Chapitre 5 : Shoppingu no toki (Durant le shopping)

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Sisi

 Je trempe mes lèvres dans mon vieux mug estampillé d’un cœur rouge délavé et d’une écriture attestant que je suis la meilleure maman du monde. Tout à coup, un sifflement se faire entendre dans mon dos. Je jette un coup d’œil rapide, par-dessus mon épaule, à ma vieille cafetière qui s’écroule presque sur le plan de travail tout aussi fragile. Ji Sub n’arrête pas de la réparer. Je songe à accepter la proposition d'un habitué du Rokumeikan qui veut m'en céder une presque neuve contre quelques verres. J’ai laissé son offre en suspens. J’ignore pourquoi mais je ne parviens toujours pas à me séparer de cette antiquité.

 Je reviens à mon café et, par la même occasion, au paysage de rouille qui se dessine devant moi. Il est si nuageux et étiré que j’ai la sensation de faire face à une estampe surréaliste. Les rayons aveuglants du soleil, malgré l’absence de celui-ci, couvert par des nuages, teintent les toits gris de façon morne. Alors que je suis sur le point de céder à la déprime, une vibration retentit à côté de la vieille machine à café.

 Je traîne mes pieds nus jusqu’à la kitchenette, savourant le contact de la plante de ceux-ci contre le carrelage un peu frais, et attrape mon téléphone qui chargeait près de la cafetière. Le nom de celui que nous connaissons le mieux, elle et moi, s’affiche sur l’écran. Sa tête apparaît également. Je soupire. Un jour, je supprimerai cette photo. Ce sourire béat m’énerve, même sur un cliché.

— Allô ? articulé-je en percevant une touche d’irritation dans ma propre voix. Si mon ex m'appelle car il a peur que j'aie oublié mon rendez-vous avec l’agent Mori, je risque fort de perdre mon sang froid.

— Ma Sisi d’amour ? Tu te souviens de ton rendez-vous de ce matin, hein ? sa voix molle et embrumée trahit l’état d’ébriété dans lequel il a dû se mettre hier soir. Il voulait continuer à boire après le départ de la jeune policière. Il est parti, agacé, lorsque je l’en ai empêché, en prenant Ji Soo par la main. Je serre les poings. Il s'est obstiné à picoler comme un trou, une fois chez lui, en la présence de notre propre fille, et dans mon dos ?

— Et toi, tu te souviens que tu gardes une enfant ? La tienne, en plus !

— Oui, oui…

— Ne t’inquiète pas maman, je m’occupe bien de lui.

— J'en doute pas, ma chérie. Mais c’est ton père qui doit prendre soin de toi. Pas l’inverse. Repasse-le-moi, tu veux ?

 Mon regard se perd pour se poser à nouveau sur la cafetière qui couine sans aucune raison apparente. J’ai bien envie de la balancer contre le mur. Ce « Ji Subsitting » ne devrait plus m’étonner, mais il provoque en moi un cocktail d’émotions que je ne connais que trop bien, toutes plus fortes les unes que les autres : la culpabilité, la colère, l’indignation, l’amusement, la tristesse…Etrangement, le regret n’en fait jamais partie.

— Bon, Ji Sub, déjà je suis plus une petite fille. Je gère très bien mon agenda sans toi. Et je te rappelle que t’es père de famille et que ta fille va à la danse tous les samedis après-midi, au vieux gymnase. Sois à l’heure ! Si j’apprends qu’elle a manqué son activité préférée pour te border, je te botte le derrière.

— D’accord d’accord…Je suis désolé…

— Et la prochaine fois que tu tises comme ça, je ramène Ji Soo avec moi en France sans plus te donner la moindre autre chance ! Si je fais en sorte qu’on soit pas séparés tous les trois, c’est pour elle. Pas pour toi ! C’est bien compris ?

— Maman, papa s’est rendormi.

 Je me sens sur le point de sortir de mes gonds. Je compte bien lui réitérer ma menace, que je pense vraiment. Ce n’est pas la première fois que je songe à retourner à Paris avec Ji Soo, mais je n’avais jamais osé le reconnaître ainsi à haute voix en m’adressant à son père, et encore moins alors qu’elle était à côté de lui. J’espère qu’elle ne m’a pas entendue.

— Ma puce, tu me téléphones au moindre problème, ok ?

— Ok maman.

— Bisous ma chérie. Je t’aime. A tout à l’heure, soufflé-je dans une voix radoucie. Je me promets que Ji Sub passera un sale quart d’heure, mais plus en présence de la petite.

