Chapitre 8: La salve

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Nous regagnâmes la salle de classe au-dessus de la porte d’entrée. Mes camarades n’avaient pas bougé de leur place. La fatigue creusait ses marques sur leurs visages. Certains, malgré le vacarme et la tension palpable, s’étaient assoupis, enserrant leur fusil, adossés à un mur sur le sol poussiéreux. Les autres, trop angoissés pour se laisser aller au sommeil, s’observaient en silence, mesurant le courage de leurs voisins à l’aune de leurs propres faiblesses.

Au-dehors, la nuit était tombée. La pénombre, par mesure de sécurité, demeurait dans notre établissement : Duroc avait interdit toute source de lumière, ajoutant aux craintes des élèves, relents d’ancestrales peurs jaillies du fond de cavernes obscures.

Le colonel avait fait rassembler la plus grande partie de sa maigre garnison autour de lui.

— Sergent, murmura-t-il, je vous désignerai les cibles. Vous vous chargerez de les répartir entre vos hommes. Deux soldats par objectif, je ne veux que des coups au but. Est-ce clair ?

— Oui mon colonel, lui répondit le vieux militaire, impassible.

— Pierre, viens avec moi, nous ne serons pas trop de deux pour repérer les meneurs.

Sans un mot, sans savoir quelle aide je pourrais lui apporter, je suivis Duroc, marchant le dos voûté en direction de l’une des fenêtres. Je tentai un coup d’œil à l’extérieur. La neige tombait à nouveau, de gros flocons s’abattaient dans la rue. Une épaisse fumée âcre montait jusqu’à nous : les émeutiers essayaient depuis une demi-heure d’incendier la porte principale, sans succès pour le moment, tant le bois ancien était dur et résistant. La colonne qui se dégageait du brasier s’engouffrait dans notre bâtiment, irritant nos gorges sèches et piquant nos yeux épuisés.

Les torches et feux de camp illuminaient les émeutiers. J’aurais juré que leur nombre avait encore augmenté. Ils étaient des centaines. Des tonneaux percés reposaient sur des tréteaux. Des brocs de bière ou de vin passaient de main en main. Ils ripaillaient et s’alcoolisaient, tandis que nous grelottions de froid dans le noir. Des groupes dansaient, au son d’un violon ou d’une flûte. Les chants enflaient et retombaient sans discontinuer. Carmagnole, Marseillaise, les hymnes révolutionnaires ressortaient de l’oubli forcé par des années d’empire. Des enfants couraient entre les adultes, tête vers le ciel et langue tendue, dans l’espoir d’attraper des cristaux de neige. J’eus l’étrange impression d’assister à une fête de village. Une fête violente, mortelle, dont la fin approchait à une vitesse démesurée.

— Là, tu vois ? me glissa Duroc. Ce grand escogriffe adossé au mur de la boulangerie.

— Celui qui porte un bicorne et des favoris ? l’interrogeai-je.

— Oui. Il ne participe pas aux réjouissances. Il se contente d’observer, et par deux fois déjà des émeutiers se sont approchés de lui, écoutant ce qu’il leur disait.

Le colonel nota la description de l’homme sur un calepin, puis reporta son attention vers la rue.

— Là ! Un autre. Barbe taillée finement, qui donne l’impression de s’être déguisé dans son bleu de travail tout neuf. Il passe son temps à haranguer la petite troupe réunie à ses côtés.

J’opinai du chef.

À six reprises, le colonel me désigna ceux qu’il considérait comme des meneurs. Je les détaillai avec attention, notant les éléments que le colonel me délivrait. Je devais toutefois entièrement me fier à la perception du militaire, incapable de trouver par moi-même qui dirigeait cette troupe disparate.

— Ça devrait suffire, conclut-il après cinq minutes d’observation, tandis qu’il se reculait avec précaution. Nous devrions parvenir à notre objectif avec ceux-là. Il marqua une pause, soupira. Je n’ai de toute façon pas assez de soldats sous la main pour plus de cibles.


