Chapitre 4 : Paatii no toki (Durant la fête)

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Ji Sub

— Tu vas pas lui dire pourquoi on l’a invitée, hein ? devine Sisi tandis que j’attends, et espère, la venue de la jeune policière.

 Mon instinct me souffle qu’elle viendra, mais ma cervelle en doute et envoie des signaux de nervosité à mon corps, à moins que ce ne soit le contraire. Ma jambe tremble, l’espace d’un court instant mais je la calme bien vite avec ma paume. Si Mina ne se montre finalement pas, tout mon plan tombera à l’eau. Mais je dois me montrer patient. L’attente est là, palpable depuis des années, et le sera encore pour de nombreux mois, si ce n’est plus. Je dois donc apprendre à la dompter, ou elle me tuera à petits feux.

— Pas tout de suite, il faut d’abord qu’elle nous fasse suffisamment confiance pour que nous puissions croire en elle après. C’est dans cet ordre que doivent se dérouler les choses, et non l’inverse. Et, de toute façon, elle nous a sauvé la vie. Comme tu l’as si bien dit l’autre jour, il faut la remercier pour ça. Je vais commencer par lui offrir un verre...

— De quel verre tu parles ? Ce sera sur ma note, comme toujours.

—Bref, disais-je...Nous allons papoter, faire connaissance et, ensuite seulement, peut-être un autre jour, nous verrons ce que nous ferons avec elle. Enfin…pour ça, encore faudrait-il que la miss daigne pointer le bout de son petit nez et rien n’est moins sûr. Ne mettons pas la charrue avant les bœufs, veux-tu ?

 Sisi me sert une bière en haussant les sourcils, l’air circonspect. Elle connaît son ex-mari par cœur, à force. Ensuite, elle s’assoit quelques instants à ma table et se penche vers moi, ce qui a pour effet de mettre en avant sa poitrine, soulignée par son corset rouge, qui repose sur ses bras eux-mêmes posés sur la table.

— Moi je dis qu’on doit être honnêtes avec elle ! Regarde ce que ta manie à vouloir tout contrôler dans mon dos a fait à notre mariage.

— Me lance pas sur le sujet. De toute façon, ici, c’est différent. Je compte pas l’épouser.

— Pas encore.

— Quoi, comment ça ?

— J’ai bien vu comment tu la regardais !

— Allons bon, Sisi...Cette fille a bien dix ans de moins que moi ! Me ferais-tu une crise de jalousie ? Note, ça me déplairait pas.

— Tu parles comme un vieux ! Tu traînes trop avec M. Martins, toi. Quoi qu’il en soit, cesse de plaisanter deux secondes et écoute-moi ! Soit cette fille est effectivement une flic ripou et là, en effet, il vaut mieux rien dire pour le moment, soit c’est une fille bien. Mais je parierais davantage sur la seconde option. Elle a sauvé notre fille de la façon la plus désintéressée du monde. Elle nous a aussi sauvés tous les deux, nous des Réfugiés inconnus, alors qu’elle débutait dans la police. Elle a très certainement reçu un blâme pour ce qu’elle a fait. C'est pas une preuve suffisante, ça ? Ou bien il faut encore la tester ?

— Ou peut-être qu’elle a pas eu d'ennuis, on en sait rien ! Tout ce que je dis, c’est qu’on la connaît pas et qu'on doit se montrer prudents. En plus, au risque de me répéter, elle nous a sauvé la vie. Nous pouvons donc lui offrir des ailes de poulet sans arrière pensée, non ?

— En tous cas, elle a sûrement pas reçu d'éloges pour ce qu'elle a fait en nous défendant. Et elle l’a fait malgré tout. Selon moi, cette fille cherche pas à gravir les échelons, elle veille à être la plus juste possible. C’est justement un policier comme ça que nous cherchons. Et, s’il s’avère qu’elle se sent manipulée ou utilisée, au mieux elle nous tournera le dos, au pire elle nous dénoncera.

— Sisi…

— Je vois pourquoi tu te montres aussi prudent. Elle est mignonne et t'as envie d’en profiter un peu, de faire le joli cœur, de roucouler avec elle, avant qu’elle refuse potentiellement notre offre et sorte ainsi de ta vie.

— Elle y est même jamais entrée. Voyons Sisi, nous venons à peine de la rencontrer.

