Chapitre 3 : Hirudoki (Durant le déjeuner)

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[1] Ato modori wa mou dekinai = Littéralement : "Il n'y aura plus de retour en arrière possible après. " Ceci est une référence aux paroles du générique de la première saison de l'anime "Higurashi no naku koro ni" (Quand les cigales pleurent)

[2] Hajimemashite, se prononce Hadjimemashite et veut dire "Enchanté(e) de faire votre connaissance"

[3] Conbini = Un conbini ou combini(ou encore kombini/konbini), contraction de « convenience store» est une supérette ouverte 24h/24, 7j/7

[4] Sando = Un sando, abréviation du terme sandoicchi, venant lui-même de « sandwich » désigne un sandwich de pain de mie blanc et sans croutes à la texture légère et moelleuse.

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Mina

« 2023/04/07 8h du matin

Lorsque j'ai juré de servir la population, je ne m'attendais pas à devoir me dresser contre des policiers au statut plus élevé que le mien. Bien qu'il ne s'agissait pas de mes supérieurs directs, c'était quand même risqué de faire cela afin de défendre trois Réfugiés. Mais il y avait une enfant parmi eux. J'ai réagi avec mon instinct. Est-ce mal ? Après tout, ils vivent aussi à Shin-Nihon. Certes, dans une sorte de bidonville, mais ne serait-ce pas suffisant pour les considérer comme des citoyens de l’Empire ? En même temps, ils ne payent pas d'impôts. Mais je ne suis même pas sûre qu'ils soient autorisés à participer ainsi à la vie de notre société, même s'ils le voulaient. Il va falloir que je vérifie ça ! De toute façon, les Réfugiés restent des êtres humains, non ? Qui suis-je censée protéger ? Est-ce que j’ai risqué ma place avant même de réfléchir aux conséquences ? Les policiers sont partis bien vite hier. Ils m’ont écoutée. Mais peut-être ont-ils malgré tout prévenu Asakusa ? Rien que cette idée me rend malade. »

 Trop de questions se bousculent dans ma petite tête. Je ne peux pas toutes les contenir et les traiter à la fois. Je suis obligée de les poser sur papier. Ainsi, je transforme mon esprit en passoire afin que ce dernier ne finisse pas enseveli. Ensuite, je range mon support dans ma sacoche.

 Je laisse mon regard vagabonder sur le paysage qui défile à travers la fenêtre du tramway et demande à mes implants, de façon silencieuse, simplement à l'aide de certaines vibrations bien précises de mon cerveau, de jouer une chanson de Mimi qui s'appelle « Ato modori wa mou dekinai»[1]. Son titre, qui parle d’un retour en arrière impossible, me semble être en adéquation avec mes sentiments actuels.

 Tandis que les ondes électriques de Mimi fusent dans mes tympans, et tout mon corps de façon générale, je revois son clip dans ma tête. Elle court dans un champ de blé, sa tenue noire et ses deux longues couettes rouge sang contrastent avec le décor. Cela me rappelle que je suis libre sans réellement l’être. Je sais que je ne suis pas en prison mais j’éprouve quand même une oppression qui va au-delà du simple inconfort. Je pensais que le fait de devenir agent de police marquerait ma délivrance mais, en réalité, j’en suis encore tellement loin.

 Je sors sous un orage fictif, prévu depuis plusieurs semaines, créé par le Dôme. J’ouvre mon parapluie dès que mon pied a touché le sol. L’air frais et filtré de Shin-Nihon me fait regretter mes précédentes pensées : au moins, je vis dans le centre de Shinedo. Je me plains pour des broutilles. Je repense à la chaleur pesante ressentie la veille à Arakawa et plains les Réfugiés.

 J’entre prudemment dans le hall et aperçois, avec bonheur, que les alentours sont vides. J’ai un peu d’avance. Je me dirige donc vers une IA féminine, aux cheveux brun chocolat, dont les yeux commencent déjà à s’illuminer en détectant mon approche.

Hajimemashite[2], je m’appelle Moka. Que puis-je préparer pour vous ? demande-t-elle une fois que je lui fais pleinement face.

Hajimemashite, Moka. Je m’appelle Mina. Je souhaiterais un café au lait moyen et de forte intensité.

— Très bien, Mina. Je vous prépare ça tout de suite. Voulez-vous que je retienne votre recette pour la prochaine fois ?