 Je raccroche, retourne le téléphone contre le plan de travail, et m’assois en tailleur sur mon futon. Je profite des dernières gouttes de ma première tasse de café pour réfléchir à ma journée. Ce rituel me permet de garder la tête froide. J’en ai besoin, aujourd’hui plus que jamais. Je prends une grande goulée d’air pour me calmer et ordonner mes pensées qui fusent.

J’y crois pas…Ji Sub s’est bourré la gueule le soir où il reprenait notre petite fille chez lui, et je dois en plus emmener une gamine faire du shopping alors que je déteste cette activité ? Si je m’écoutais, je débarquerais chez son père, lui en collerais une et lui reprendrais Ji Soo. J’ai bien assez de choses à faire comme ça entre mon boulot et deux enfants à gérer, je n’ai pas besoin de m’en coltiner une troisième, aussi gentille soit-elle. J’ai été trop bonne d’accepter de la voir à neuf heures. Je suis un oiseau de la nuit, c’est pas pour rien que je travaille dans un bar. Mais bon, l’idée de l’accompagner acheter des vêtements plus adaptés à Arakawa était la mienne…Je dois l’assumer. En plus, si je me défile, Ji Sub ne manquera pas de me rabâcher une fois de plus les oreilles avec une soi-disant jalousie que j’éprouverais pour cette inconnue. Mon cul ! Moi, jalouse ? Dans ses rêves ! Bon, Sylvie, revenons à nos moutons. Tu peux pas te défiler, de toute façon. C’est l’occasion rêvée d’aider une shin-nihonienne, qui semble bien intentionnée, de montrer ce qu’est la vie à Arakawa. Même si Ji Sub joue sûrement avec le feu, il a plutôt raison, dans le fond…Enfin, concernant notre lutte, et non par rapport à Ji Soo…Et, même en mettant deux secondes son plan de côté, c’est pas merveilleux d’accompagner une personne qui souhaite réellement comprendre ton monde ? Ne culpabilise pas trop, tu ne fais rien de mal, même si tu deviens amie avec cette fille. Si tu fais ça, alors ce sera plus vraiment par simple intérêt si tu l’aimes vraiment bien, non ? Elle paraît sympa…Et puis, elle a pas de téléphone, elle communique sûrement par hologramme donc tu pourrais pas la prévenir si tu annulais votre rendez-vous…Bon, t’as vraiment pas le choix hein ? déblatère ma petite voix interne pour moi-même.

 Bon, j’ai compris. Je vais y aller…Il faut simplement que je vérifie quelque chose avant. Je m’empare de mon téléphone, le libère de son câble, et écris dans ma langue natale :

« Coucou Marie, ça va ? Dis-moi, ta clim’ fonctionne hein ? Je sais que tu aimes te terrer chez toi comme une souris quand elle fait des siennes. Je peux envoyer Ji Sub la réparer à nouveau au besoin…Enfin, là il est plutôt en train de cuver son vin, ou plutôt son soju, mais bon…Bref, j’ai besoin de toi ce matin. C’est pour une fille qui n’est pas d’ici…Je t’expliquerai. »

 Pour toute réponse, Marie m’envoie un emoji de pouce levé qui me fait sourire tandis que je l’imagine dans son lit, les cheveux ébouriffés, le visage mal démaquillé, redressant littéralement son pouce avant de laisser retomber mollement sa main aux griffes longues et colorées.

 Après m’être fait couler une seconde tasse de café pour y tremper une viennoiserie sèche achetée la veille au conbini, je poursuis ma petite routine matinale en me dirigeant vers le sommaire évier du coin cuisine de mon habitation tout aussi minuscule. J’y humidifie un chiffon que je plaque ensuite contre ma bouche ainsi que mon nez et retiens ma respiration pour passer la tête par l’unique fenêtre qui habille la façade de mon minuscule studio. Je me saisis ensuite du thermomètre en cuivre qui pend à l’extérieur. Sans surprise pour ce mois d’avril aux confins du Dôme, il fait déjà chaud. Grâce à Ji Sub, qui l’a un peu trafiqué, je peux aussi y lire l’indice UV, bien que cet outil ne soit pas très fiable.

 Concernant la pollution, je ne dispose certes d’aucun instrument de mesure me permettant de quantifier la saturation en cochonneries de l’air, mais je n’en ai pas besoin. La toux qui emprisonne ma gorge dès que je mets le nez dehors me suffit.

 Je fais ensuite deux pas vers mon dressing. Je me vêts d’un pantalon en jean et d’un débardeur blanc. Je complète le tout d’une légère chemise en coton rouge en pestant à voix haute contre l’agressivité des rayons du soleil ainsi que la chaleur, toutes deux mal filtrées par le Dôme, qui me forcent à me couvrir le corps pour éviter qu’il ne soit brûlé tout en lui donnant encore plus chaud.