— Je dois te rappeler que, le soir-même de notre rencontre, nous étions déjà au pieu et que ça a fini par un mariage trois semaines plus tard ?

— Et par un divorce ! Crois-moi, cette expérience m’aura servi de leçon.

— Ah oui ?

— Non attends, c’est pas ce que j'ai voulu dire…Notre mariage était pas une erreur, mais il était un peu précipité…On en a déjà parlé. Beaucoup trop, même.

— Bref. J’ai un instinct solide, tu le sais, et je peux t’assurer que j’ai de bons pressentiments concernant cette fille. Et aussi que je vois clairement ce que tu essayes de cacher. Tes belles paroles sur la confiance sont raisonnables, je pense finalement que tu as raison. On ferait mieux de pas dévoiler nos cartes à une inconnue. Nous les montrerons à une amie le temps venu, si c’est ce que tu décides. Le problème est que t’en penses pas un mot. Tu essayes de te convaincre que tu lui caches la vérité pour sonder son âme, mais en fait tu veux juste gagner du temps comme je viens déjà de te le dire.

— C’est la meilleure ça ! Pourquoi j’essayerais de le cacher si j’étais vraiment attiré par cette gamine?

— Bon, j’en peux plus, j’abandonne. Fais ce qui te plaît, tant que tu foires pas tout, soupire-t-elle avant de se relever pour continuer à s’occuper des autres habitués.

 Le bar n’ouvre pas avant une demi-heure mais les plus fidèles savent que l’on peut venir squatter un peu avant le début des festivités. Certains ne règlent même pas leurs consommations. Les autres s’arrangent. L’argent n’existe pas dans notre monde donc le commerce se fait essentiellement grâce à du troc.

 Quand elle repasse à côté de moi, je prends doucement le poignet de Sisi :

— Ecoute, si vraiment t'es jalouse de cette fille, je comprends mais t'as rien à lui envier et tu sais à quel point j’aimerais qu’on se remette ensemble.

— Et tu sais bien que c’est pas mon cas. Ji Sub, on en a déjà parlé un million de fois. On était pas heureux ensemble. C’est mieux ainsi.

— Dis-moi que tu m’aimes plus et j’arrêterai de t’embêter !

 Sisi laisse échapper un rire qui couvre la musique et me gêne. Il me blesse d’autant plus que je le sais sincère.

— Arrête ! Cette phrase est digne du bad boy dans un mauvais roman d’amour !

— Peut-être, mais je le pense ! T'as jamais dit que tu m’aimais plus.

— Non, parce que je déteste mentir et tu le sais très bien. Du coup, je le dirai probablement jamais.

 Elle plante un bisou au sommet de mon crâne, s’écarte de moi, me regarde comme si elle attendait qu’une plante jaillisse réellement de mon être tremblant, et s’éloigne.

 Mon cerveau est tellement perturbé que je le sens surchauffer malgré la clim’ électrique qui fonctionne plutôt bien ici. Celui qui l’a bidouillé devait vraiment être un technicien hors pair. Ah mais j’y suis : c’est moi. Je plaque le goulot de ma bouteille de bière contre mes lèvres, pour les rafraîchir, et reste dans cette position pendant un petit moment avant de me décider à me délecter d’une gorgée. Mon regard se perd en devenant flou, l’accrochant de temps en temps à un client au hasard avant de voir à nouveau trouble. Je perçois très clairement les vibrations de ma cervelle, qui se répandent jusqu’à la pulpe de mes doigts. Ma boisson vacille. J’ai rêvé ou Sisi m’a clairement dit qu’elle m’aimait et m’aimerait toujours ? Bon sang mais c’est infernal comme situation ! Si tel est le cas, pourquoi sommes-nous toujours séparés ? Nous avons une fille ensemble et des sentiments toujours intacts. Nous avons commis des erreurs, nous nous sommes mariés très jeunes alors que nous n’étions des vagabonds. Mais, après tout, c’est ce que nous sommes, peut-être pour toujours : des vagabonds. Et alors ? Nous avons eu nos moments d’égarements, mais nous vivons à l’arrache. Nos cœurs sont meurtris et détruits depuis que nous sommes petits. Nous prendrons du temps pour nous reconstruire, et c’est normal. Mais je refuse d’abandonner.