— Je veux bien s’il vous plaît, merci, réponds-je avant de le regretter. J’espère que mon profil ne sera pas vu par d’autres utilisateurs, bien que je n’aie pas encore été présentée à mes autres collègues.

 Une minute plus tard, je me retrouve avec l’un des carburants les plus ancestraux pour humains entre les mains. Il s’en échappe bien vite car je sursaute instantanément lorsque j’entends les toussotements forcés du Lieutenant Chef Asakusa. Il se tient droit, tel un frigo, devant la porte qui mène à l’open-space.

— Eh bien et bien, agent Mori, on ne se refuse rien à ce que je vois ! Vous pensez vraiment mériter un petit remontant après votre bourde de la veille ? Si vous voulez boire votre café comme un homme, vous devez avant tout vous comporter comme si vous en étiez un et donc avoir un minimum d’honneur. Et évitez le lait : ça fait femmelette…

 Donc, je dois mériter un café maintenant ? Première nouvelle ! De toute façon, le mien est répandu sur le sol, ainsi que mon rêve de le boire.

— ­Non, Chef. Je ne le mérite sûrement pas. 

 Je réponds sans la moindre conviction. Si j’écrase, il me laissera peut-être plus rapidement tranquille.

— Bon, au moins vous en avez conscience. Nettoyez tout ça et venez me rejoindre à mon bureau : j’ai à vous parler !

— Bien, Chef !

— Petite précision : ne faites pas appel à une IAD pour faire la sale besogne à votre place. Je veux que ce soit vous qui le fassiez !

 Après quelques minutes passées à chercher un seau et une serpillère en vain, je croise finalement une IA domestique et lui demande où trouver le matériel dont j’ai besoin. Après que l’IAD m’a montré le bon placard, j’exécute les ordres de mon chef. Tandis que je passe l’éponge sur le sol, je fulmine : l’IAD aurait en effet pu s’en charger. Il n’y a rien de plus punitif que de se retrouver contraint à effectuer des tâches sans but ni aucune raison concrète derrière. Satané Asakusa...

 Lorsque je me relève en appuyant une main contre ma cuisse pour m’aider à quitter le carrelage, je grimace de douleur. J’ai probablement une brûlure à cet endroit dû à la chute du café brûlant mais qu’importe, je n’ai certainement pas le temps de m’en occuper maintenant puisque, derrière la porte semi-vitrée, Asakusa me dévisage. Il a dû comprendre que je venais de finir de nettoyer le produit de ma maladresse ; je ne peux donc pas le faire attendre plus longtemps. Je sors dans la rue une seconde, vide le récipient plein d’eau dans l’égout, remets le tout à sa place, et me dirige vers l’open-space en essayant de ne pas traîner des pieds. Quelque chose me dit que je ne suis pas du tout au bout de mes peines :

— Agent Mori, venez ici ! me rappelle Asakusa comme si j’avais pu oublier l’ordre qu’il m’a adressé il y a à peine cinq minutes. Les boyaux tordus, je m’exécute :

— Alors, comme ça, vous vous êtes permis d’intervenir au beau milieu d’un incident impliquant trois Réfugiés alors que deux lieutenants étaient déjà sur place ?

— Oui, Chef. J’ai reçu deux appels à renforts en même temps : un pour intercepter trois Réfugiés, il est vrai, et un autre pour une manifestation un peu plus loin. J’ai pensé que ces lieutenants étaient plus habilités que moi pour s’occuper de la manifestation et que je pouvais les aider sur ce coup-là.

— Il est vrai que vous n’avez pas le niveau requis pour gérer une manifestation. Mais vous n’aviez pas non plus à leur proposer de s’en aller. Vous ne pouvez pas décider seule de relâcher des individus interpellés par des supérieurs.

— Non…Vous avez raison, Chef ! Mais, pour être honnête, les deux lieutenants s’en sont pris à une enfant…

— Attention, je vous mets en garde avant que vous ne poursuiviez : vous voulez vraiment jouer à la délation d’officiers plus hauts gradés que vous ne le serez sans doute jamais ? Vos accusations sont lourdes, encore faudrait-il que vous puissiez le prouver !

— Chef, je suis d’accord avec vous mais j’aurais une question à vous poser si vous le voulez bien : les insignes des lieutenants sont équipés de caméras, non ? Pourquoi ne pas s’emparer de celles des principaux intéressés ?

