Chapitre 11: Résultats

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10 janvier 1864

Reçu !

Les listes tant attendues s’étalaient sur le mur décrépi, et j’étais reçu ! D’ici trois jours, j’allais quitter cette ville, ce lycée honni, découvrir une nouvelle vie.

Je m’étais classé deuxième, Louis, fort logiquement, arriva premier. Martin avait également été admis, dans sa section militaire. Sa vessie ne l’avait pas fait chuter, finalement. J’éprouvais un léger pincement en lisant le nom de Louis au-dessus du mien. Je ne me le cachais pas, je le jalousais bien un peu. Mais je ressentais aussi une dure tristesse. Je ne l’avais pas revu depuis ce deux décembre.

Mes pensées se tournèrent vers Hortense. Je glissai un regard discret en direction des fenêtres de son appartement. Peut-être nous observait-elle, cachée derrière un rideau ? Je lui devais beaucoup pour cette réussite. Elle m’avait soutenu, écouté, rassuré, comme personne auparavant.

Sans y réfléchir, j’esquissai un sourire dans cette direction. Pourvu que la Barrique ne l’intercepte pas au passage, il pourrait se méprendre sur mes sentiments à son égard, m’amusai-je.

Une lourde main se posa sur mon épaule :

— Bravo à toi, camarade !

Je me retournai, me retrouvant face au Gros. L’émotion me submergea. Ces derniers jours de solitude et de regrets m’avaient affaibli plus que je ne le pensais. J’en aurais pleuré, de voir son large visage enjoué.

— Bravo à toi, camarade, bredouillai-je.

Il plaça devant moi, les deux poings sur les hanches. Je l’observai, sans parvenir à déchiffrer son expression. Je devais faire le premier pas. Après une brève pause, je tendis la main dans sa direction.

— Ami ?

— Bien sûr, foutre d’idiot !

Il m’attrapa de sa poigne d’acier, me tira à lui et m’enlaça à m’en couper le souffle.

— Mais ne t’avise plus jamais de me refaire un coup comme chez Louis ! Ou je te jure que je te casse en deux !

— Promis, parvins-je tout juste à lui répondre, penaud.

Il m’avait manqué, ce corniaud. Bien plus que je n’oserai jamais le lui avouer. Mes deux amis étaient presque ma famille, après tout.

— Et ne commence pas à chialer comme une pisseuse, ou je te laisse en plan, Sauvage !

— En plan ?

Il me libéra de son étreinte, indiqua les grilles d’un signe de tête :

— Les reçus ont quartier libre jusqu’à minuit. Ficelle et La Paluche sont déjà partis, j’allais les rejoindre. Mais je voulais d’abord te voir. Alors, sauf si tu préfères continuer à pleurnicher, je pense qu’on peut y aller tout de suite ?

Je souris largement, fixai mon ami et, d’une main, essuyai une larme qui menaçait de rouler sur ma joue.

— Pleurnicher ? lui lançai-je. Attends que je te défie à la mixture, tu verras lequel de nous deux va pleurer le premier !

Nous prîmes la direction de la vieille ville. En cette fin d’après-midi, les ruelles étroites et sinueuses demeuraient encore quasi désertes. D’ici une heure ou deux, elles s’animeraient plus que tout autre endroit de la cité. Les ouvriers des manufactures proches de la Meurthe viendraient y boire leur solde, oubliant jusqu’à leur nom dans les vapeurs d’alcool, tandis que les gratte-papiers du secteur administratif situé juste à côté iraient s’encanailler dans les bordels, ou essayer de trouver un peu d’émotion sur les tables de jeu.

Là-bas, tout incitait aux plaisirs et aux tentations. Des dizaines d’auberges et de cafés, sur ces quelques centaines de mètres carrés, accueillaient tous les assoiffés et désespérés en mal de paradis alcoolisés. Des cabarets, ouverts jours et nuits, et des maisons de passe invitant le chaland au plaisir de la chair. Des salles de jeux plus ou moins clandestines — l’empire, officiellement, condamnait tout jeu d’argent en dehors de la loterie nationale — se dissimulaient dans chaque arrière-cour.