 Confiant, et poussé par le mélange affreux d’alcool de riz descendu chez moi et la bière que je viens de siffler d’une traite, je pose violemment le contenant en verre sur la table. Il faut que je parle à Sisi après son service ! Le bruit du fracas aurait sans doute été immense si la musique ne l’avait pas couvert. Au moment où je me décide enfin à me lever, je remarque une silhouette au loin. Je titube, sûrement à cause de l’alcool, ou de la superbe vue qui s’offre à moi, ou encore d’un savant mélange des deux. Je me laisse retomber, par sécurité, sur la banquette. Jamais de la vie je n’aurais cru pouvoir assister à un tel spectacle !

 Une jeune femme revêtue d’un trousseau complet en dehors du centre de Shinedo, où je ne suis allé que quelques fois à cause de ma condition, c’est littéralement du jamais vu ! De plus, même là-bas, la mode est encore beaucoup tournée vers les kimonos. Mais cette vue ne me déplaît pas. Il n’y a qu’une seule fille qui oserait faire ça ! Mina est venue. Je remarque avec plaisir que, bien que la tenue soit malheureusement épaisse et longue, ne me permettant pas de voir grand-chose, tout y est placé de façon hypnotique. Le ruban et les plis au niveau des hanches les soulignent tout en sobriété malgré le vert du tissu aussi voyant qu’une pierre précieuse de la même couleur dont j’ai perdu le nom. Les ombres que créent le jeu des projecteurs lumineux multicolores, l’obscurité et les bords de son chapeau encadrent un minois allongé aux traits fins. Cette tenue, aussi belle soit-elle, est un peu étrange. Ma première pensée est que Mina en a trop fait. Non, en fait, pour être plus exact, la première est qu’elle est en fait très jolie. La deuxième est qu’elle en a en effet trop fait. La troisième, qui surgit un peu sur le tard dans mon esprit lent, me souffle que Mina, en tant que fille unique du grand sauveur, n’a probablement jamais mis les pieds dans un tel endroit. Et cela m’intimide. J’espère qu’elle ne le voit pas. Je suppose qu’elle ne doit pas être très à l’aise, elle non plus.

 Mettant rapidement mon désarroi sur le compte de ce qu’il vient de se passer avec Sisi, et voyant que la jeune femme ne bouge pas d’un iota, je prends l’initiative, en bon gentleman, d’aller la chercher.

— Vous êtes venue finalement !

— Oui…Mais quel endroit étrange !

— Vous allez voir, c’est l’un des seuls endroits « frais » du quartier ! Et où l’alcool coule à flots. Ca va vous plaire, j’en suis sûr !

— Je n’ai jamais bu d’alcool de ma vie…

— Non, c’est vrai ? Mais quel âge avez-vous ?

— J’ai vingt-deux ans.

— La majorité n'est pas fixée à vingt-et-un an ? Vous avez dû sacrément vous emmerder à l’école de police.

— L’Académie nous interdisait de boire, même pendant nos permanences. Cela vaut même pour les élèves plus âgés.

— Non, sans rire ?

— Et, en plus, quand on est une lady, policière ou non, nous n’atteignons jamais la majorité. Officiellement si mais, officieusement, nous appartenons toujours à quelqu’un. Je ne suis pas une femme mais une fille. Mon futur époux choisira si je peux boire ou non.

— Pourtant, moi, je vois bel et bien une femme !

 Réalisant que la dernière phrase, qui m’a échappé, sonne comme de la mauvaise drague, je sens le feu me monter aux joues. Le piètre éclairage du lieu, à la fois mauvais et plein de couleurs aveuglantes, me conduit peut-être à une fausse interprétation mais je jurerais l’avoir vue rougir à son tour. Après s’être humecté les lèvres, elle élude ma question, et je m’en retrouve alors soulagé :

— Où êtes-vous vous assis ?

— Oh, pardon, je manque à tous mes devoirs. Par là.

 Je lui mets une main dans le dos, en tout bien tout honneur, afin de la pousser légèrement vers l’avant pour lui indiquer la direction de ma table. Hélas, je remarque bien vite mon erreur car elle me fusille instantanément du regard :

— Que faites-vous ?

— Rien d’inconvenant selon moi…Enfin, j’ai oublié à quel point vous deviez sûrement être prude !