— Cela en fait deux, soupire-t-il. Vous ne comprenez décidément rien à rien : sans mandat, c’est interdit je vous le rappelle. Et encore plus pour ce genre de conneries ! On ne vous apprend pas ça à l’Académie ?

Je serre le poing dans mon dos, comme pour me donner du courage. Je prends une seconde pour réfléchir à ma réponse avant d’articuler péniblement :

— Je suis navrée, Chef. Je ne voulais manquer de respect à personne et me suis mal exprimée. Je voulais dire qu’ils faisaient face à deux individus qui n’étaient pas dangereux, mais le ton montait plutôt entre eux. Ce n’était que des parents, qui plus est des Réfugiés. Ils ont le sang chaud, selon ce que j’ai entendu à leur propos. Cette affaire risquait de devenir rapidement disproportionnées par rapport à la situation de base, j’ai simplement voulu leur éviter un trop plein de paperasse, comme je le disais à l’un des Lieutenants qui a d’ailleurs accepté ma proposition. J’ai laissé partir les parents et leur petite avec un avertissement afin que les Lieutenants puissent répondre tranquillement au code B130 que j’avais reçu pour la manifestation dans le sud d’Arakawa. Ils avaient mieux à faire et nous en sommes tous les trois arrivés à cette même conclusion !

— Vous avez bien fait ! Enfin vous avez raison sur une chose mais pas sur le reste : vous n’êtes pas encore à la hauteur pour répondre à de véritables codes B130 comme celui de la manifestation. Vous ne le serez peut-être jamais…ça ira pour cette fois, surtout que les deux lieutenants en question m’ont adressé un rapport sur vous mais sans y joindre la moindre plainte donc cela n’affectera ni la brigade ni ma réputation. En revanche, il figurera dans votre dossier. Soyez plus vigilante à l’avenir ! Je comprends que vous ayez essayé de défendre ces gens, je vous assure. Je me prenais aussi pour un super-héros quand j’avais à peu près votre âge mais vous n’êtes qu’une débutante, doublée d’une femme qui plus est. Je vais vous donner un conseil comme si vous étiez ma propre fille : soyez heureuse de pouvoir travailler, c’est déjà un gros privilège. Ne le gâchez pas pour des principes futiles alors que tout autour de vous vous dépasse ! Les Réfugiés sont des barbares et, même vous, vous valez mieux qu’eux. Ils sont ingrats par nature. Oubliez-les. Retournez faire la circulation à Arakawa aujourd’hui, mais ne vous aventurez plus sur des pentes glissantes. Est-ce que c’est compris ?

 Ma gorge est tellement serrée que je crains de parler. Je préfère donc hocher la tête.

— Bien. Si vous recevez d’autres codes B130, quels qu’ils soient : n’y répondez pas, sauf si je vous en ai donné l’ordre moi-même. Par ailleurs, on ne vous remettra votre arme de service que lorsque vous vous en montrerez digne. À ce moment-là peut-être, et je dis bien peut-être, vous pourrez intervenir sur des manifestations. Maintenant, disposez !

 Une fois prête, évitant soigneusement le regard de mes nouveaux collègues avec lesquels je n’ai même pas fait connaissance. Après quoi, je quitte avec bonheur le poste, ma nouvelle prison, pour un semblant de liberté dans le tramway. Je m’assois sur une banquette libre et colle encore ma tête contre la vitre fraîche.

 Lorsque j’arrive à Arakawa, l’air âcre me saute à la gorge et me boxe les cordes vocales. Je n’ai pas encore gagné le droit de mettre un masque à oxygène haut de gamme et sens que je risque de perdre quelques années d’espérance de vie à force de me rendre dans ce quartier pour y faire de la basse besogne. D’autant plus que, au vu de la présence de certains camps de Réfugiés dans le quartier, quelques voitures prohibées le traversent. Je ne suis pas habilitée à les poursuivre, donc je ne peux rien faire de plus que d’agiter des signaux lumineux dans tous les sens à l’aide de bracelets prévus à cet effet. Par la même occasion, je me prends de la fumée plein les poumons au passage, manquant de temps à autres de me faire écraser, tantôt par des véhicules qui ne me semblent pas légaux, tantôt par des tramways, tantôt par des fiacres conduits par des IA ne respectant visiblement pas mon autorité. Une chose est sûre : j’exécute piètrement la seule tâche qui m’a été confiée, et que j’aimerais pouvoir mener à bien même si elle n’a rien d’excitant. En plus, la position statique me coupe la circulation et m’ankylose à un point tel que je me risque à trépigner un peu sur place pour relancer la machine rouillée de mon corps. Je ne comprends pas ce que je fiche ici.

