Une place de trop.

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Un mauvais pressentiment pressa la poitrine d’Anne alors qu’elle ouvrait la porte grinçante du vieil immeuble de pierre, jouxtant une sévère cité ouvrière. Elle posa une main sur le châle qui lui couvrait les épaules et se mordit la lèvre. D’où cela pouvait-il bien venir ?

C’était étrange - elle inspira profondément l’air ambiant, et les fumets de pauvres soupes ne couvrant pas les senteurs âcres d’urine et de sueur ne faisaient qu’accroître son inquiétude. Tout était comme d’habitude pourtant… La même poussière sur les escaliers de bois étroits, les mêmes voix des mères qui prononçaient leurs bénédictions avant de manger ; elle était en retard pour le souper, une fois de plus.

Pas de grèves prévues, pas d’odeurs ou de sons inhabituels...

L’ouvrière comprit le problème quand elle ouvrit la porte de son domicile au troisième étage.

  • Maman, est-ce que t’as rencontré papa sur le chemin ? Il aurait déjà dû rentrer, normalement, souffla Melinda à voix basse.

Anne sentit son cœur rater un battement. William n’était jamais en retard. Toujours les mêmes heures, aussi fiable qu’une horloge bien remontée.

Elle s’efforça de secouer ces pensées sombres hors de sa tête et caressa doucement la chevelure de sa fille aînée.

  • Il a dû avoir un empêchement, ou peut-être un souci à l’usine. Où est Léonie ?
  • Dans notre chambre. Elle s’entraîne pour sa récitation de poésie demain, je crois.
  • Elle est au courant... ?

Chuchotis et demi-phrases, les secrets ne lui plaisaient guère. Mais sa fille cadette était si sensible, et elle préférait ne pas troubler sa quiétude aussi longtemps que possible.

  • Non, pas encore.
  • Bien.

Un silence s’écoula, quelques secondes à peine. Quelques secondes de trop, à vrai dire.

  • Maman. Crois-tu qu’il va bien ?

Non, criait son instinct de toutes ses forces. Non, il y a un problème. Voilà une heure qu’il aurait dû être à la maison, un collègue leur aurait dit s’il y avait eu un délai à l’usine. Que lui était-il arrivé ?

Mais à la place, elle ne put qu’esquisser un sourire et étreindre sa grande petite dans ses bras. Sa fille qui n'était pas encore tout à fait devenue une adulte, pourtant présente pour tout le monde et surtout pour ses parents, sa fille qui en cet instant avec ses grands yeux inquiets et sa mine tirée lui suppliait de la rassurer, comme lorsqu’elle faisait des cauchemars à cinq ans.

  • Je suis sûre qu’il va bien. Attendons encore une demi-heure pour lui, puis nous mangerons. William se tire toujours d’affaire quoiqu’il arrive.

Je l’espère vraiment. Elle tourna son dos et s’esquiva vers leur chambre vide ; sa lèvre avait commencé à trembler. Était-ce un coup de ce Loup dont sa fille avait parlé, la veille ?

Son mari était-il... Non. Impossible.

Elle ne le supporterait pas.

Le silence à table était oppressant. Presque autant que la place vide à sa gauche, là où aurait dû se tenir William, mais encore moins que les têtes baissées de Melinda et Léonie, qui n’osaient la regarder. Elle ravala le sentiment de culpabilité qui la saisissait en les voyant, toutes les deux, et crispa ses doigts moites d'angoisse sur les couverts de mauvais cuivre.

Le pot-au-feu refroidissait dans leurs assiettes malgré l'odeur délicieuse et Anne dut se forcer à soulever sa fourchette pour avaler sa bouchée de carottes et de pommes de terre. Une nausée l'envahit.

Comment manger avec cet absent qui occupait leurs esprits ? Et dire que Melinda avait cuisiné pour eux ce soir, pour leur éviter davantage de fatigue !

  • C’est très bon, remarqua-t-elle avec un sourire qu'elle espérait naturel. Tu t’es entraînée pour nous faire la surprise, ma chérie ?

Un ange qui passe fut sa seule réponse ; elle espérait seulement que ce n’était pas celui de son mari. En face d'elle, Léonie pinçait des lèvres, comme dégoûtée par sa tentative de faire comme si tout allait bien. Melinda... Elle n'arrivait pas à lire ce front plissé, ces yeux mornes.

Elle laissa échapper un discret soupir et se passa une main lasse dans les cheveux. Je ne sais plus quoi faire. Se taire n'aidait pas, parler non plus. Mais elle ne pouvait pas les laisser toutes seules dans cet appartement trop vaste pour elles deux, à se faire du mauvais sang pour leurs parents ! Pourtant, Dieu savait à quel point elle aurait aimé pouvoir se rendre au lieu de travail de William, en avoir le cœur net. Ne rien faire était presque pire, et tenter d'agir ne faisait qu'aggraver leur mal-être collectif.

Léonie se leva abruptement de table, et elle put lire dans ses yeux noisette la tristesse qu’elle tentait de contenir. Le poids qui se traînait dans son cœur s'alourdit encore : pendant qu'elle se prenait la tête, elle laissait ses filles dans leurs propres peines.

  • J’vais dormir, dit-elle simplement en repoussant sa chaise dans un raclement assourdissant. Réveillez-moi s’il y a du nouveau.
  • Léonie… tenta sa mère, la voix faiblissante.

Trop tard, elle s’était déjà échappée, comme elle-même l'avait fait un peu plus tôt. Elle se tourna, impuissante, vers Melinda et ses prunelles insondables. Ses doigts avaient commencé à trembler, presque imperceptiblement.

  • Ma chérie, à quoi penses-tu ?
  • Tout est de ma faute.

Cette voix cassée et cette tête enfouie dans ses mains, Anne ne les avait jamais vues. Elle en eut presque peur.

  • Ne dis pas ça, Melinda !
  • Mais c’est vrai, soutint cette dernière, platement. C’est de ma faute. Revenir ici était une connerie effroyable. Je n’aurais jamais dû vous mettre en danger de la sorte. Loup est un tueur, et il sait que je suis pas en prison, alors il veut se venger sur moi. Et à cause de moi... il… il… il a eu papa, éclata-t-elle en sanglots.

Sa mère se leva pour la serrer dans ses bras, plus fort que la dernière fois, plus fort encore que lorsqu’elle pleurait, petite. Car cette fois, elle aussi était effrayée. Melinda disait vrai, elle le pressentait, et elle ne savait plus que répondre. Elle ne pouvait que l’étreindre, et lui caresser lentement ses boucles, les lisser du plat du doigt. Comme elle aurait aimé que son mari vienne les détromper toutes les deux !

  • Rien de cela n’est de ta faute, mon ange, chuchota-t-elle. Nous ne savons pas encore si c’est bien ça qui est arrivé.
  • Mais...

Sa pauvre enfant suffoquait dans ses larmes. Elle desserra ses bras pour lui embrasser le front.

  • Quoi qu’il en soit, nous serons toujours là pour toi.

Mais c’est bien ça, le problème, songea l’apprentie amèrement.

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