 Je retrouve l’agent Mori après quelques minutes de marche. L’intéressée semble m’attendre depuis un petit moment. Elle regarde son pendentif en forme de coquillage circulaire. Celui-ci lui indique peut-être l’heure à l’aide d’un hologramme qu’on ne peut voir que si on se trouve à la place de sa propriétaire. Au-dessus de son masque à oxygène, un peu plus haut de gamme et léger que celui qu’elle portait avec son uniforme, elle affiche de petits yeux. Malgré l’air provoqué par son éventail turbo carmin, aucun cheveu ne dépasse de son chignon qui est beaucoup plus appliqué que le mien fait à la va vite. Comment peut-elle supporter une coiffure pareille ? Toutes ses épingles plantées dans sa tête ne lui font elles pas mal ? J’oublie rapidement mes questions et la salue.

— Bonjour Agent Mori.

— Bonjour mademoiselle Dumoulin.

 Elle s’incline malgré son épais obi doré, qui coupe sa silhouette en deux, vêtue d’un kimono bleu roi. L’ensemble me paraît si rigide…

— Je vous en prie, appelez-moi Sylvie. Ou même Sisi, c’est plus court et facile à prononcer. J’y suis plus habituée de toute façon.

— D’accord, vous êtes sûre que ça ne vous dérange pas ?

— Mais non, je vous l’ai proposé voyons ! m’indigné-je en entendant un soupçon d’irritation teindre ma propre voix, une fois de plus. On dirait bien que je suis bougon, aujourd’hui.

— Vous avez raison, je suis désolée. Et vous, vous pouvez m’appeler Mina.

— Non, c’est moi qui suis navrée, pardon. Vous connaissez ce stéréotype qui colle à la peau des Français ?

— Lequel ? Je dois bien avouer que j’en connais quelques-uns…

— On dit souvent de nous que nous sommes de vraies portes de prison avant notre café du matin. Eh bien, moi, je suis du genre à avoir un caractère sanguin même après une cafetière entière !

 Je lui arrache un petit rire discret que je perçois à l’aide de mon audition, ma vue étant bouchée par le masque et l’éventail qui couvrent ses lèvres. Elle a délibérément mis l’accessoire rouge devant sa bouche, pour la cacher en oubliant que c’était déjà le cas. La voir enjouée m’amuse également. Elle a un peu d’humour, sous toute cette couche de bienséance que je ne supporte pas toujours.

— Où allons-nous ?

— Chez ma copine Marie. Elle tient une boutique de vêtements vintages dans le coin, la renseigné-je en pointant du doigt devant nous, tout en commençant à marcher. Mina m’emboîte le pas.

— J’ai lu beaucoup de choses à propos des vêtements vintages, ce sont bien ceux du siècle dernier, non ?

— Il y a eu beaucoup de modes au Japon et dans le monde d’avant l’ère Shin-Meiji mais oui, c’est ça. A Arakawa, nous utilisons beaucoup de vêtements portés par les gens au début voire au milieu des années 2000, pour plus de praticité. Certaines raisons que j’ignore entrent sûrement en ligne de compte mais j’aime pas trop la mode…ni le shopping. J’espère que je vous serai quand même utile…

— Ne vous inquiétez pas. Je suis fort heureuse de votre proposition. Outre le fait que je n’aie rien à me mettre pour me balader en tant que civile dans le coin, je suis tout excitée ! La toilette qui s’en approchait le plus que je n’aie jamais portée s’avérait être mon uniforme de police, et celui de l’Académie.

— Et ça vous fait quoi, d’aller en acheter d’autres ?

— Je dois bien avouer que je suis un peu nerveuse. L’aventure est nouvelle pour moi. Mais je suis heureuse de la vivre. J’aime ce qui n’est pas conventionnel. De plus, j’adore lire des choses sur le siècle dernier, mais je n’ai que rarement l’occasion d’incarner cette passion autrement qu’à travers la lecture.

— Pourquoi cet amour ?

— Mmmh…

 Mina s’humecte les lèvres, paraissant en pleine réflexion. A quoi peut-elle bien réfléchir ? A la réponse en tant que telle, ou à si elle peut me la partager ? Vu d’ici, on dirait un mélange des deux.

— Je suppose que cela vient en partie du fait que je sois née un peu avant l’avènement du nouveau siècle. J’étais trop petite que pour m’en rappeler, d’où ma frustration à ce sujet j’imagine.

 Je sens qu’elle ne me dit pas tout mais l’accepte, du moins pour le moment, même si ma curiosité me pousse à insister. Je l’envoie valser et sourit :

— Je comprends. C’est naturel de se poser des questions sur ce qu’on était à deux doigts de connaître.