— Auriez-vous, par hasard, l’amabilité de préciser le fond de votre pensée ?

— Avec plaisir ! Je vous ai invitée ici pour vous remercier d’avoir sauvé la vie de mon ex-femme, de ma fille, ainsi que la mienne mais je vois bien à votre tenue que vous avez pas l’habitude de fréquenter ce genre d’endroits, ni ce genre de personnes d’ailleurs. Je connais les femmes comme vous. Le geste le plus simple du monde peut être mal interprété.

— Sympa, j’ai voulu bien faire en mettant l’une de mes plus jolies robes. Sinon, à part ça et mes uniformes de police, je n’ai rien d’autre en stock. J’ai choisi ma tenue la plus olé-olé, tout en me doutant bien qu’elle ne serait pas appropriée. Vous m’avez prévenue à la dernière minute.

— Normal que je vous aie prévenue à la dernière minute : c’est pas comme si on se connaissait depuis plus longtemps.

— Tout ça pour dire, poursuit-elle, agacée par mon interruption, que je n’ai aucun vêtement court à me mettre, et tant mieux d’ailleurs mais j’avais peur que vous ne me preniez pour une fille coincée. Et c’est en effet le cas. Venir ici était une erreur, je m’en rends compte à présent. Considérez que, lorsque je vous ai sauvé la mise, je ne faisais que mon devoir en tant que protectrice de la ville, c’est tout. Inutile de me payer ce verre.

 Merde ! Elle est blessée et, maintenant, je vais le payer cher. Au moment où elle s’apprêtait à tourner les talons, Sisi, qui a dû voir la scène de loin, lui barre gentiment la route :

— Vous partez déjà ? J'ai même pas encore eu l’occasion de vous offrir ces fameuses ailes de poulet. Ji Sub vous a précisé qu’elles s’accompagnent d’un verre, lui aussi pour la maison ?

— Je suis navrée mais je dois en effet prendre congé. Ce type d’endroit n’est pas pour moi.

— Mais voyons, bien sûr que si ! Allez, restez, juste pour un verre. Ensuite, si l’endroit vous plaît pas, vous pourrez toujours repartir.

— Ce n’est pas l’endroit que je fuis présentement, rectifie Mina en me fusillant du regard alors que j’arrive à sa hauteur.

— Ji Sub fait cet effet à tout le monde, vous en faites pas ! Il est sympa, mais il faut creuser pour le voir…Bref, restez un peu, s’il vous plaît. Vous pourrez repartir très vite si vous le souhaitez. Mais, si je peux me permettre un petit conseil, buvez lentement même si vous êtes pressée. L’alcool monte vite à la tête avec cette chaleur, malgré la clim’ !

— Mademoiselle ne boit pas d’alcool…Tu peux ranger ton cocktail maison, rétorqué-je.

— Ji Sub, arrête de la taquiner. Ca ne m’étonne pas qu’elle veuille s’enfuir, j’en ai envie aussi à chaque fois que je t’adresse la parole Ji Sub mais j’ai une fille avec toi, quel dommage que je puisse pas partir très loin…Mori-san, je vous comprends. Mais je vais bientôt m’arrêter un peu et je serais ravie de papoter avec vous pendant ma pause. Et je suis la créatrice de ce cocktail, il me sera très aisé de remplacer le rhum par autre chose de non alcoolisé. Par ailleurs, l’expérience m’intéresse. Ici, ce sont tous des pochtrons, je suis pas habituée à servir une demoiselle de la Haute. Allez, s’il vous plait, dites oui !

— Bon, c’est d’accord.

— Youpi !

— Techniquement, elle a pas dit oui !

— Aïeeu ! Sisi m’assène un petit coup de plateau dans le bras.

— Va t’asseoir avec elle et traite la bien ! C’est compris ?

— Ou…Oui.

 Je remarque que les joues de Mina se gonflent telles les bajoues d’un hamster. Elle se retient de pouffer. Vexé, je la devance et me rassois. Elle me suit et prend place juste en face de moi, pile au même endroit que Sisi qui l’a certainement réchauffée avec son derrière. Le perçoit-elle ? En tous cas, elle n’y fait pas allusion.

