Entre chien et loup

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— Dépêchez-vous, on va vous remarquer !

— Ne me presse pas, André.

Une menace latente était contenue dans sa voix - quelque chose de froid, de mordant qui saisissait l'assassin au niveau des intestins. André pressa ses lèvres et se contenta donc de faire le guet comme Loup le lui avait demandé ; être capturé et reconnu coupable de meurtre en série, c’était se faire condamner à la guillotine place de Grève à coup sûr.

Même si je cours assez vite pour m’échapper, ce salaud me dénoncera... Loup ne lui ferait pas ce genre de fleur, encore moins après leur dernière altercation. Il grimaça en y repensant avant de secouer la tête : s’il souhaitait la conserver, il valait mieux qu’il se concentre au lieu de divaguer ainsi. Le mercier quant à lui, à peine arrivé et à quelques mètres de là, semblait examiner la dépouille d’un air attentif.

— Vous ne… ‘prélevez’ rien, cette fois-ci ? se risqua-t-il à demander.

Le soupir qui s’échappa des lèvres de Loup semblait teinté d’agacement. Néanmoins, il se releva lentement pour le fixer. L’acier luisant de ses yeux le fit se raidir.

— Non. Il est vrai que j’y ai pensé, mais cela serait un indice de trop pour la police. Le ‘message’ passe assez clairement comme ça.

L’homme blond inspira comme s’il s’apprêtait à rajouter quelque chose, mais se ravisa ; il saisit brutalement le poignet d’André pour le tirer vers le côté avant même qu’il ne puisse protester. L’air de la ruelle avait changé. L’assassin perçut le brouhaha diffus de voix masculines en pleine conversation, et leurs syllabes traînantes laissaient deviner les bières avalées en chemin. Soûls à presque vingt heures et demie, il fallait le faire, ces pauvres diables.

— Quelques minutes de plus et ils découvriront le corps. Allons-y.

Du coin de l'oeil, André crut apercevoir les premiers corbeaux quitter la cime des tilleuls bordant la petite cour à côté du muret. Il pressa le pas.

Que Loup soit un aliéné, il s’en doutait depuis un long moment. Mais qu’il l’amène au cimetière de Belleville en guise de planque alors qu’elle n’était qu’à deux rues du meurtre, en revanche, cela relevait de l’inconscience la plus totale - digne d’un patient de la clinique de Sainte-Anne. Trois ans que je fais ce métier depuis les guerres du Dahomey et il réussit encore à me surprendre. Il se garda bien de lui partager ces pensées-là, trop préoccupé à chercher du regard une potentielle cachette.

  • Ne sois pas si nerveux, André. Je connais les lieux.

Il connaissait les lieux… Bien sûr. Il retint un ricanement sarcastique et lui emboîta le pas. Ici, pas de tombeaux en marbre blanc ni d’automates d’accueil rutilants aux boîtes à musique intégrées, capables de jouer les musiques préférées du défunt contre un bouquet à poser dans leurs mains faites de cuivres. Cela caractérisait les cimetières plus fortunés de la ville, où les hommes politiques ou les riches bourgeois se faisaient inhumer. Les nobles, bien sûr, leur préféraient encore les cimetières paroissiaux de leurs campagnes, où ces ‘étrangetés’ du siècle n’étaient pas encore arrivées.

À celui de Belleville, les seuls bruits perçant le silence de mort étaient ceux des carillons de bronze, tintant au rythme des inspirations et expirations de la brise automnale. Dans l'obscurité de la nuit tombante, elles se teintaient de notes sépulcrales qui lui donnaient la chair de poule. André suivit Loup attentivement, son anxiété amplifiant chaque son causé par leurs pas. Le craquement des premières feuilles séchées au sol, remplaçant le battement des semelles de cuir contre les pavés, son souffle qui se bloquait dans sa gorge - tout devenait assourdissant.

  • Nous serons très bien ici, murmura Loup.

Il suivit son geste, s’arrêta, ses poils se redressant peu à peu le long de ses bras alors qu’il inspectait le lieu où le mercier avait jeté son dévolu. À seulement quelques pas de l’entrée, une mince brèche dans le mur de pierres pourrait leur servir d'œil de bœuf ; large comme son doigt et à hauteur de son visage, ils durent se pencher, se rapprocher afin d’avoir accès à la rue. Loup l’avait amené à se tenir directement derrière une sculpture de croix en bois massive, dont le tronc large était suffisant pour camoufler leurs deux corps de tout regard. Un frisson lui échappa.

  • On sera à deux mètres de la police quand elle arrivera, protesta-t-il en un murmure, et pratiquement à portée de vue pour les…
  • Tais-toi. Il n'y a que le gardien à cette heure-ci.

Son chuchotement avait claqué comme un fouet dans l'air lourd du soir. Même s'il n'y avait presque personne à cette heure, fermeture oblige, il ne put s'empêcher de penser aux familles de défunts. Ces mêmes défunts censés pouvoir trouver la paix en ce lieu, dont ils profanaient les tombes par leur présence. Il déglutit silencieusement et se signa de la main gauche : les sépultures, allongées par dizaines derrière eux, semblaient le dévisager avec mépris. Tuer était une chose à laquelle il s'était résigné, mais entacher le lieu de repos de pauvres âmes ainsi, cela en était une autre.

Bien sûr que pour l'écorcheur d'humains, cela ne doit pas poser problème, songea-t-il amèrement.

Peut-être n'était-il pas trop tard ; peut-être était-il encore temps pour lui de quitter le pays avec sa fille, avant que ce forcené n'en fasse - Dieu l'en garde - du cuir. Mais avec quel argent partir ? Loup lui devait toujours sa paie.

  • Regarde. Ils arrivent.

André put presque percevoir le sourire dans la voix de son employeur et crispa les doigts. Deux policiers accouraient vers l'endroit qu'ils avaient quitté il y avait seulement quelques minutes.

Le corps de William M'Baku venait d'être découvert. Auprès des deux hommes se profilait une troisième silhouette au long pardessus reconnaissable ; André se mordit la lèvre.

L'inspecteur Leroy venait d'arriver sur les lieux du crime.

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