Les traces de la mort

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Ses gestes. Précis. Chirurgicaux. Incisaient du plexus au fémur. LiꙈrᲑï figeait des yeux ébahis sur la colonne de muscles qui s’attelait à la découpe de la carcasse.

D’une taille avoisinant la hauteur de la conduite, d’un relief semblable aux chênes massifs ; son faciès appelait à une sérénité sédative ; ses iris abyssaux, à un lâcher-prise troublant. Une invitation à y déverser sa confiance en offrande. Malgré cette couleur…

Tel un insecte happé par le suc savoureux d’une plante, LiꙈrᲑï se débattait avec ses instincts animaux : et conservait une distance raisonnable. Jamais le naïf n’avait croisé pareille stature. Jamais il n’avait croisé d’autres hommes.

Alors il observait.

Écrasé sur le tapis végétal, l’ours éventré semblait goûter un repos salvateur. Repos que le boiteux aurait aimé connaître si un détail n’obscurcissait pas son esprit.

— Il ne faut pas rester ici… Le feu…

Le guerrier pausa sa besogne et releva un regard de jais qui le fit frémir.

— Un feu ? Quel feu ? — Ses naseaux se plissèrent, humèrent l’air. — Je ne sens rien.

Et LiꙈrᲑï admit qu’il disait vrai. La rivière devait s’être érigée en rempart. L’étranger reprit son ouvrage, comme si le monde n’existait plus en dehors de son trophée, il demanda néanmoins :

— C’est quoi ton nom, kidda ?

— LiꙈrᲑï.

— Quoi ?

— LiꙈrᲑï.

— Comment tu prononces ça ?

— Euh… LiꙈrᲑï, tout simplement.

— Tout simplement !

Son rire dérida l’atmosphère et effraya quelques moineaux. LiꙈrᲑï ne comprenait pas ce qu’il y avait de si drôle. Son nom sonnait aussi limpide que le glissement d’un cours d’eau ! Il passa outre l’étrange comportement de l’inconnu et lui retourna la question.

— Om.

Au tour de LiꙈrᲑï de cligner des yeux. Le son était bref, mais d’une complexité échappant à son oreille.

— Comment ?

— Om. Enfin ! Ne me dis pas que tu trouves ça complexe à côté de ton nom imprononçable ?

Son rire, encore. Vexé, LiꙈrᲑï s’essaya à l’impossible.

— Ω﮷₥ﬔ ?

Son rire redoubla.

— Tu sais quoi ? Permets-moi de t’appeler Liroi et tu pourras m’appeler Oyuméu ou ce que tu veux, d’accord ?

Sourire troqua le rire et LiꙈrᲑï y répondit de son assentiment.

De leur différence
Naquit une entente
La fin de l’errance
Se fit foudroyante

Par la grâce de l’étranger
D’esprit simple mais héroïque
LiꙈrᲑï chassa morosité
Pour un voyage homérique

— Parle-moi de ce feu.

Alors LiꙈrᲑï reprit le chemin de la cendre et de la destruction. Rasséréné par l’assurance de son escorte. À ses côtés, les damnés ne pourraient le harceler.

Il retraversa le ruisseau, reprit le chemin balisé entre les troncs familiers et les herbes piétinées.

Mais que signifiait ce prodige ?

Là où devrait exhaler la mort dans le sillage du bois calciné ; le duo s’émerveilla du sempiternel décor d’une végétation aussi flavescente qu’intacte.

— Tu es sûr du chemin ?

— Bien sûr ! Cette forêt est tout ce que je connais ! Je ne peux pas m’y perdre ! Ce caillou octogonal bordait ce hêtre, ces fougères se tassaient en un monticule sphérique et ces branchages dessinaient les mêmes fractales sur nos crânes. Cette forêt est suffisamment mienne pour que je sache par où je passe.

Son argumentaire dissimulait à grand-peine son trouble, l’idée sournoise qui creusait son terrier dans sa tête troublée. Om ne se priva pas de l’énoncer.

Danska, tu es sûr que tu n’as pas rêvé ?

LiꙈrᲑï pourrait rétorquer qu’il n’avait pu imaginer l’odeur de brûlé, ni les crépitements des cernes, ni les lièvres en détresse, ni les huées des âmes éprouvées… Quoique... Peut-être avait-il bien fantasmé cette partie. Pour sa défense, il garda le silence et reprit la mouvance.

— La conduite ! Elle est là ! C’est le bon endroit ! Sauf que… sauf que…

Ce qu’il vit lui souleva le cœur. Le lieu était identique à sa première occurrence : le gazoduc se dressait, fier, vers les houppiers, le long de cette barricade lœssique. Noir moiré. Inaltéré. Immaculé.

Des fidèles de la conduite, ne subsistaient que cendres déjà recouvertes sous les feuilles ; et restes de corps, noircis, rabougris.

Il n’y a bien que dans l’effluve
Que perdure le souvenir des disparus
Après déliquescence programmée, qui crut
Les voir traverser
Du fleuve Styx, le pédiluve
Aux cœurs embaumés

— Cela fait sens. Sans temps, pas de dégénérescence.

Om disait vrai pour la tuyauterie, la boiserie, alors pourquoi les humains avaient-ils été détruits ?

— Pour que leurs essences rejoignent la conduite. Elles ont de la chance.

LiꙈrᲑï fit volte-face vers son nouveau compagnon. Il ne comprenait pas.

— Et celles qui s’en sont échappées ? Qui m’ont poursuivi ?