— Vous avez connu le vingt-et-unième siècle, vous ?

 L’air frais qui s’échappe de son éventail turbo et me touche me fait du bien. Je le savoure un instant avant de répondre par une question tout en riant :

— J’ai l’air si vieille que ça ?

— Non non, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire…L’an 2100 n’était qu’il y a vingt-et-un a après tout…

 Je la laisse un instant s’enliser dans quelques justifications en faisant preuve d’un léger sadisme. Je dois bien avouer que ça me fait rire intérieurement. Je fais mon possible pour ne pas laisser transparaître mon amusement. Si je la vexais et la faisais fuir, mon ex mari ne me le pardonnerait sans doute jamais vraiment. Notre cause l’anime énormément, ce qui n’est pas pour me rassurer. Moi aussi, je la crois essentielle, mais il faut savoir, à mon sens, différencier l’importance que l’on accorde à quelque chose, et l’obsession. Ces derniers temps, Ji Sub est plus déraisonnable encore qu’à son habitude tout en feignant maitriser la situation qui m’apparaît pourtant aussi glissante qu’une pente savonneuse.

— Je vous faisais marcher, c’était une blague…L’ironie est une chose que j’ai apportée dans mes valises vous savez. On la pratiquait beaucoup dans ma famille. Pardon si je vous ai choquée. Pour répondre à votre question, j’étais à peine plus vieille que Ji Soo lors du passage en l’an 2100. Je sais pas pour le Japon mais, dans mon pays, même s’il y avait beaucoup de styles vestimentaires différents, personne s’habillait en meringue.

— Vous trouviez que je ressemblais à une meringue, hier ?

— Un peu…

 Je regrette mes paroles à la seconde où elles ont traversé mes lèvres. Il est difficile de lire l’expression de son visage, mais son regard s’éteint avec subtilité.

— Mais une bien jolie meringue ! Tout le monde vous regardait ! lui assuré-je.

— Ils me regardaient uniquement parce que j’étais différente d’eux.

— Oui, entre autres. Mais pas que. Et puis, est-ce vraiment une mauvaise chose d’être différente ?

— Je l’ignore.

— En tous cas, je suis très découverte et vous très vêtue. Ce sont deux extrêmes, mais ça veut rien dire. Je m’en amuse, mais si ça vous blesse, dites-le-moi, ok ? Je veux pas vous faire de tort, vous savez.

— Je vous en remercie.

 Nous arrivons devant la devanture bordélique de Marie, que je reconnaîtrais entre mille. Un mannequin est avachi contre un autre, comme s’il n’avait pas fini sa nuit. Comme je le comprends. Je pouffe : sacrée Marie. Même mon appartement est mieux rangé que son magasin. Mais elle s’y retrouve. Elle appelle ça son « bordel organisé ». Or, je trouve que c’est juste du bordel désorganisé, même si c’est un pléonasme. Je ne me gêne jamais de le lui rappeler. Je ris à nouveau lorsque j’aperçois sa choucroute se promener seule derrière son comptoir enseveli sous d’innombrables notes manuscrites telles que « Faire penser à M. Hans de me donner son parapluie pour le jean pris le 14/03/2121 ». Je crois bien que sa coiffure n’a jamais été à la mode, pas même au vingt-et-unième siècle. Une fois, je lui avais demandé de quand datait cette horreur peu shampouinée, ce à quoi elle avait répondu du tac au tac : « Les années 1980 ont inspiré le siècle dernier et continuent de nous souffler des idées, c’était l’âge d’or de la mode. Ton look aussi, ma chérie, est vintage au carré. » avait-elle déclaré, peut-être avec raison. Mais je m’en fiche. J’aime les bombers, le jean, le rouge, les bottines noires et les bas résilles…C’est tout ce que je sais, et ça me suffit.

 J’invite Mina à entrer d’un geste de la main. Elle me regarde, hésitante. La vitrine poussiéreuse ne doit pas lui vendre du rêve. Je comprends. La boutique n’a strictement rien à voir avec le chaleureux boudoir d’un modiste où tout doit être propre, voire aseptisé. Je la devance, pour lui montrer que rien ne va la manger en haut de ces deux minuscules marches en pierre. Mais, tout à coup, l’image de Loulou se dessine dans ma tête. Eh oui, un rat a élu domicile dans le petit entrepôt de mon amie, et elle ne peut se résoudre à le tuer, l’ayant même affublé d’un petit nom. Loulou se balade de temps à autres dans la boutique, de façon décontractée. J’ai peur que ça ne transmette aux autres Réfugiés, ainsi qu’à Mina, une mauvaise image des Français alors qu’en fait, Marie est simplement excentrique. Mais j’aime son excentricité. C’est une folie douce, non violente, appelant même à l’amour. Marie ne ferait pas de mal à une mouche. Je l’ai déjà vue en épargner une tandis que celle-ci me tournait autour.

