Chapitre 9: Après

10 minutes de lecture

Nous passâmes le reste de la nuit à soigner nos blessés, renforcer nos défenses, nous renforcer pour nous prémunir d’un nouvel assaut. Duroc nous maintenait en activité pour nous empêcher de réfléchir, pour que nous ne nous écroulions pas, écrasés par l’horreur que nous venions de vivre.

Je m’activais sans penser, avançais, marchais, essayant d’apporter mon aide partout où je le pouvais. Nous transportâmes nos camarades blessés dans l’infirmerie, rassemblâmes nos morts dans le réfectoire. Le colonel avait ordonné que nous laissions les émeutiers tués et navrés à leur triste sort, mais la grogne s’emparant de nous, il accepta que nous nous occupions des leurs.

Je n’éprouvais plus aucune once d’orgueil. Le baptême du feu avait été un supplice, nous étions choqués, ébranlés jusqu’au plus profond de notre être.


Revenant de l’infirmerie débordée, je tombai au détour d’un couloir sur Armand. Il se tenait recroquevillé dans l’embrasure d’une porte, pleurant à gros sanglots. Je m’approchai de lui, m’accroupis et posai une main sur son épaule. Nous restâmes ainsi de longues minutes, avec le silence comme seul témoin de notre abattement.

— Qu’avons-nous fait, hoqueta-t-il ? C’étaient des enfants, des femmes, des hommes du peuple. Qu’avons-nous fait ? Nous sommes des monstres, du sang plein les mains.

Que pouvais-je répondre à cette vérité qui me tenaillait depuis des heures ? Moi, qui étais présent quand Duroc avait pris la décision de tirer sur les meneurs. Moi, qui avais fini par approuver ce choix, persuadé que le colonel disait juste.

Je soupirai, m’essuyant les yeux du revers de mon uniforme taché.

— Tu as raison, murmurai-je.

Je cherchai les mots, des mots, n’importe lesquels, qui pourraient nous réconforter. Duroc avait au moins raison sur un point : nous ne devions pas nous laisser aller. Les émeutiers pouvaient revenir à tout instant, nous submerger dans un assaut vengeur.

— Mais ils voulaient forcer la porte, argumentai-je. Ils allaient réussir à rentrer. Et nous... nous serions tous morts à cette heure…

— Comment le sais-tu ? gronda mon ami, l’œil noir de colère. Nous aurions pu parlementer. Peut-être qu’ils nous auraient laissé partir, sains et saufs ? Tout, plutôt que cette solution bestiale choisie par Duroc ! Il a fait tirer sur la foule, Pierre ! Des femmes et des enfants...

— Il… il a voulu essayer de contenir les émeutiers, murmurai-je.

— Contenir ? Tu as vu le résultat ? s’emporta mon ami. Ils ont répondu, évidemment. Qu’est-ce qu’il croyait ? Qu’ils s’en iraient la queue entre les jambes ? Il savait, Pierre. Il savait très bien qu’en tirant sur la foule, il allait déclencher un bain de sang. Et… et c’est même peut-être justement ce qu’il voulait.

La voix de mon ami s’éteignit dans un souffle. Comment répondre ? Ces pensées m’assaillaient depuis que les fusils s’étaient tus. Aurions-nous pu négocier ? Tenter de trouver une issue plutôt que cette boucherie ? Mais ils semblaient si déterminés, comme aiguillés par des tisons ardents. Et Duroc. Duroc avait-il réellement l’expérience nécessaire pour gérer pareille situation ? Avait-il imaginé ce qu’il allait déclencher en agissant ainsi ?

— Non... tu... tu dis vrai, reprit Armand. Ils nous auraient écharpés. Cette foule était... elle était. J’étais paralysé par la peur, Pierre. Et... et lorsque j’ai tiré le premier coup de feu, je me suis senti... libéré. Je ne pouvais plus penser. Il fallait que je tire, encore et encore. Je voulais qu’il n’en reste plus un seul debout. Je... j’avais si peur…

La voix de mon ami mourut dans un sanglot, il fondit à nouveau en larmes, la tête dans les mains. Je pleurai moi aussi. Les émotions refoulées au cours de ces dernières heures, pour rassurer mes camarades, les aider, exécuter les tâches que l’on attendait de moi, ces émotions, enfin, s’exprimaient. Et dans ce couloir désert, jonché de débris et au sol taché du sang de nos compagnons, je m’effondrai.

Nous restâmes ainsi une éternité.


— Nous avons fait ce que nous devions faire, réussis-je à reprendre. Pour nos amis, pour notre école. Rien n’aurait pu les arrêter, et à cette heure-ci, c’est notre tombe qu’on serait en train de creuser.

Ne croyant qu’à moitié à mes paroles, nous n’eûmes pas le temps d’en débattre plus avant : Louis venait de faire irruption dans notre espace de paix. Il avait le teint blême, une éraflure barrait son front. Il accéléra le pas en nous apercevant, se planta devant nous, le souffle court.