Souvent, des fortunes s’y faisaient et, tout aussi vite, s’y défaisaient, en quelques coups de dés. Plus d’un s’était retrouvé au petit matin, nu comme un ver, à se demander comment expliquer sa situation à sa femme ou à sa fiancée.

Il y en avait ainsi pour tous les goûts et pour toutes les bourses.

Cette animation attirait son lot de coupe-jarrets, tire-laines et autres écorcheurs, mais la milice aux mains des bandes de brigands faisait régner une telle terreur que seuls les crimes autorisés y étaient acceptés. On entendait par crimes autorisés tous ceux que la pègre définissait comme tolérables : règlements de compte officiels, régulation du trafic, intimidation de la concurrence. En somme tout ce qui maintenait le petit commerce à flot.

La police ne pénétrait que très peu dans ces ruelles. Leur dernière descente s’était soldée par une dizaine de morts, portant tous uniforme et matraque.

Nous rejoignîmes nos deux autres camarades, excités à l’idée de ces longues heures de plaisir à venir.

Le premier, Ficelle, suivait la filière administrative. Sa haute taille et sa maigreur extrême le faisaient ressembler à un fil de coton qui tiendrait à la verticale par un incompréhensible miracle. Sans réelles limites, il était prêt à tous les coups possibles, dès lors qu’il en tirerait une bouffée supplémentaire d’excitation.

Son comparse s’appelait La Paluche. Petit et trapu, des yeux de fouine qui sans cesse furetaient en tous sens. Il suivait la carrière militaire, comme le Gros. Son sobriquet venait de l’utilisation assidue de son poignet dont il faisait usage tous les soirs avec opiniâtreté, après l’extinction des feux.

Je n’avais jamais apprécié ces deux-là, mais Martin s’était joint à eux, je ne voulais pas gâcher la joie de mes retrouvailles avec mon ami.

— Au Maure ? me lança-t-il.

— Évidemment ! Je t’ai mis au défi, n’oublie pas.

Les deux autres firent grise mine. Ils avaient espéré une excursion dans un des bordels du quartier, mais je préférais fêter notre réussite à grand coup d’alcool plutôt que de risquer une chaude-pisse.

Notre progression était jalonnée de dangereux obstacles : tas de détritus et de déjections jetés par les fenêtres, carrioles chargées de charbon, purin ou nourriture (et, parfois, des trois à la fois), qui roulaient sans prendre garde aux malheureux piétons. Nous évitions avec soin les patrouilles de la milice et enjambions avec adresse les grappes de mendiants agglutinés à la sortie de chaque échoppe.

Je ressentais souvent un pincement au cœur en voyant certains d’entre eux, vétérans de la Grande Armée, estropiés par un tir de boulet ou à jamais défigurés par une mitraille dévastatrice. Ils percevaient une pension militaire juste suffisante pour qu’ils ne meurent pas trop vite. Les plus chanceux pouvaient trouver un abri dans les hôtels des invalides. Ils avaient fleuri un peu partout dans l’empire et, à l’instar de leur illustre ancêtre parisien, avaient pour vocation de donner asile aux soldats blessés. L’asile s’avérait sommaire et souvent bref, la mortalité dans ces lieux infectés de miasmes battant tous les records.

Nous tournâmes dans une ultime ruelle pour arriver face au Maure qui trompe.

Taverne réputée de la vieille ville, l’origine de son nom se perdait dans les brumes des rumeurs et légendes de la cité. Les plus nombreux parlaient d’une référence aux invasions mauresques du VIIIe siècle, d’autres pensaient que ce n’était qu’une déformation de la mort, pour ce que la peste, en ce quartier, avait fauché nombre d’habitants. Rares, enfin, juraient qu’un éléphant d’Hannibal avait été transporté le long de l’antique voie romaine jusqu’au camp militaire situé jadis ici. Le pauvre animal n’aurait pas supporté le climat, mais sa légende se serait perpétuée à travers les siècles. Il serait devenu mauresque de par son origine africaine, et son appendice se serait peu à peu mué en instrument à vent.

La vérité historique s’avérait certainement galvaudée par ces explications, mais celles-ci avaient le mérite de sentir l’exotisme. Venues des lointains déserts du Sud, elles réchauffaient les froides artères de cette cité de l’Est.