— Bonjour Marie !

— Bonjour Sisi !

 Nous nous tombons dans les bras. Mina écarquille les yeux.

— Alors c’est elle ? demande Marie d’une façon un peu abrupte en scannant Mina de la tête aux pieds.

— Oui, elle est policière et fait souvent la circulation dans le coin depuis peu. Elle nous a bien aidés, Ji Sub, Ji Soo et moi. Deux de ses collègues nous ont malmenés, mais elle est arrivée à temps et nous a défendus. Nous lui devons une fière chandelle.

— Vous lui avez offert un verre à ce tarif, j’espère bien ?

— Oui, et des ailes de poulet !

— Vous avez bien fait ! Alors, que puis-je pour vous ? Tu voudrais que je la relooke ? Il y a du boulot…

— J’ai aucun problème avec son look mais…

— Je suis navrée de vous interrompre, Sisi, mais je suis une grande fille et, par conséquent, je préfère expliquer moi-même ma situation à Marie-san, à la condition que vous n’y voyez pas d’inconvénients bien sûr.

— Vas-y ma petite !

— Bon, en fait, je suis Shin-Nihonienne…commence Mina.

— Ça, je ne l’aurais pas deviné, se moque lourdement Marie. Mais Mina ne se laisse pas faire.

— Je n’en ai pas honte. Pas du tout même. Pour être parfaitement sincère, j’adore mes trousseaux. Mais, lorsque je bois un verre dans le coin après mon service, je ne veux pas effrayer les habitants à cause de mon uniforme. Et je n’ai pas le temps de rentrer me changer. De toutes les manières, même si ça avait été le cas, je me vois mal arpenter Arakawa en kimono ou en robe victorienne. Aujourd’hui sera la dernière.

— Je vois. Tu dois faire une taille 36, en haut comme en bas. On dirait un véritable cure-dents…Tu manges assez au moins ?

 Marie ne laisse pas le temps à Mina de répondre avant de poursuivre. Celle-ci ne paraît pas en avoir envie de toute façon.

— Tu peux fouiller dans les rayons, faire des essais et venir à la caisse avec ce que tu as choisi après…Si tu as besoin de conseils, viens me voir. Sisi et le bon goût se fuient pas mal…

— Je te signale que j’entends tout, me vexé-je.

— Je n’ai pas de compte bancaire à moi, j’ai un peu de liquide sur moi mais c’est tout…réfléchit Mina en m’ignorant. Marie lui répond en faisant de même :

— T’en fais pas pour l’argent, ici, nous payons à l’aide du troc.

— Du quoi ?

— On s’échange des trucs, si vous voulez, ou des services, lui expliqué-je.

— Par exemple, tu prends tout ce que tu veux ici et tu me fais sauter un certain nombre de PV, rit mon amie en faisant un clin d’œil. Je sais pertinemment que, malgré son ton, elle ne plaisante pas du tout. Mina le saisit, même si elle vient de la rencontrer, et l’envoie promener.

— Je ne peux pas faire ça, je risque de me faire couper le cou.

— Hein ?

— C’est une expression qui signifie « se faire renvoyer », la renseigne Mina. Décidément, je continue à en apprendre tous les jours sur l’Empire.

— Il faudrait surtout pas que ça arrive, hein Marie ? m’adressé-je à mon amie en insistant sur certains mots bien choisis. J’espère qu’elle a bien capté le message : avoir une policière de notre côté sera utile pour les Réfugiés, non seulement pour aller dans le sens de Ji Sub, mais aussi en général. Cependant, pour l’instant, une bleue ne nous intéresse pas, encore moins si elle se fait virer.

— Non, bien sûr que non. De toute façon, je n’ai pas de voiture, rit Marie. Mais quelque chose m’intéresse en effet : ton éventail turbo.

— Ah…D’accord, très bien.

— Enfin, on verra si tu trouves ton bonheur…Mais je n’en doute pas.

 Marie aurait peut-être dû en douter, finalement. Nous avons littéralement passé deux heures dans le magasin malgré sa taille ridicule. Mina a une aversion pour les habits courts, comme nous aurions pu nous y attendre. Marie ne vendant presque que ça, nous n’étions pas sorties de l’auberge. Finalement, Mina pose son éventail contre la caisse et se déleste également de quelques tenues sur le comptoir. Au moment où Marie allait se saisir de l’éventail, Mina sourit et le lui reprend :

— Mais que fais-tu ?