 Un silence gênant s’installe entre nous. Je n’ose pas parler, de peur de dire quelque chose de compromettant pour ma cause, et ainsi pour un grand nombre de Réfugiés. Finalement, c’est elle qui relance la conversation. Je dois bien avouer que cela me rend admiratif. Du peu que j’en sais, les dames de la Haute Société ne sont pas éduquées dans ce sens.

— Vous venez souvent ici ?

— Oui. D’abord, c’était plus par praticité qu’autre chose. Sisi y travaillant, il y est plus facile de déposer ou de récupérer Ji Soo. Mais, ensuite, j’ai fini par y prendre goût.

— Quelque chose me dit que vous ne devez pas beaucoup vous forcer, dit-elle en émettant un petit rire tout en désignant ma bouteille d’un simple regard. J’apprécie la gracieuse fugacité de celui-ci.

— Ca c’est certain !

— Chaud devant !

 Nous sommes interrompus par une Sisi débordée. Le bar vient à peine d’ouvrir et les tables sont pourtant déjà réquisitionnées dans leur presque entièreté. Son plateau croule sous les victuailles en tous genres.

— Et un mocktail maison, un ! annonce-t-elle en posant un verre fumant, rose pastel, devant Mina.

— Un quoi ?

— Un mot qui n’est pas dans ton vocabulaire mon pauvre petit alcoolique, plaisante Sisi.

— Pour être honnête, je ne sais pas non plus ce dont il s’agit, admet Mina, en toute humilité.

— C’est un cocktail sans alcool. J’avoue que j'en sers très peu ici, comme je vous le disais plus tôt.

— D’accord, je vois. Je vous remercie pour l’explication.

 Sisi s’éloigne après lui avoir adressé un sourire. Mais moi, qu’elle connaît et aime depuis plusieurs années, je n’ai droit à aucun regard ni à aucune autre marque d’attention. Pour noyer mon chagrin, je siffle le reste de ma bouteille d’un trait. Un collègue de Sisi la remplace bien vite sans que je n’aie à le demander.

— Il n’y a donc aucune IAD ici ?

— Aucune quoi ?

— Visiblement, nos mondes sont très différents. Les IAD sont des Intelligences Artificielles Domestiques. Elles font le ménage chez des familles aisées, servent dans les cafés et les restaurants…Nous en avons même au poste. Enfin, quand Asakusa ne me confond pas avec l’une d’elles, m’explique-t-elle, la voix teintée d’amertume. Je suis certain que l’alcool lui aurait été d’une grande aide en cet instant précis, mais tant pis. Je ne vais quand même pas la dévergonder. En tous cas, pas ce soir. Mais la perspective me tente.

— Je vois. Ce doit pas être agréable pour les humains.

— Comment ça ?

— Comment gagnent-ils leur croûte si leur boulot peut aisément être fait par un robot qui travaille gratuitement ?

— Il existe plein d’autres travails…Comme le mien ! Les IA enquêtrices n’ont pas encore été inventées, enfin il existe des prototypes, mais elles ne sont pas suffisamment intelligentes que pour mener à bien un raisonnement. Et certaines familles sont riches et n’ont donc pas besoin de travailler.

— D’accord mais, et pour faire la circulation ?

— Ils préfèrent envoyer des bleus à la place. Je suis bien placée pour le savoir. Je ne fais rien d’intéressant pour le moment mais c’est fait pour m’inculquer la discipline…

— Et sûrement aussi car le fait de sous-payer une bleue est plus rentable que de créer un robot qu’il faudrait réparer à chaque fois qu’un conducteur énervé ou déconcentré lui roulerait dessus. Enfin, j’imagine.

— Sans doute…Je ne vaux pas plus qu’une IA…

— C’est pas ce que je voulais dire…

— Santé ! s’écrie-t-elle tout à coup, me faisant sursauter. Une lady a le droit de faire ça ?

 Je trinque malgré tout avec elle. Je remarque que Mina en a en fait profité pour baisser les yeux vers son verre. La fumée rose qui s’en dégage est bien pratique pour mon invitée qui se cache derrière, en trempant ses lèvres dans le breuvage. Malgré son évident subterfuge, je crois voir des larmes perler au coin de ses yeux. Je me sens mal. Je suis sur le point de m’excuser lorsqu’elle s’extasie, telle une enfant qui aurait oublié tous ses soucis après avoir croqué dans une sucette :

— Mais c’est super bon ça ! Qu’est-ce que c’est ?

