Chapitre V – La demeure familiale

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« Une mégalopole moderne dont la beauté froide est tempérée par un charme ancien, grâce au tracé antique des rues : voilà comment décrire la capitale d'Imaginaria. Si l'architecture de ses bâtiments est résolument contemporaine du fait de sa reconstruction relativement récente, les rues, elles, sont très inégales, mélange de ruelles qui serpentent sans logique apparente et d'avenues aux proportions inhumaines. Vue du ciel, Imaginaria est un labyrinthe qui défierait le sens de l'orientation du plus doué des guides. Seuls ceux qui y sont nés s'y retrouvent sans peine. »

(Janus de Courtizel, Géographie d'Imaginaria, « L'aménagement du territoire », chapitre IV)

Perséphone n'avait pas tout dit à l'enquêteur Andercius. En fait, elle ne lui avait rien dit du tout... Certes, elle n'avait pas d'informations à lui partager, mais les inscriptions sur le corps de feu son père n'avaient pas manqué de l'interpeller, en particulier le mot « Vengeance »... Elle n'était pas vraiment surprise par cet acte, sans qu'elle puisse se rappeler pourquoi. Il lui semblait que la crainte qu'une telle chose arrive était ancrée dans sa famille depuis bien longtemps.

Elle n'avait à sa disposition qu'un moyen de le vérifier : il fallait qu'elle se rende dans la demeure familiale.

Oui, mais... ça impliquait de replonger dans de mauvais souvenirs... La poisse ! Accessoirement, comment sa sœur l'accueillerait-elle ? Mal, à tous les coups. Elle lui en voulait sûrement pour la lettre qu'elle lui avait écrite aussitôt après la mort de leur père, trois jours auparavant. Ceci dit, si elle n'essayait pas, elle ne pourrait jamais vérifier cette histoire de vengeance. Il n'y avait pas à balancer, il fallait y aller. Un point c'est tout.

De peur de perdre sa résolution, elle enfila aussitôt son blouson de cuir favori, remit ses cheveux en ordre devant le miroir de l'entrée et sortit. Il était encore tôt. L'air frais, presque froid, lui piquait le nez mais, comme elle marchait d'un pas énergique, elle se réchauffa rapidement et ses mains gelées devinrent brûlantes.

Autour d'elle, la rue sinueuse au revêtement lisse – un mélange de résine végétale et de gravier – était déserte. Les maisons-arbres et les immeubles la fixaient de leurs fenêtres obscures. Plus elle progressait en direction du quartier où vivait Hélia, plus cette sensation d'être épiée s'intensifiait. Mal à l'aise, elle pressa encore le pas, ignorant l'accélération de son rythme cardiaque et la chaleur qui lui envahissait les joues. Avec ce qui était arrivé à son père, on ne savait jamais. Peut-être ferait-elle mieux d'emprunter un VAELS... Oui, ce serait mieux, c'était clair et net. Elle arriverait plus tôt, se sentirait plus sereine et éviterait les mauvaises rencontres. Enfin, la mauvaise rencontre. Elle se dirigea donc vers un des véhicules en libre service et s'y installa.

Le VAELS atterrit très vite à quelques mètres de sa destination. À peine descendue, la jeune femme se sentit de nouveau surveillée.

 Est-ce que je deviens parano ? Bon, au moins, je suis arrivée sans encombres au quartier central.

À part la hauteur des bâtiments, rien ne différenciait ce district des autres : l'architecture avait été normée de façon stricte. À bien y réfléchir, c'était plutôt étrange, vu le tracé aléatoire des rues... Ce côté tortueux était peut-être un vestige du passé ? Quoiqu'il en soit, le nombre d'étages n'était pas lié à la richesse des habitants mais à la hauteur du Bocal : plus on se rapprochait du centre, plus les immeubles étaient hauts. Finalement, il était plus agréable de vivre dans les quartiers dits « pauvres », où l'on était moins entassé les uns sur les autres.