— Vu que ces habits ne m’ont pas l’air d’avoir énormément de valeur, vous faites une affaire avec ceci, je me trompe ? Ça ne me dérange pas mais je vous demande une faveur : je vais encore en avoir besoin aujourd’hui, ne serait-ce que pour rentrer chez moi sans mourir de chaud. Je reviendrai avec un second éventail lundi. Mais je reprends mes vêtements quand même.

— Et quelle garantie j’ai que tu me payeras bien, ma petite ?

— Aucune, à part ma bonne parole. Je vois que la maison est coutumière de ce genre de pratiques…fait remarquer Mina en pointant les notes de l’index.

— Elle est douée la petite. Et pas si naïve…, constate Marie en s’adressant à moi.

— Vous sous-entendez que j’ai l’air d’être naïve ?

— Oui, un peu.

— Super…grommelle Mina, visiblement touchée.

— Mais c’est pas un reproche, ma jolie.

— Il n’empêche que ce n’est pas très flatteur…

— Vous avez un visage juvénile et vous êtes pas d’ici, c’est tout, essayé-je de temporiser. Je réalise que je viens de parler du quartier d’Arakawa comme s’il s’agissait d’un pays différent. D’une certaine manière, c’est un peu ça. Ma pensée est révélatrice d’une réalité que je n’aime pas mais que je dois bien admettre : au sein d’un même empire et, pire que tout, d’une même ville, les gens sont traités différemment alors qu’ils devraient être égaux. Mina, outre sa gentillesse, représente, malgré elle, tout ce que je déteste. C’est une fille de privilégiés. Aujourd’hui, elle a un métier qui rapporte bien…Je suis étonnée qu’elle n’ait pas de compte bancaire, qui touche son salaire alors ? Peu importe, il y a des classes sociales comme dans toutes les civilisations de tous temps, mais ici nous sommes reclus dans des castes. Nous étions finalement mieux en Corée du Sud ou en France. Certes, nous étions encore plus pauvres et exposés aux intempéries, mais c’était le cas de la majorité des habitants.

— Je suis navrée de l’avoir mal pris, s’excuse Mina.

— Pas d’mal, ma jolie. Allez-y avant que je change d’avis à propos de notre petit arrangement…Votre gadget me tente de plus en plus…

— Je vois ça, se méfie Mina en ôtant rapidement son bien de la vue de Marie et de ses doigts maigres mais agiles.

Après avoir salué la commerçante, nous regagnons l’extérieur étouffant, Mina et moi, dans un tintement léger de carillon. Nous nous considérons, maintenant l’une face à l’autre, sans connaître la suite des événements. Je sais pertinemment que Ji Sub attend que nous devenions amies toutes les deux, mais nous n’avons rien à nous dire. Ma pensée a peut-être matérialisé un texto du principal intéressé, car mon téléphone vibre à nouveau. Je m’excuse auprès de la jeune fille qui m’accompagne pour cette impolitesse et consulte l’écran plat que je tiens entre les mains. Derrière celui-ci, Mina évoluant dans le second plan de ma vision, je perçois ses yeux s’arrondir à la vue de cet objet. Je répondrai à son interrogation, muette mais pas implicite pour autant, après avoir satisfait la question de mon ex-mari en premier lieu afin d’éviter qu’il me harcèle :

« Oui, suis bien avec Mina. On a trouvé des tenues plus adaptées au Rokumeikan et à Arakawa. Bon, c’est pas un relooking de l’extrême mais ça s’en rapproche…Oui, nous nous entendons bien mais tu me prends la tête à toujours vouloir accélérer les choses. Soit elle deviendra notre amie, de façon honnête, et là seulement on lui dévoilera nos plans, sinon on abandonne l’idée, ok ? » pianoté-je aussi rapidement que mes doigts ramollis par la chaleur me le permettent. Je clique sur le bouton « envoyer » et, pour protéger les informations échangées avec Ji Sub, je range rapidement l’appareil dans ma besace noire :

— C’est un téléphone, ce qu’on appelait un « smartphone » à l’époque de mes parents, et même de la mienne. Cet objet est l’ancêtre le plus direct des hologrammes. La technologie holographique étant plutôt récente, elle est inaccessible pour beaucoup de personnes ici, Réfugiés ou non. Les poteaux que vous voyez un peu partout dans le quartier nous servent pour avoir de l’électricité, faire fonctionner des appareils vintages comme les clims qui rafraîchissent le Rokumeikan, et certains alimentent aussi le réseau téléphonique. Son activité est très réduite dans le cœur de votre Empire, mais encore pas mal utilisée ici…

— Et vous avez internet ?