— Pierre, on te cherche partout ! Le colonel veut nous voir au plus vite dans son bureau !

Je le fixai, incrédule, le temps de rassembler mes pensées. Duroc. Oui, bien sûr. Le danger n’était pas écarté. Les émeutiers. Je me levai, hésitant, adressai un regard à Armand, comme pour lui demander l’autorisation de le laisser. Il me répondit d’un imperceptible hochement de tête et se redressa à son tour.

— Allez-y, renifla-t-il. Je vais rejoindre Charles et je... nous…

Sa voix se brisa et je crus qu’il allait une fois de plus fondre en larmes. Il prit une profonde goulée d’air, se ressaisit, carrant ses épaules et relevant la tête. Je lui adressai un sourire en guise de réconfort.

— Prends soin de toi, soufflai-je. En cas de besoin, viens me trouver.

Nous partîmes dans deux directions différentes, Louis et moi chez le colonel et Armand à la recherche de notre ami Charles. Le long du chemin, je sentis à plusieurs reprises mes jambes flageoler, tandis que je notai une fois de plus, avec inquiétude, et peut-être une pointe de jalousie, le calme et l’assurance dont Louis faisait preuve.


Duroc nous attendait assis derrière son bureau. Les traits tirés, son visage trahissait une fatigue intense. Il donnait l’impression d’avoir vieilli de dix ans en une nuit. Il tenait étalés devant lui dans un savant désordre des cartes et des courriers, preuves que la communication devait se maintenir malgré tout dans la capitale. Il achevait de rédiger une note et nous fit signe d’un geste sec de nous asseoir sur les deux chaises placées devant lui.

Nous restâmes immobiles le temps qu’il termine sa tâche. Le silence de cette pièce austère n’était rompu que par le crissement de la plume sur le papier. Je fixais du regard le trait de l’encre, l’esprit concentré, luttant contre les images et les hurlements qui menaçaient de m’envahir à chaque instant.

— Les choses n’auraient pas dû se passer ainsi, murmura enfin le colonel.

Il redressa la tête, nous observa durant de longues secondes. Je lus dans son regard une expression de regret que je n’avais encore jamais notée chez lui.

— Je ne voulais pas cela. Les premiers coups de feu auraient dû les effrayer, ils auraient dû prendre leurs jambes à leur cou. Au lieu de ça, ils se sont déchaînés, comme des guêpes dont on aurait détruit l’essaim.

Le colonel inspira une profonde bouffée d’air, puis reprit, la voix plus ferme. Le militaire avait repris le dessus sur l’homme.

— Vous vous êtes bien battus. Je suis fier de vous et de votre phalange. Même les autres élèves ont apporté leur aide. Il frappa du poing sur la table. Cet épisode héroïque sera loué, plus tard !

Je ne parvenais pas à me persuader que nous méritions de quelconques louanges pour ce que nous avions fait. Je portai mon regard vers Louis. Ses traits étaient tirés, il n’avait pas desserré les mâchoires depuis le début. Par-delà l’épuisement, je lisais en lui une volonté ferme et, plus encore, une fierté assumée qui l’habitait entièrement. J’assistais à sa métamorphose, une évolution qui avait canalisé la colère bouillonnant dans ses veines pour la diriger vers un but, une mission.

— Vous féliciterez vos camarades, reprit Duroc en guise de conclusion. Je passerai plus tard moi-même les visiter.

— Merci, monsieur, répondis-je par instinct.

Le colonel opina du chef, satisfait.

— Mais nous avons encore une situation urgente à régler, et j’ai besoin de vous. L’attaque sur l’école n’était pas un fait isolé, vous vous en doutez. Les quartiers de l’est et les faubourgs se sont embrasés ; les rues de la capitale sont à feu et à sang.

Il effectua un large mouvement circulaire de son bras, comme pour embrasser les alentours.

— Les Tuileries brûlent, le bâtiment est perdu. Nos défenses intérieures ont été enfoncées. Le Palais de Chaillot est pour l’instant bien gardé, mais les rapports disent que le quartier protégé, autour de lui, a été en partie envahi. Nous avons besoin de tous les hommes, et je vais vous envoyer là-bas avec votre phalange : nous allons y concentrer toutes nos forces pour un assaut massif. Mes soldats resteront ici avec vos camarades, pour défendre la place en cas de nouvelle attaque. Nous serons rejoints dans la journée par d’autres détachements qui viendront nous rallier.

— Et l’armée ? articulai-je. Les régiments cantonnés en dehors de la ville ?

— Ils ont pour le moment reçu l’ordre de ne pas s’engager, rétorqua Duroc d’un ton sec et sans appel. L’état-major ne veut pas faire pénétrer des colonnes dans ces conditions, ils n’interviendront qu’en dernier recours. D’autant plus qu’on parle d’une armée de révoltés et d’anciens soldats désœuvrés qui rejoindrait Paris. Nous devons nous prémunir d’un assaut à revers, où nous serons pris au piège.