— Du thé vert à la rose, et de la poudre de fruit du dragon, avec du sirop d’érable et un ingrédient secret ! répond Sisi en passant par hasard à côté de nous.

— Sisi, je te jure que si tu dis que l’ingrédient secret est l’amour, je demande la garde exclusive de notre fille, taquiné-je mon ex-femme qui me gratifie d’un léger coup de plateau vide sur la tête.

— La base du cocktail est initialement avec une liqueur à la rose, poursuit-elle.

— Oh je vois. En tous cas, c’est délicieux. Merci beaucoup pour cette découverte.

— Mais de rien ! Ji Sub, cette jeune femme est très polie, prends-en de la graine.

— Il est trop tard pour moi, mesdames.

 Sisi lève les yeux au ciel et retourne à son dur labeur.

— Pour en revenir à cette histoire, je suis désolé Mina…Je voulais pas dire que vous valiez rien...

— C’est certainement ce que pense mon chef en tous cas.

— Mais c'est pas vrai ! Vous avez défendu toute une famille de Réfugiés, nous des parias de la société, et ce dès le premier jour en plus. C’est vous-même qui me l’avez fait remarquer. Ca vous suffit pas à vous prouver votre propre valeur ?

— C’est très gentil à vous de me dire ça.

— Non, ce n’est pas gentil, bon sang ! C’est sincère. Vous devriez prendre davantage confiance en vous. Personne pourra croire en vous davantage que vous-même. Vous aimez votre travail, non ? Vous êtes riche mais vous aimez vous rendre utile, je me trompe ?

— Techniquement, je ne suis pas riche, ce sont mes parents qui le sont. En fait, c’est plutôt mon père.

— Qu’importe ! Vous devriez regarder vos actions, et non écouter ce qu'on pense de vous.

 Mina ouvre la bouche pour répondre mais les ailes de poulet épicées arrivent. Sisi s’est fait une assiette pour sa pause. Elle s’assoit à côté de Mina. Leurs bras se frôlent. Les légers soubresauts de Mina, presque imperceptibles, m’indiquent que cette dernière ne doit pas être très à l’aise face à tant de promiscuité. Cependant, elle n’ose rien dire. Elle considère rapidement le corset de Sisi et enlève ses gants, certainement afin de ne pas les tacher. J’ai beau voir des mains tous les jours, le fait que celles de Mina soient toujours gantées depuis notre rencontre et qu’elle les dévoile à l’instant me fait beaucoup d’effet. Ses doigts sont particulièrement menus. Un frisson me parcourt l’échine. L’élégance de son geste ajoute également une dimension particulière au moment.

 Je ne dois pas être discret car, tandis que Mina s’empare d’une paire de baguettes en bois plantées dans un pot, et la fait glisser de son emballage avant de la diviser en deux, Sisi me lance un regard qui veut tout dire. Elle a remarqué mon moment d'égarement. Moi, Ji Sub, j’ai maté des mains. Des mains ! Je suis donc tombé si bas ? Serais-je à ce point en manque, et en plus si peu discret ? Mais Mina n’en fait rien. Je ne suis même pas persuadé qu’elle ait remarqué la conversation non verbale qui se joue à présent entre mon ex-femme et moi. Elle lorgne sur le poulet avec la même « discrétion » que moi avec ses petites mains blanches et délicates.

Itadakimasu ! dit-elle en joignant les mains devant la poitrine, les yeux fermés. Elle les rouvre bientôt et nous considère avec étonnement. Nous mangeons sans s’être souhaité bon appétit, nous en avons perdu l’habitude.

— Oups, pardon Mina !

— Oui, pardon Mori-san. Nous sommes pas des gens bien élevés…

— Non non, ce n’est pas grave. Je suis simplement surprise. Dans ma famille et à l’école, nous avons toujours fait cela, mais je suppose que ce n’est pas une obligation. En réalité, je ne suis pas sûre que cela me déplaise de manger de cette manière…

 Elle grignote proprement autour de l’os, tenu par ses baguettes avec une dextérité plus que satisfaisante. Le moindre de ses gestes est fin, maîtrisé. Elle s’essuie ensuite le contour des lèvres avec une serviette extirpée du porte-serviettes que nous n’utilisons jamais.