— Oui, un peu…Mais ça capte mal, ici. Et vous voulez connaître un fait injuste ?

— Dites-moi…

— Certaines de ces lignes internet, téléphoniques et électriques sont surtout utilisées par des Réfugiés et des personnes pauvres, comme je vous disais. Mais, en même temps, elles appartiennent à de grandes entreprises spécialisées dans l’énergie, basée au centre même de Shinedo. Même dans notre quartier, nous ne possédons rien. Tout appartient à ceux qui détiennent la richesse et le pouvoir.

— En même temps, comment pourrait-il en être autrement ?

 Je soupire. Comme je m’y attendais, Mina est une fille bien, je dois bien l’admettre, mais elle est différente de nous. Nous appartenons à des mondes opposés, comment pourrait-elle comprendre notre cause ?

— Un monde plus juste est possible, vous savez. Mais les privilégiés veulent que les choses restent figées, bien sûr. C’est très logique. A leur place, je ferais pareil.

— Dois-je me sentir visée ?

— Peut-être un peu.

— Je ne sais en effet rien de votre monde. Mais, j’aimerais que cela change.

— Vous voudriez vraiment que ça change, que nous soyons tous égaux ? Si c’est le cas, alors vous risquez de perdre votre petit confort. Si les pauvres montent, les riches descendent. C’est un système de balance. Ça ne vous dérangerait pas ?

— J’ignore si je suis prête à renoncer à la richesse et au pouvoir de ma famille, je dois bien l’admettre. Ecoutez, je ne vous promets pas d’être d’accord avec tout ce que vous m’apprendrez mais, vous savez, je ne suis pas davantage en communion avec mon entourage de Shin-Nihon. Personne ne me laisse la moindre chance de comprendre, que ce soit dans un camp ou dans un autre, or je ne suis pas stupide.

— Vous marquez un point, reconnais-je en sentant les commissures de mes lèvres s’étirer en demi-lune.

— Puis-je vous poser une question ?

— Oui mais, pas ici. Allons au Rokumeikan. Il sera calme à cette heure. J’ai beau avoir l’habitude de cette atmosphère pesante, j’ai encore l’impression de suffoquer. Pas vous ?

— Pour être honnête, je suffoque aussi dans le centre même de Shinedo, mais pas pour les mêmes raisons.

— Ouais mais, d’un point de vue purement physique, vous pouvez au moins respirer sans vous intoxiquer…

— Oui, vous avez raison. J’ai beaucoup de chance. Je vous accorde également le fait que nous serons mieux installées au Rokumeikan afin de poursuivre cette conversation. Mais que devrai-je vous échanger une fois là-bas si nous buvons quelque chose ?

— Ce bar est pratiquement à moi, j’en suis la cogérante. C’est la maison qui offre.

 Nous retournons au dit bâtiment. J’aperçois d’ici ses fausses allures de maison datant de l’ère Meiji. Il a perdu sa grandeur originelle. Cette reproduction, bien que factice, me plaît énormément. Je savoure du regard ses colonnes, certainement moins imposantes que les vraies, que j’avais aperçues sur une photo mal imprimée sur la page d’un vieil article, lorsque j’ai débarqué ici.

— Connaissez-vous le vrai Rokumeikan ? Je l’ai jamais vu de ma vie, sauf via un cliché dans une archive journalistique…

— Oui, j’ai visité ses ruines à Hibiya, un jour avec le collège. Mais il a été rasé il y a des siècles.

— Que savez-vous sur lui, Mina ?

— Eh bien, si je ne me trompe pas, le bâtiment a été inauguré au mois de novembre 1883. Son architecte a également conçu le Musée Impérial de Tokyo, l’ancien Shinedo. Mais, concernant le Rokumeikan, c’était un lieu de débauche pour les Occidentaux de passage au Japon, le Nihon d’avant. A la base, il avait été construit pour recevoir la Haute Société nippone et étrangère, récite-t-elle comme une bonne élève. Mais, petit à petit, il n’était plus question de ça…Les étrangers s’y montraient trop dévergondés. Le Rokumeikan a donc été contraint de fermer ses portes, avant d’être rasé aux alentours des années 1940.