Les traits du colonel se durcirent un peu plus, ses yeux s’étrécirent.

— Nous parviendrons à contenir ces émeutiers, quelles que soient les forces engagées ! gronda-t-il.

Parvenir à bout, mais à quel prix ? Et pourquoi ces troupes n’interviendraient-elles pas ? Elles n’étaient certes pas entraînées pour les combats de rue, mais leur recours aurait peut-être pu détruire cette révolte en quelques heures. L’absence de réaction de Louis et la fermeté de la réponse du colonel achevèrent de me convaincre : nous obéirions aux ordres.

— Quand devons-nous partir ? me devança Louis.

— Maintenant ! trancha Duroc. Rassemblez vos camarades. Vous passerez à l’armurerie prendre des réserves de munitions, ainsi qu’à l’intendance récupérer de la nourriture pour deux jours.

— Deux jours ? m’étonnai-je. Mais nous devons seulement rejoindre le quartier protégé, c’est à peine à une heure de marche. Pourquoi nous encombrer de…

— Parce que si tout a été pillé là-bas, ou que vous rencontrez des difficultés à atteindre votre destination, vous serez contents d’avoir quelque chose à manger et de ne pas vous battre le ventre vide, trancha le colonel d’un ton cassant.

Je me tus, rabroué et sèchement remis à ma juste place. L’homme se leva, rassembla une pile de documents.

— Assez parlé ! Nous ne devons pas perdre plus de temps. Vous devrez remonter vers l’île de la Cité, puis longerez les quais jusqu’au Palais. Il y a des bateaux qui descendent la Seine pour transporter les troupes. Je vous défends d’y embarquer, ce sont des cibles bien trop faciles.

Il se dirigea vers la sortie, posa la main sur la poignée de la porte puis se retourna vers nous. Son visage devint plus grave encore, son ton plus inquiet.

— Si vous rencontrez une troupe trop nombreuse, ne l’engagez pas ! Inutile de vous faire écharper sans raison. Trouvez des passages, d’autres chemins, vous devez à tout prix rejoindre votre objectif, est-ce bien clair ?

— Oui, monsieur, répondis-je.


Je rassemblai ma phalange avec difficulté. Certains étaient blessés, nous comptions un mort parmi nous, et tous s’affairaient aux quatre coins de l’école. Nous eûmes besoin de pas moins d’une heure pour les réunir et encore autant pour les équiper.

J’étais occupé à étudier avec Louis une carte de la capitale, quand Charles s’approcha de nous. Il portait lui aussi un équipement complet, fusil en bandoulière, grenades à la ceinture et sac au dos.

— Je peux pas rester ici, balbutia-t-il en réponse à mon regard interrogateur. J’aurais l’impression de me cacher pendant que les copains risquent leur vie.

— Mais, répondis-je, surpris par ce discours. Et tes principes ? Le fait de tirer sur la foule ?

— J’avais tort, murmura mon ami. Si nous nous étions tous préparés, nous aurions peut-être pu agir plus vite, éviter ce massacre… je… je crois.

Je posai une main sur son épaule.

— Tu es le bienvenu parmi nous, affirmai-je, tandis que Louis gardait un silence de plomb.

J’étais rassuré d’avoir un ami de plus à mes côtés. En cas de danger, nous pourrions nous protéger les uns les autres.

— Merci, Pierre.

— Et si tu dois tirer sur ces fameux amis dont tu t’enorgueillis ? cracha soudain Louis, n’y tenant plus. Si tu te trouves face à eux, au détour d’une ruelle ou d’une barricade, tu feras quoi, hein ?

— Je… balbutia Charles. Je ferai ce qu’on attend de moi, mais…

— Mais ça n’arrivera pas, tranchai-je d’un ton faussement assuré, adressant un regard furieux à Louis.

La situation entre ces deux-là risquait de dégénérer, aussi décidai-je que le moment était venu. D’un geste de la main, j’intimai le silence à mes deux camarades, puis m’adressai à l’ensemble de la phalange. Tous avaient été informés de notre mission. Je lisais sur ces visages de la fatigue, une appréhension face à ce qui nous attendait, mais aussi une volonté, guidée par l’importance de notre action. Une fois de plus, je devais trouver les mots, malgré mes doutes et ma propre inquiétude.

— Allons-y, ordonnai-je. Il est temps de partir, on a besoin de nous, là-bas. Le chemin ne va pas être facile, mais je compte sur vous. Nous avancerons en deux colonnes, de chaque côté de la chaussée.

Simple. Basique. Ainsi formés, nous pourrions nous protéger mutuellement. Je désignai deux élèves pour être nos éclaireurs, et je pris la tête d’une partie de la troupe, Louis dirigeant l’autre groupe.

Nous nous mîmes en route.

Nous étions trente jeunes gens, soldats de fortune, incapables d’imaginer ce qu’ils allaient devoir affronter au cours de ces deux jours à venir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire Pierre Sauvage ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0