Chat-pitre 3

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Puisque sa vie ne serait qu'une longue suite d'épreuves, de difficultés et de renoncements, et que rien ni personne n'y pouvaient rien changer, Chaussette-rayée avait attendu le prochain bain pour y sceller son destin. Dès le lendemain, en entendant les tuyaux vriller sous la pression de l'eau, il sut que la baignoire se remplissait et mit à exécution le plan imaginé la veille. Pour commencer, il avait roulé jusqu'à la porte de la salle d'eau puis attendu que sa maîtresse se déshabille et s'apprête à plonger dans son bain.

À l'écoute des robinets fermés, il avait ensuite miaulé pour qu'elle vienne lui ouvrir, puis miaulé une fois encore pour qu'elle le soulève et le dépose sur le bord élargi de la vasque. À partir de ce moment, Chaussette-rayée avait tranquillement attendu que des hurlements " Au feu " résonnent depuis le salon, que sa maîtresse sorte en quatrième vitesse de son bouillon tiède, qu'elle s'enroule à la hâte dans une serviette de plage et qu'elle rejoigne son époux paniqué par les flammes s'élevant du tas de brindilles entreposé près de l'âtre. Brindilles, dont bien sûr Chaussette-rayée s'était occupé quelques minutes auparavant en retirant de sa boite une allumette à l'aide de son moignon, en la grattant avec ses deux bouts de doigts sur le papier de soufre puis jeté à proximité du panier de petit-bois sec.

Le stratagème fonctionnait au poil !

Une fois sa maîtresse partie précipitamment, Chaussette-rayée avait tout loisir de rouler dans le bain et de se laisser couler.

Gloup... Gloup...

Ça y est. Cette fois-ci, Chaussette-rayée mettait fin à l'injustice d'une vie de manques et d’impossibilités. Par son museau, l'eau s'infiltrait dans sa gorge et la tête lui tournait. Dans quelques minutes, il débarrasserait enfin la société de sa présence gênante pour certains et rebutante pour d'autres. Chaussette-rayée était déterminé à en finir. Seulement, prostré au fond de la baignoire et semblable à une pierre dans le lit de la rivière, il songea à sa famille et à ses maîtres. Il pensa à leur amour, à leur gentillesse, à leur dévouement de tous les jours, puis il se dit dans sa cervelle de chat-fligé, que la douleur de son absence serait assurément cruelle pour eux. Et tandis que ses poumons le brûlaient et que son cœur battait à tout rompre, il estima son geste stupide et égoïste. Il n'avait pas le droit de faire souffrir ceux qui le chérissaient depuis toujours, ni de leur faire porter un fardeau de culpabilité.

Non, il ne pouvait pas leur faire ça !

Perclus de remords, Chaussette-rayée décida de revenir à la surface, mais son cerveau en manque d'oxygène désorganisa ses gestes et ses pensées. Comme il se débattait, il but la tasse et toupilla sous l'eau sans pouvoir remonter. Affolé, Chaussette-rayée crut sa dernière heure arrivée. Dans une action désespérée, malgré les spasmes musculaires, il poussa sur ses deux bouts de doigts puis donna un élan à son corps démembré. Suffisante, l'impulsion le remit à flot. Il se déhancha pour garder la tête hors de l'eau et miaula pour qu'on vienne le sauver. Ses cris ne trouvèrent pas d'écho. Sa maîtresse ne vint pas à sa rescousse. Alors pour ne pas couler, Chaussette-rayée s'obligea à rester calme. Il prit une grande inspiration, rééquilibra son rythme cardiaque puis agita son moignon comme une nageoire de poisson.

— Miaou ! Miaou ! disait-il de temps à autre pour alerter ses maîtres, tandis qu'il ondulait sur l'eau.

Fatigué d'avancer sur le ventre, Chaussette-rayée roula sur le dos et se déplaça ainsi. À l'envers, sa dextérité était la même. Dos-ventre, ventre-dos, il intervertit les positions pour nager sur l'eau. Il finit par trouver cela très amusant, si bien que lorsque sa maîtresse retourna dans la salle d'eau et qu'elle le vit flotter dans son bain chaud, elle éclata de rire et appela son mari. Celui-ci accourut, s'imaginant une deuxième calamité. Au lieu d'une inondation, il découvrit Chaussette-rayée nageant tranquillement dans la baignoire, les yeux mi-clos, l'air détendu.

— Un vrai canard notre Chaussette-rayée ! s'exclama le maître en riant.

— Ah ça oui ! approuva la maîtresse. Quelle adresse de se mouvoir ainsi dans l'eau. Tes frères et sœurs n'ont pas ce savoir-faire !

Les époux s'accordèrent pour dire que la physionomie particulière de Chaussette-rayée ne l'empêchait pas de nager comme les autres, bien au contraire. Tous les deux s'en réjouirent. En le sortant de l'eau et en l'entortillant dans une serviette, sa maîtresse lui dit :

— Dorénavant, tu auras droit à un bain par jour dans un bac spécial pour toi.

Le miaulement ravi de Chaussette-rayée amorçait le virage à 180° qu'il voulait prendre. En décidant de vivre, le minet avait aussi décidé de vivre bien et de rester positif malgré les obstacles sur son chemin.

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