— Un lieu de débauche…C’est drôle comment le prisme de chacun peut distordre la réalité. Je vous juge pas, vous et vos profs. Je possède moi-même mon propre regard sur la chose, qui est peut-être tout aussi subjectif… Peut-être que la vérité se trouve entre les deux…Je pense que le Rokumeikan était en effet un lieu de fêtes où se réunissaient les riches étrangers lorsqu’ils étaient de passage à la capitale. Je me demande même s’il n’a pas carrément été construit pour ça. C’est pourquoi, j’ai décidé de rebaptiser cette sorte de maison ainsi…Elle me rappelait le Rokumeikan, en plus petit, quand je suis arrivée ici, et je voulais qu’il agisse comme un refuge sur nous tous. Bien que riches, contrairement à nous, ces riches n’étaient pas chez eux ici, tout comme moi, Ji Sub, Ji Soo, M. Martins…

— M. Martins ?

— Un collègue de Ji Sub, et son plus vieil ami. Quand je dis « vieil », c’est dans tous les sens du terme. On dirait un vrai fossile vivant…Il marche à peine droit, son corps menace de s’effriter au moindre de ses pas…Mais son sourire est jeune, autant que son regard est sage. Ils s’adorent, ces deux-là. Il est né et a grandi au Brésil, avant la Grande Catastrophe…Depuis, il erre à la recherche d’un endroit où s’installer, où « vieillir » …Le pauvre, il lui reste sûrement peu de temps à vivre…Mais j’ai l’impression qu’il l’a trouvé, d’une certaine manière…

— Quel est cet endroit ?

— Ji Sub. C’est lui son repère, ce qui se rapproche le plus d’une maison pour M. Martins…

 Je laisse ma phrase en suspens et m’avance vers le Rokumeikan jusqu’à ce que je le colle pratiquement. Je touche ses briques sales sans craindre d’attraper une maladie. Je gratte la pierre, comme si elle recelait un morceau d’Histoire, quelque chose qui me protègerait, en tant que gaijin, une personne extérieure au Japon, alors qu’il n’en est rien. Je ne serai chez moi nulle part. Pas même en France. J’ai trop bourlingué pour ça. Je dois accepter que, dorénavant, j’irai où le courant me porte sans pouvoir me projeter dans l’avenir de façon sereine. Je sens les secondes s’écouler dans mes membres et ma gorge. Elles me semblent durer une éternité. Ensuite, je poursuis en humectant mes lèvres :

— Pour en revenir au Rokumeikan, je l’ai pas étudié comme vous à l’école. J’ignore sûrement des choses sur son architecture ou sur des faits politiques qui le concernent. Je me suis toujours promis de davantage me renseigner mais, la lecture, c’est pas du tout mon truc. Mon traducteur visuel est quelque peu obsolète, ce qui a fini d’achever ma motivation. Je peux encore écrire des messages avec, mais il risque de buguer face à un livre ancien … J’espère que mon traducteur du langage est meilleur mais tout le monde me comprend encore quand je parle, et vice-versa. Le simple fait de pouvoir communiquer me suffit… Et la bibliothèque d’Arakawa ne fait pas très envie, de l’extérieur comme de l’intérieur.

— Vous savez quoi ? C’est le mien, de truc. J’irai emprunter un livre pour vous, le plus ancien possible, qui se rapprochera le plus de la vérité. Je le lirai et vous en ferai un retour détaillé.

— Pourquoi vous feriez ça pour moi ?

— Tout d’abord car vous avez piqué ma curiosité. Ensuite, considérez ça comme un échange pour ce que vous me servirez au bar.

 Je lui souris. Ji Sub avait peut-être raison, en fin de compte. Mais je dois éviter par tous les moyens de formuler un jour cette pensée à voix haute devant lui. Il fanfaronnerait à coup sûr ! Je dois cependant bien admettre que Mina ne rentre dans aucun moule et ça me plaît beaucoup. Nous pénétrons dans le bâtiment et je pose mon regard sur une tête de cerf qui surplombe l’encadrement noir d’une seconde entrée sans porte. En l’accrochant ici, j’ai voulu rendre un petit hommage au nom du lieu originel : « Le pavillon du cri du cerf ». Dans ma tête, je demande à l’animal, ou du moins ce qu’il en reste, son avis sur Mina. J’ai l’impression qu’il me répond.

— Alors, quelle était votre question ? demandé-je, impatiente, une fois a réussi à s’asseoir au comptoir. Elle a piqué ma curiosité.

— Je l’ai oubliée…

C’est pas vrai…Tout ça pour ça ? râlé-je dans mes pensées.

— Si je ne la retrouve pas aujourd’hui, je creuserai ma cervelle pour la retrouver et vous en faire part la prochaine fois, je vous l’assure ! me promet-elle alors que je reviens avec du café :

— Ça vous va, comme boisson ?

 Elle enroule le liquide noir des yeux comme s’il s’agissait d’une opale rare. Les mots qui sortent de sa bouche me paraissent appartenir à une autre :

— Et comment !

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