les effluves de la terre fraîchement remuée assaillirent ses narines sensibles ; les sanglots d'Hélia parurent plus bruyants ; le vent se mit à bruire dans les arbres qui ombrageaient les allées soigneusement entretenues des Jardins de l'Au-Delà tandis que les rayons indécents du soleil paraient de lumière leurs feuilles translucides et que les parterres fleuris lui paraissaient plus éclatants que jamais, leurs couleurs jouant une symphonie silencieuse pour accueillir le mort en leur domaine.

Le fossoyeur acheva de couvrir le cadavre d'Emrys. Nulle stèle, nulle épitaphe sur ce carré de terre tout neuf, mais une plantation nouvelle : L'homme s'épongea le front et céda la place au jardinier. Ce dernier traça solennellement des sillons dans la masse brune avant d'y semer mécaniquement des graines de courge, comme le défunt l'avait notifié dans son testament, cinq ans auparavant. En pourrissant, son corps fertiliserait le sol naturellement pauvre et permettrait aux graines de germer. La première récolte, comme toujours, serait donnée à la famille du mort. À ses filles, donc...

La cérémonie était achevée, à un détail près. Les gens se mirent en branle, passant lentement devant le lopin de terre fraîchement semé en signe de respect pour le défunt. Pour les filles d'Emrys, il était temps de se poster sur le chemin qui permettait de quitter les lieux, afin de recevoir les condoléances des badauds.

Hélia ne bougeait pas. Perséphone lui flanqua un coup de coude bien senti pour la faire réagir.

— Hé ! râla sa sœur en se massant les côtes. Ça ne va pas, la tête ?

— Faut qu'on bouge, répliqua l'aînée sans état d'âme. C'est l'heure de recevoir les réflexions hypocrites des voyeurs qui sont venus se nourrir du deuil des autres.

— Hé mais... Comment peux-tu envisager que les gens viennent dans de mauvaises dispositions ? protesta Hélia.

— Voyons voir... Parce que c'est vrai ? ricana Perséphone.

Sa sœur poussa un soupir exaspéré.

— Pourquoi faut-il toujours que tu ne voies que le mal chez les autres ?

— Et toi, pourquoi ne vois-tu que leurs bons côtés ? C'est vrai, quoi ! C'est pénible !

Elles s'affrontèrent du regard, yeux de glace contre yeux d'acier. Enfin, la plus jeune baissa la tête, vaincue. Temporairement, du moins. Dans une tentative maladroite d'avoir le dernier mot, elle lâcha :

— Et si on arrêtait avec ces enfantillages ? C'est vrai, quoi ! Les gens attendent pour les condoléances.

Perséphone retint un sourire victorieux et suivit la jeune fille. Elle allait lui accorder le répit qu'elle voulait... pour l'instant.

Après une longue suite d'inconnus plus curieux qu'affligés, les amis de leur père se présentèrent enfin. Eux, au moins, étaient sincères. Il y avait là les Flynn, charmant couple dont les jumeaux semblaient presque plus affectés qu'Hélia elle-même. Suivit le fauteuil roulant du vieux Thaddée Pavel, qui, comme Emrys, avait refusé d'être électroniquement modifié ; il était accompagné de son infirmière, une trentenaire alerte dont le chaleureux sourire avait laissé place à une expression de peine sincère. Au départ, il avait annoncé qu'il ne serait présent que par hologramme ; il avait changé d'avis au dernier moment. Un inconnu lui succéda : il se présenta poliment comme un envoyé de l'historien Janus de Courtizel. Celui-ci habitait au loin et, par peur de se faire assassiner comme son vieil ami, il avait préféré ne pas venir. Enfin, Six, l'androïde, approcha à son tour des deux sœurs, surprises.

— Qu'est-ce qui vous surprend là ? questionna-t-il. Je connais les convenances et j'ai servi feu Emrys toute ma vie durant. Il aurait été inconcevable de ne pas me manifester à ses obsèques.

Hélia et Perséphone échangèrent un regard assorti d'un sourire. Si elles ne savaient pas que Six était une machine, elles jureraient qu'il était humain tant ses réactions semblaient dictées par les sentiments. Leur cœur s'allégea sensiblement et c'est presque cordialement qu'elles se séparèrent, une fois seules avec lui.

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