 Ma pause déjeuner arrive enfin. Je vais chercher un repas au conbini[3] le plus proche. J’adore y aller et mon uniforme me donne le droit de m’y rendre seule. J’apprécie cet avantage qui me remet un peu de baume au cœur. Mais ce conbini est vraiment plus délabré que ceux du centre-ville. Un peu dégoûtée, j’effectue tout de même mes achats en saluant poliment une vieille dame derrière la caisse dont je devine le sourire malgré le masque fin en tissu blanc qui lui recouvre la bouche. Je le lui rends en inclinant légèrement la tête tandis que je me dirige vers l’un des frigos pour l’ouvrir et en extraire un café glacé au lait et au caramel. Le péché est quadruple et n’en sera que quatre fois meilleur.

 Je pose mon butin sur le tapis roulant : un sando[4] fourré à l’omelette, un autre fourré à la crème pâtissière avec des fraises, ainsi que ma boisson et de l’eau. Avant de partir, je sens certains regards glisser, mais pas longtemps, sur mon uniforme. J’ai l’impression qu’ils étaient teintés d’une certaine méfiance.

 Dépitée par tous ces événements, je m’assois sur l’un des rares bancs d’une ruelle un peu plus calme située non loin de là. Je délivre mon collier coquillage de ma chemise bleu ciel et tapote une sorte de code pour appeler Hiro. Je ne pense pas qu’il va répondre à cette heure-ci mais je tente ma chance. Je souris, soulagée, lorsque j’entends sa voix dans mes implants :

— Allô Mina ? Je ne peux pas activer l’hologramme, désolé. Ça va ? Tu as un problème ?

— Salut, Hiro. À vrai dire, je voulais t’appeler depuis longtemps. Je n’ai pas réussi à te joindre de toutes les vacances.

— Je suis désolé Mina, vraiment, je n’ai pas eu une minute à moi. Mais ça me fait plaisir de t’entendre. Alors, tu es affectée à quel poste ?

— Le troisième de Shinjuku mais ils m’ont mise à la circulation à l’autre bout de la ville, à Arakawa. À la frontière avec les camps de Réfugiés. Et toi ?

— Au quatrième de Shibuya. Ce ne doit pas être simple à Arakawa, non ?

— Non, j’ai déjà reçu deux appels à renforts hier. J’aurais dû aller à celui lancé au sud d’Arakawa pour faire mes preuves pendant une manifestation, cela aurait été plus instructif, mais mon instinct m’a dit de choisir l’autre incident. Figure-toi que deux Lieutenants menaçaient trois Réfugiés dont une enfant. Je n’ai pas pu m’empêcher de réagir et mon chef m’a incendiée ce matin.

— Aïe !

— De quoi « aïe » ? Tu fais référence au fait que la situation soit moche ou à autre chose ?

— Ecoute, je te connais. Tu sautes dès que tu vois une injustice. Mais, tu ne peux pas tout faire. Je ne te dis pas ça que parce que tu es une femme et que cette société est profondément sexiste. Je te dis ça car je suis un bleu moi aussi. En attendant de monter en grade, on doit faire ce qu’on nous dit.

— Dis donc, moi qui t’appelais pour avoir un peu de réconfort…

— Je suis désolé. Ecoute, le Hiro de l’école de police t’aurait dit de foncer, que tu avais raison. Mais après avoir réellement commencé à travailler, même depuis très peu de temps, j’ai constaté qu’il ne fallait pas prendre d’initiative. On fait ce qu’on nous dit et c’est tout.

— Mais notre travail n’est-il pas de protéger la population ?

— Ça, ce sont les belles paroles dont on nous abreuve pour que l’on s’inscrive à l’Académie. La réalité est tout autre.