La demeure familiale se situait au rez-de-chaussée d'une des maisons-arbres les plus élevées. Un atout dans ce genre de bâtiment, dont tout le dernier étage était occupé par le système de purification de l'atmosphère, qui générait beaucoup de bruit et de chaleur. Malgré l'isolation de qualité, les logements situés juste au-dessous avaient tendance à résonner du bourdonnement incessant de la machinerie et l'été, leurs occupants souffraient de la température excessive qui s'en dégageait.

Perséphone s'arrêta devant l'entrée, incertaine. Tout à coup, un picotement dans ma nuque l'avertit qu'on l'observait.

— Bon sang ! lâcha-t-elle. Qui est là ?

Elle pivota brusquement, plus agacée qu'effrayée. Cette fois, ce n'était pas qu'une impression, pour sûr ! Elle crut alors discerner une silhouette sombre qui se dissimulait hâtivement au coin de la rue. Au même instant, la sensation d'être espionnée s'évanouit. Étrange, vraiment... Elle résista à la tentation de se jeter à la poursuite de l'ombre. Si c'était l'assassin de son père, ce serait du pur suicide. Et si c'était un guetteur chargé de sa protection par l'enquêteur Andercius, elle ne pourrait rien y faire. Elle classa donc ses préoccupations dans un coin de sa tête pour plus tard. À l'avenir, par contre, elle éviterait de sortir quand il n'y avait personne dans les rues. Mieux valait être prudente.

Sans plus tarder,  elle s'engouffra dans la maison-arbre. Le hall d'entrée n'était pas immense : on y avait juste ce qu'il fallait d'espace pour les deux cages d'ascenseur. Pas de gaspillage de place à Imaginaria. Sauf dans les appartements eux-mêmes. Enfin, pour les gens de la haute, évidemment. Comme les HEM.

Face à la porte de gauche, Perséphone hésita. Et si elle tombait sur sa sœur ? Non qu'elle redoute de la voir, mais supporter ses pleurnicheries ne l'enchantait guère.

Bof... maintenant que je suis là, hein… De toute façon, à cette heure-ci, elle doit être en cours. Je ne risque pas trop de la rencontrer !

Elle fouilla ses poches en quête de son double de la clé. En partant s'installer à la périphérie de la capitale, elle l'avait conservée au cas où. Et elle avait bien fait, vu les circonstances actuelles.

Comme elle mettait enfin la main dessus, la porte s'ouvrit, la faisant sursauter.

— Six ! s'exclama-t-elle, soulagée. Tu m'as fait peur, tu sais ! J'ai cru que c'était Hélia...

L'androïde la regarda, le yeux dénués d'expression.

— Perséphone. Ça faisait longtemps. Vous êtes en retard.

— Comment ça, je suis en retard ? Je ne comprends pas.

— Je me comprends, c'est suffisant. Pour le reste, vous saisirez plus tard ce que je voulais dire. Alors, venez-en au fait.

Perséphone s'éclaircit la voix, embarrassée. Elle ne savait pas trop comment expliquer ses motivations à Six. Elle aurait préféré ne pas tomber sur lui, même si c'était mieux que de se retrouver face à Hélia. L'androïde, imperturbable, continuait à la dévisager calmement. Elle finit par lui répondre sur un ton plus brusque qu'elle ne l'avait voulu :

— Tu sais, le meurtrier de Papa a gravé le mot « Vengeance » sur son torse...

Six cligna des yeux. Sans protester, Perséphone attendit son verdict.

— Au vu des émotions que j'analyse en vous, vous souhaitez vérifier dans la bibliothèque d'Emrys s'il s'y trouve des documents susceptibles de vous éclairer sur cette vendetta.

Ce n'était pas une question. Malgré tout, la jeune femme acquiesça. Sans un mot de plus, Six s'effaça pour la laisser passer. Elle le remercia du regard et se faufila dans la demeure familiale, le laissant refermer la porte derrière elle.