Duroc retourna à ses hommes, tandis que je m’approchai de mes camarades. Louis surveillait ceux de la phalange, veillant à leur équipement, leur position, leur moral. Il n’avait aucun regard, aucune attention pour nos autres camarades, coupables à ses yeux de ne pas avoir embrassé la cause à temps. Armand n’avait pas changé de place, adossé à une table renversée. Je me dirigeai vers lui, faisant signe aux autres élèves dans la pièce de me rejoindre. J’allais devoir trouver les mots, alors que je sentais la situation m’échapper totalement.

— Le colonel va faire tirer ses soldats, expliquai-je.

— Sur la foule ? s’inquiéta l’un des nôtres. Mais ça va être un massacre !

— Non, le coupai-je avant que la panique ne s’emparât du groupe. Il n’est pas question de viser les civils, mais d’abattre ceux qu’il a repérés comme étant leurs meneurs.

Un flottement parcourut mes compagnons, des murmures à peine audibles, de doute, pour la plupart.

— Et qu’est-ce qui nous dit que les autres ne vont pas nous tomber dessus après ça, hein ? objecta, à ma grande insatisfaction, un des membres de la phalange.

— Et qu’est-ce qui nous dit qu’ils ne vont pas donner l’assaut d’ici une heure ou deux ? rétorquai-je d’un ton plus acerbe que je ne l’aurais voulu. Tu préfères qu’on attende ? Qu’on se fasse égorger en pleine nuit, peut-être ? Ou bien enfumer et brûler comme des cochons sur des broches ?

La colère montait en moi, attisée par la peur et la fatigue. Je pointai du doigt la malheureuse cible de mon désespoir, haussant le ton à mesure que je parlais.

— Sauf si tu penses qu’on doit se rendre ? Je suis sûr qu’avec tout l’alcool qu’ils ont bu, en bas, ils vont se montrer compréhensifs et nous laisser filer, crachai-je.

L’élève se tut, piteux, tandis que nos autres compagnons m’observaient avec étonnement. Je soufflai lentement, essayant de retrouver mon calme.

— Pardonne-moi, murmurai-je à mon camarade. C’est la seule solution, Duroc me l’a assuré. Et je pense qu’en la matière, il en sait plus que nous, non ?

Seul le silence me répondit.

Nous nous alignâmes le long des murs extérieurs de la pièce, les soldats prêts à se placer dans les ouvertures des fenêtres pour tirer. J’avais posé mon fusil contre le mur : il me gênait dans mes mouvements, et je voulais pouvoir observer les effets de la salve. Les autres élèves attendaient, mains crispées sur la crosse de leurs armes, le teint blême et la respiration hachée. Je tentai de contrôler les battements de mon cœur et le tic nerveux qui depuis peu agitait le coin de mes lèvres.


Le colonel leva le bras. Les soldats, dissimulés et abrités par la pénombre, se mirent en position.

Je jetai un rapide coup d’œil dans la rue. Les émeutiers poursuivaient leurs activités, sans se douter de rien. Mon regard se posa sur un petit garçon, le visage tendu vers le ciel, occupé à admirer les flocons voler à la lumière des flambeaux.

Je ne vis pas le signal de Duroc. Les coups de feu éclatèrent. Une demi-douzaine d’hommes et de femmes tombèrent à terre dans un bruit de tonnerre. Le petit garçon s’effondra.

Ma vision se brouilla. Je ne distinguai plus qu’un nuage de sang devant moi. Celui de l’enfant tachait la blancheur de la neige fraîche. Je hurlai de terreur tandis qu’une nouvelle salve éclatait. D’autres victimes. D’autres morts.

— Non ! Arrêtez ! parvins-je tout juste à gémir.