— Oui, tu dois sûrement avoir raison…Mais faire la circulation debout, en plein cagnard, c’est éreintant et cela ne m’apporte rien. C’est inutile. Personne ne me respecte, je n’ai même pas de véhicule pour poursuivre ceux qui enfreignent le code de la route…

— Je comprends. Bon je dois y retourner, on essaye de se rappeler très vite. Bonne journée et bon courage. A plus.

— A plus tard.

 Le cœur encore plus lourd qu’avant l’appel, je baisse le masque à oxygène afin de libérer ma bouche en vue de manger mon déjeuner. J’espérais que cela allait me réconforter un peu mais, à chaque bouchée, j’ai l’impression de physiquement sentir quelques particules de pollution se coincer dans ma gorge rendue déjà brûlante par la chaleur environnante. Je la rafraîchis avec une gorgée de café glacé. Je tente de savourer chaque bouchée de ce pain à la texture censée être aérienne. Je remets mon masque quelques instants avant de le rabaisser pour continuer mon repas. Je suis le même procédé quatre ou cinq fois. J’ai presque fini mon dessert lorsqu’un doigté sec sur mon épaule me fait sursauter. Je me retourne, la main collée sur la crosse de ma matraque. Les restes de mon sando sucré gisent à mes pieds. Dans leur chute, ils ont laissé une belle trace rose clair sur mon pantalon. Décidément, ce n’est pas son jour. Ni le mien.

— Chalut, madwame la polichière !

 Un homme sans masque à oxygène mâche une chose qui ressemble à un onigiri tout sec. Je crois reconnaître son ombrelle ainsi que son marcel.

— Vous êtes…

 L’homme prend tout son temps pour avaler le contenu de sa bouche avant de se présenter :

— Lee Ji Sub, le papa de Ji Soo…

— Ah, c’est vous ! Ne me faites plus jamais de coup pareil.

— Vous chêtes bien pweuweuse pouw une polichière, s’exclame-t-il en riant tout en s’étouffant presque avec une nouvelle bouchée. Quelques grains de riz me parviennent jusqu’au visage, me faisant grimacer :

— Premièrement, on ne parle pas la bouche pleine quand on est poli ! Deuxièmement, on ne touche pas les gens ! Troisièmement…on n’apparaît pas dans le dos de quelqu’un qui porte une matraque, dis-je en énumérant les faits sur mes doigts que je ramène sur ma paume.

— Vous êtes une marrante vous, on vous l’a jamais dit ?

Les yeux de l’homme brillent au soleil. Celui-ci joue aussi sur ses cheveux, qui sont plutôt clairs pour son physique asiatique, comme s’ils avaient été décolorés. Peut-être est-ce normal pour un Réfugié. En réalité, je n’en sais trop rien mais je ne parviens pas à deviner sa nationalité. Certains Shin-Nihonniens ont rejoint leur cause, mais ils ne sont pas nombreux. La plupart du temps, il s’agit de personnes au plus bas de l’échelle sociale qui n’avaient de toute façon pas grand-chose à perdre. Quoi qu’il en soit, son nom complet sonne étranger.

— Je vous retourne le compliment ! Vous aviez une question à me poser, monsieur…

— Ji Sub ! Appelez-moi Ji Sub.

— Il s’agit de votre nom de famille ?

— Non, de mon prénom ! C’est coréen ! m’explique-t-il avec la même fierté qu’un petit enfant qui annonce à ses parents, ou à sa gouvernante, qu’il a réussi à aller sur le pot tout seul.

— C’est joli…

A l’origine, je voulais simplement être polie mais le hasard a fait que, après réflexion, je le pense vraiment.

— Waouh, merci ! Je n’ai pas l’habitude de recevoir des compliments de la part des Shin-Nihonniens…Enfin, ne le prenez pas mal. Je ne voulais pas être insultant : bien au contraire !

— Je ne le prends pas mal, ne vous inquiétez pas.

— Et vous, vous vous appelez Minami, c'est bien ça ?

— Oui.

— C’est joli aussi, mais je peux vous appeler Mina ?

— Pourquoi ?

 C’est vrai ça, pourquoi un parfait inconnu voudrait-il m’appeler par mon surnom ? Je devrais être choquée par sa proposition, et ce pour plusieurs raisons : à Shinedo, et partout ailleurs dans tout l’Empire, ou presque, nous devons nous appeler le plus possible par nos noms de famille. Il faut être proches pour s’appeler par les prénoms. Et personne, ou presque, ne se donne de sobriquets car ceux-ci sont considérés comme étant vulgaires. Hiro et Su-chan utilisent mon surnom à ma demande. Il me correspond plus, je trouve. Et ce même si la raison m’échappe encore.