— Alors, c'était pas trop épicé ? l'embêté-je.

— Non, c’est parfait au contraire ! Nous n’avions certes pas le droit de picoler à l’Académie, mais je battais tout le monde aux concours de dégustation de mets pimentés ! annonce-t-elle fièrement tout en me toisant légèrement. Cette nouvelle n’est peut-être pas le scoop du siècle, mais elle a le mérite de me clouer le bec de la façon la plus agréable qui soit.

— Racontez-nous, commence Sisi en changeant de sujet, comment s’est passé votre premier jour ?

— Bien…

— En voilà une réponse bien timide. Vous pouvez nous faire confiance !

 Sisi a beau critiquer ma subtilité, ou plutôt l’absence de celle-ci dans mon comportement, la sienne peut, quant à elle, s’apparenter la délicatesse d’un marteau-piqueur.

— Pour être honnête, je me faisais des films. Je pensais que j’allais avoir des collègues sympas. Mais je ne les ai même pas encore rencontrés. Je suis affectée à la simple circulation aux frontières entre le reste de Shinedo et Arakawa alors que j’ai été affiliée au troisième poste de Shinjuku. Je passe le plus clair de mon temps dans les trajets. Lorsque j’arrive là-bas, je suis briefée par mon chef tous les matins. A vrai dire, jusqu’ici, il me sermonne quotidiennement mais je pense que c’est normal. Après son compte-rendu détaillé, je pars directement à Arakawa pour y faire la circulation. J’ai l’impression de répéter les mêmes gestes encore et encore depuis des semaines alors que ça ne fait que deux jours…

 Elle, qui ne voulait pas se confier, du moins en apparence, commence à parler très vite et à tout déballer d’une traite. S’en rendant compte, elle s’arrête dans son élan pour s’excuser :

— Je suis désolée de me plaindre, ce n’est pas très joli…

— Vous en faites pas, Mori-san. Vous en avez visiblement besoin, répond Sylvie de sa voix douce et sincère. Tantôt fracassante comme une pelleteuse, tantôt douce comme un agneau.

— Merci. Je vous remercie également pour le repas mais je dois prendre congé avant vous. Je m’en excuse sincèrement.

— Déjà ?

— Oui, à vrai dire, je vois le soleil se coucher d’ici. Si la nuit devait tomber avant que je n’aie posé un orteil chez moi, je risque de passer un sale quart d’heure. Surtout dans cette tenue. Mes parents suivent un certain code d’honneur.

— Vous avez dû perdre un temps fou pour rentrer vous changer…constate Sisi.

— Je ne voulais pas créer de méfiance voire de grabuge ici avec mon uniforme de policière, même si je ne suis encore qu’une débutante.

— Et c’est tout à votre honneur mais, si nous voulons vous inviter à nouveau, ça risque de vous mettre dans une situation inconfortable…

— Vous voulez réitérer votre invitation ? C’est trop aimable, mais je ne voudrais pas abuser de votre gentillesse.

— Vous abusez pas si on vous le propose. Et oui, même si vous êtes flic, vous êtes bien sympa et ça, ça me suffit pour inviter n’importe qui dans mon bar. Même si cette personne vient de Shin-Nihon. Vous avez votre week-end ?

— Oui…

— Alors, voici ce que je vous propose : demain, rendez-vous devant le bâtiment. Même en uniforme de flic, c’est pas grave. Vous serez avec moi. Je vous emmènerai dans une fripe. Vous pourrez laisser ces vêtements ici, dans votre casier,…Peu importe. Comme ça, si vous voulez repasser dans nos quartiers en étant davantage incognito, ce sera possible.

— Bonne idée, Sisi.

— Vous êtes sûre que ça ne vous dérange pas ?

— Pas le moins du monde.

— Il faut que je trouve une excuse pour sortir sans chaperon ou une faille pour m’échapper en douce…

— Si vous venez pas, c'est pas grave, la rassure-t-elle. J'habite à côté.

 Sisi est très douée pour copiner. D’ailleurs, même si je sais qu’elle ne perd pas de vue notre plan, j’ai aussi conscience du fait que mon ex-femme aime aider les autres. Elle semble avoir pris la petite sous son aile. Tant que ça sert nos intérêts, je ne suis pas contre.

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