Au-dehors, la panique s’emparait de la foule. Des gens criaient, pleuraient. Des hommes appelaient leurs épouses, leurs enfants. Derrière mes larmes de rage, j’aperçus une femme, peut-être la mère du petit, se précipiter vers lui dans un gémissement de désespoir. Elle se jeta à ses côtés, piètre rempart pour ce corps déjà sans vie.

Je me ruai sur le soldat le plus proche. Il attendait l’ordre de Duroc pour tirer à nouveau. Une seule salve, avait-il dit ! Je tentai de m’emparer de son fusil, récoltant un coup de crosse en travers du visage qui m’envoya choir au milieu de la pièce.

Des coups de feu éclatèrent. De la rue, cette fois-ci. Le soldat qui venait de me frapper tomba, une balle en pleine tête, ainsi que deux autres élèves qui s’étaient levés dans la panique. La foule, d’abord terrifiée, était à présent transportée par une rage folle. Le plan parfait de Duroc n’avait fait qu’attiser leur colère. En voyant leurs amis, leurs frères ou leurs sœurs étalés dans une mare de sang, chacun s’était emparé d’une arme, d’un pavé, d’un flambeau. Un déluge de feu et d’acier s’abattit sur nous.

D’autres défenseurs tombèrent. Les cris des blessés se fondaient avec les hurlements des émeutiers. Je me protégeai derrière une table, attrapai un fusil abandonné sur le sol.

— Aux armes ! éructa le colonel par-dessus le vacarme. Ils vont enfoncer la porte !

Une forêt de canons se hérissa par les fenêtres. Je rejoignis mes compagnons. Nous étions galvanisés par la peur et la vue de nos amis tués ou mortellement blessés.

— Feu ! ordonna Duroc. Feu à volonté !

Le crépitement des armes fut assourdissant. Je sentis le recul de mon fusil, la douleur dans mon épaule. Nous ne visions plus, submergés par la terreur et cette excitation macabre du combat que je n’avais encore jamais éprouvée. Je rechargeais aussi vite que possible, tirais à nouveau. Il n’y avait plus aucun ordre, plus aucune organisation. Nous devions sauver notre peau, coûte que coûte.

Je n’y voyais plus. Mes larmes, tout autant que la fumée épaisse, obturaient ma vision. Mon estomac se rebella, prêt à vomir le maigre repas ingurgité.


Combien de temps dura cette folie ? Toutes nos balles, ou presque, furent utilisées. Le canon de nos fusils, brûlant, sifflant sous la chaleur, crachait encore et encore des salves de métal. Je ne discernais plus mes camarades. Nous n’étions concentrés que sur un seul objectif : repousser les assaillants, protéger nos vies et celles de nos amis.

Les tirs s’estompèrent peu à peu. La foule s’était dispersée, vaincue par ce déluge. Quelques coups épars éclatèrent encore.

Puis ce fut le silence, rompu seulement par les gémissements des blessés et des agonisants.

La rue était jonchée de cadavres. Vingt. Trente, peut-être ? Allongés sur le sol dans des postures variées, entassés par endroits, ou fauchés alors qu’ils tentaient de fuir. La neige n’était plus qu’un tapis brunâtre piétiné par des centaines de souliers. La fumée, portée par le vent, s’éloignait de ce champ de bataille, emportant avec elle les atrocités commises.

Je regardai le visage de mes camarades. L’émotion du danger dissipée, nous étions tous horrifiés par ce qui venait de se dérouler. Certains pleuraient, d’autres restaient hagards, hébétés par cette épreuve. Ma main droite tremblait sans que je parvinsse à la contrôler, j’avais envie de hurler, m’enfuir, disparaître aussi loin que possible de ce désastre.

Nous étions sauvés, bien sûr. Mais le prix à payer était monstrueux.

Dehors, les flocons tombèrent plus dru. La neige, comme pour effacer nos actes, recouvrait lentement les traces du carnage. Elle se teintait par endroits d’un rouge écarlate.

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