Théories sans intérêt, aux yeux de l’actuel propriétaire. Il avait compris l’avantage de ces légendes, et avait rapidement fait trôner une tête de Maure en guise d’enseigne. Ultime souci du détail, un ancien zouave venu d’Algérie y avait trouvé une reconversion pour ses vieux jours. Affublé d’un turban écarlate, d’une chemise et de pantalons bouffants, il portait à sa ceinture un antique cimeterre qui, à y regarder de plus près, menaçait de tomber en morceau tant il était mangé par la rouille. L’homme avait pour lourde tâche de se tenir bras croisés à l’entrée de l’établissement, sourcillant de façon théâtrale à l’approche de chaque arrivant. Incapable de faire régner l’ordre, son corps étant plus couturé et meurtri que celui d’un lutteur en fin de carrière, il n’était là que pour l’apparat. Seuls les nouveaux clients pouvaient encore s’effrayer à la vue de ce gardien d’opérette.

Habité par son rôle, il se targuait même d’une illustre hérédité : il avait pris le nom de Roustam, cet ancien mamelouk du grand empereur, dont il se disait le fils caché.

Malgré nos multiples tentatives, nous n’avions jamais réussi à percer ce soi-disant lien de parenté. Mais nous étions persuadés qu’il devait autant être fils de ce père que La Barrique descendait en droite ligne de l’ancien empereur d’Autriche-Hongrie.

— Qu’est-ce que vous faites là ? tonna-t-il d’une voix grave. Je ne veux pas avoir des ennuis avec des lycéens en vadrouille !

— Bah ! Allez, Roustabille, s’amusa Martin, ne nous rejoue pas ton numéro. Pas à nous !

L’homme fronça plus encore les sourcils, redressa le torse, sa moustache remuant sous son nez épais.

— Roustam ! Je m’appelle Roustam ! Respectez mon nom et celui de mon père.

Le Gros soupira, faisant mine de baisser les bras.

— Très bien, Roustatam le grand, Cerbère de la porte et Maître des clés, pouvons-nous pénétrer dans ton antre, nous qui venons d’être reçus au concours ?

Le visage du Maure s’illumina. Un large sourire apparut tandis qu’il nous agrippait, le Gros et moi, par les épaules.

— Vous êtes reçus, bougre de bougre ! Ah, mais il fallait commencer par ça ! s’exclama-t-il, son accent oriental disparaissant comme par magie.

— C’est que tu ne nous en as pas vraiment laissé l’occasion, répondis-je, faussement irrité.

Il s’agitait à présent, nous serrant tour à tour dans ses bras velus.

— J’en étais sûr, poursuivit-il. Enfin, sûr… presque sûr. Je n’aurais pas parié mon turban sur vous, mais vous aviez de bonnes chances. Surtout votre ami, celui qui passe son temps à faire la tête.

— Louis, murmurai-je.

— C’est ça, Louis. Lui, j’étais sûr. Il jeta un œil alentour. Il est pas là, d’ailleurs ? Vous vous quittez jamais, d’habitude. Il est reçu, au moins ?

J’opinai du chef, la mâchoire crispée.

— Non, vint me secourir Martin, il est pas là ce soir. Bon, Roustaminet, on peut rentrer, oui ou non ? Sinon, nos billets, c’est au Petit Théâtre qu’on ira les dépenser.

L’homme se rembrunit, cracha par terre.

— Me parle pas de ce cloaque ! Ceux qui vont là-bas sont la lie du quartier ! Si vous y mettez les pieds, je ne veux plus vous revoir devant moi !

— En attendant, leur bière est moins chère qu’ici, poursuivit le Gros, joueur.

— Si tu veux boire de la bière finie à la pisse d’âne, oui, alors, vas-y, mon garçon. Ici, on ne sert que de la vraie, celle de Champigneulles, et pas d’ailleurs !

L’heure tournait, et je commençais à avoir soif.

— On pourra continuer ce petit jeu une autre fois ? m’interposai-je. Roustam, on peut rentrer, oui ou non ?

Le gardien ouvrit grand ses bras, s’inclina théâtralement devant nous, son cimeterre perdant un peu de rouille en frottant contre la pierre dans son dos.

— Mes seigneurs, soyez les bienvenus au Maure, déclama-t-il, du ton employé pour les visiteurs de passage.

La journée allait enfin pouvoir commencer.

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