— Une infime partie de ce que contient le magma des âmes.

— Que sais-tu de la conduite ?

— Autant que toi, Liroi. Le gazoduc règne en roi et impose ses lois, sans attendre l’aval, te soumet comme vassal.

— Et à l’aval, justement ? Que trouverons-nous possiblement ?

Le sourire qu’Om tourna sur lui… Compatissant ou effrayant, LiꙈrᲑï n’aurait su trancher. Il trembla seulement de la tête au pied.

— Rien. Nous ne trouverons rien en remontant la conduite. C’est autre chose que je cherche.

Le boiteux le questionna du regard, Om interrogeait pensivement les messages du vent.

— Je cherche les traces de la mort.

Une faille béante s’ouvrit en LiꙈrᲑï, de nouvelles farces l’appelaient de leurs prophéties macabres. Il n’avait pas demandé à faire partie de ce monde bancal où la mort ressemblait à un souhait.

Pourquoi ?

Il préférait ne pas savoir, de peur de glisser dans de nouveaux abîmes de terreur, alors il se contenta d’une aide terre à terre.

— Ces corps sont une bonne piste pour démarrer ta quête.

— Non. Car la chair fertilise et les cendres vitalisent.

Dans un procédé qui nécessite le temps.

Mais ignorant de ce prodige
Le naïf opina le propos aberrant
Que l'érudit avare érige

Le savant au fait des chimères
De la conduite sans limites
Ne prêtait qu’à ces fanatiques
La folie de braver le fer

Il faut taire mystères
Que son doux protégé
Ne peut hélas connaître
Sans sa raison céder

— C’est un autre signe que je cherche. Alors, fouillons ces restes en quête de victuailles et déguerpissons de cette pagaille.

Le rescapé approuva sans difficulté. Incapable d’escalader, inconsolable devant les macchabées, il valait mieux filer dans le sillage d’un nouvel allié.

LiꙈrᲑï dégota quelques cuirs épargnés et morceaux de viande séchée. Pas grand-chose. Pas de quoi en faire un baluchon. Son attention, il détourna des frères qu’il aurait dû accompagner ; son affection, il oublia au profit des rations ; son affliction, il retrouverait dans la quiétude de la solitude.

Om était prêt, alors LiꙈrᲑï aussi. Il ne se pencha qu’une seule fois sur la carcasse d’A₥akᲬ, qu’il reconnut à son grigri de cuivre et de cuir miraculeusement épargné. Du cou, il arracha le collier et la moitié des chairs grillées de son gourou et bourreau.

A₥akᲬ pérorait que de cette breloque surgissaient ses visions. Peut-être aiderait-elle Om dans son périple vers la mort ?

— Non, garde-la. Elle te sera plus utile qu’à moi.

À contrecœur, LiꙈrᲑï reprit le bijou et l’attacha autour de sa nuque. Souvenir putride ou présent séduisant ?

Il suivit son compagnon jusqu’à un nouveau couvert. Sans un regard en arrière, détaché de regrets amers.

Om dressa un camp sommaire, LiꙈrᲑï l’aida avec une efficacité toute symbolique. Au contraire d’un ₹léyᲤ, le guerrier s’abstint de toute remarque sarcastique. La présence du rescapé l’indifférait, mais LiꙈrᲑï aurait bien été en peine de discerner la moindre expression dans ces pupilles impénétrables.

Ce ne fut que lorsqu’Om partagea sa pitance de manière équitable que le boiteux sentit la frayeur prendre l’ascendant. Tôt ou tard, il exigerait une rétribution. Une rétribution que LiꙈrᲑï n’était pas certain de pouvoir lui offrir.

Perclus de fatigue, le garçon se laissa envelopper dans la mer de cadavres feuillus. Il aurait pu dormir d’un sommeil sans rêves, mais le froid harcelait sa carcasse fracassée. Ainsi que les spectres de ses camarades trépassés. Qui n’acceptaient pas l’oubli facile.

« Pathétique estropié,
Dépendant tu resteras
D’un autre mâle, seras
Le sujet aliéné »

— Viens contre moi.

« Ta liberté
Tu pourrais regagner
Si vers le couchant rémanent
Sans cesse haletant,
Tu dégotes
La révolte »

— Tu grelotes !

Le misérable se recroquevilla sur son tapis fauve. Il ne devrait pas céder. Même si Om l’avait aidé ; s’était montré digne de confiance. L’homme sombre l’intimidait, réveillait des blessures mal refermées. Celle d’un égo bafoué.

— Comme tu voudras…

Et Om referma ses persiennes sur les abysses des rêves. LiꙈrᲑï pouvait presque entendre les moqueries de ₹léyᲤ persiffler sur son insignifiante silhouette.

Ce n’était pas l’affection
Qui motivait l’attention
Du guide, mais de la pitié
Considère animosité
Comme ta nouvelle alliée
Au cœur des vestiges figés
Farce est la dévotion
La clé, l’abnégation

Tout pour faire taire ces faussaires. La vie vaut bien quelques sacrifices. LiꙈrᲑï roula jusqu’aux flancs du combattant et s’immisça dans son couchant. Anticipant la fraîcheur de l’intrusion sous ses vêtements. Fermant son être, blindant ses nerfs. À tout affect, hermétique il serait.

Rien ne se passa. Sa chaleur l’enveloppa. Om se contentait d’être là.

Pour la première fois depuis plusieurs éternités, LiꙈrᲑï s’endormit sans cauchemars.

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