Rien n'avait changé depuis son départ : le grand sas d'entrée hexagonal aux murs clairs, meublé avec sobriété d'une commode à chaussures en bois recyclé et d'un porte-manteau mural assorti, était pourvu de cinq portes en dehors de celle qui donnait sur le hall de l'immeuble. Chacune donnait sur un secteur différent de la demeure : les anciens appartements de Perséphone, ceux d'Hélia, ceux qui avaient appartenu à son père, la cuisine et les quartiers de l'androïde.

Non sans émotion, Perséphone fit un pas dans la direction de la porte où son nom s'étalait en lettres sculptées. Les souvenirs déferlèrent, douloureux. L'accident. Le départ pour l'hôpital en compagnie du cadavre de sa mère. Le retour à la maison, la convalescence en solitaire ponctuée par les visites de Six et d'Hélia, alors toute petite. Les heures passées à pleurer quand elle avait réalisé que depuis, son père ne voulait plus la voir. Assommée, elle se ravisa et ferma brièvement les yeux pour se ressaisir. Enfin, d'un pas ferme, elle se dirigea vers les appartements de son père, escortée par Six. Pas le temps de faire du sentiment.

C'est le moment que choisit Hélia pour débarquer. Et flûte...

— Perséphone ? Qu'est-ce que tu fabriques ici ?

Un rapide examen confirma ses craintes : sa jeune sœur n'était pas contente de la voir. Son expression était franchement hostile. Sans se démonter, Perséphone lui rendit son regard, acier contre ciel d'orage.

— J'ai dit : qu'est-ce que tu fabriques ici ? insista l'étudiante, peu amène.

— Ça concerne Papa. Enfin, sa mort.

Et pan, prends ça dans les dents. Fallait pas me poser la question.

Hélia pâlit. La référence à la mort de leur père lui était insupportable. D'un ton altéré,  elle lança, véhémente :

— Tu es vraiment horrible, Perséphone. Tu avais vraiment besoin de venir me rappeler ce cauchemar ? Ta lettre m'a suffisamment blessée sans que tu en rajoutes !

— Ouais, ben si on veut comprendre ce qu'il se passe, j'ai pas l'choix, sœurette. Il faut que j'accède à la bibliothèque de Papa. Figure-toi que l'malade qui l'a tué a gravé le mot « vengeance » sur son corps, ce qui veut dire...

Cette fois-ci, Hélia vira au verdâtre. Elle interrompit sa sœur, furieuse :

— Je n'avais vraiment pas besoin de savoir un truc pareil ! Tu me dégoûtes. Va-t-en ! Et ne remets pas les pieds ici !

— Mais... S'il y a vengeance, c'est que...

— Je ne veux pas le savoir. DEHORS ! hurla la cadette, hors d'elle.

— Purée, lâcha Perséphone, furieuse, t'es vraiment égoïste ! Moi, je cherche à savoir pourquoi quelqu'un a voulu se venger de Papa, et toi, tu m'empêches de...

Avec un rugissement, Hélia se jeta sur elle. Six n'eut que le temps de la retenir. Tandis qu'elle se débattait sous le regard sidéré de Perséphone, l'androïde lui lança calmement qu'il valait mieux qu'elle s'en aille pour le moment. Sur un dernier coup d'œil, elle obtempéra à contrecœur. Sa sœur avait vraiment un problème... Comment pouvait-on réagir comme ça ? Elle venait pleine de bonne volonté, et elle... Bon, d'accord, elle n'avait pas été tendre avec elle, mais ce n'était pas en se morfondant bêtement et en pleurant sur son sort parce qu'elle n'avait plus son pôpa qu'Hélia allait changer les choses. Il n'y avait plus qu'à espérer que Six parviendrait à ramener cette furie à la raison.

Dehors, la cité commençait à s'éveiller sous les pâles rayons du soleil hivernal. C'était l'heure où la plupart des Imaginariens se rendaient sur leur lieu de travail. Le brouhaha tranquille des foules se mêlait au bourdonnement imperceptible des VAELS. Préoccupée, Perséphone y prêta à peine attention tandis qu'elle prenait le chemin du bercail à pied. Une marche d'une heure ou deux lui ferait du bien.

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