— Si vous préférez, je peux vous appeler Minami, ou Mori-san, ou encore agent Mori, comme vous le souhaitez. Mais je trouve que, Mina, ça vous correspond plus.

 Il a dit exactement ce que je pensais à l’instant. Je tente de masquer ma surprise en répondant le plus rapidement possible :

— Non, non, vous pouvez m’appeler Mina !

 Je suis peut-être trop familière avec une personne que je viens de rencontrer. En prime, il s’agit d’un homme et d’un Réfugié mais, après tout, autant avoir un « ami » parmi eux. Personne au poste n’accepterait cette initiative, que je compte garder secrète pour le moment, mais ils m’en remercieront sûrement plus tard.

— Parfait Mina ! Sisi avait raison vous concernant. Vous n’êtes pas comme les autres de votre peuple, ni comme les autres flics...enfin, du moins à première vue.

— Qui est Sisi ? Serait-ce Sylvie, la femme qui était avec vous l’autre jour ? Est-ce votre épouse ?

— Non, enfin si. C’est compliqué. Nous sommes divorcés, en fait. Mais nous nous partageons toujours la garde de Ji Soo, notre fille. Sisi est une Réfugiée française. Nous nous sommes rencontrés à Rio, avant de venir ici.

— Je vois, vous avez vu combien de pays avant de venir ici ?

— Mmmmh, laissez-moi compter…

 Je remarque qu’il compte sur ses doigts en les ramenant sur sa paume : comme les Shin-Nihonniens. Et moi qui avais entendu dire le contraire concernant les Réfugiés…Mais, s’ils viennent de pays différents, peut-être est-ce erroné de penser qu’ils n’ont qu’une seule et unique culture ?

— J’ai vu l’Algérie, qui a d’ailleurs fait un beau pied de nez à la France, la Corée du Nord mais entre la dictature et le fait qu’elle était détestée par beaucoup de pays…Enfin passons. J’ai aussi fait le Maroc, l’Angleterre, l’Espagne et l’Italie. En plus du Brésil avant de venir ici, bien sûr.

— Et quel pays avez-vous préféré ?

— L’Angleterre : le climat y était plutôt doux. Bon, il pleuvait souvent, et il y avait beaucoup d’inondations mais, au moins, la sécheresse et la chaleur avaient moins envie de s’incruster à la fête...Je suppose que le pays aussi a gagné quelques degrés, depuis le siècle dernier, mais les référentiels de base n’étaient pas les mêmes…

 En écoutant son récit, un mélange d’émotions contraires m’envahit. Ce torrent émotionnel est coupé court par une sonnerie aussi brève que stridente : mon badge électronique a détecté que ma pause était en train de dépasser la limite réglementaire. Si je ne me remets pas rapidement au travail, je risque une pénalité. Même sans ça, je vais sûrement au moins me faire passer un savon : enfin qu’importe. Mon passage par le bureau d’Asakusa va finir par devenir un petit rituel matinal.

— Pardon, je dois retourner au travail mais c’était une discussion fort intéressante, merci.

— Oh, je suis désolé ! Vous avez même pas fini de manger…

— Ce n’est pas grave.

— Si, en plus vous avez sursauté par ma faute et vous avez fait tomber votre sando… Je vous dois un repas. Ou au moins un verre. Je vous propose de nous retrouver au Rokumeikan ce soir.

— Vous m’invitez à dîner ? Mais je ne peux pas être seule avec un homme, même en public. Surtout en public, en fait. Même sans personne autour…Surtout sans personne…

— Oula, arrêtez de paniquer : il y aura d’autres personnes et je vous propose pas un rendez-vous romantique. Le Rokumeikan est un bar, inspiré d’un ancien bâtiment de l’ère Meiji. C'est pas trop un lieu où on dîne d'ailleurs...On y boit plutot des coups en grignotant des ailes de poulet… Il y aura aussi Sisi : elle y travaille en fait. Pour tout vous dire, Ji Soo vient aussi avec nous de temps en temps, il y a des soirées plus décadentes que d’autres, je vous l’accorde, mais bon…En fin d’après-midi, c’est plutôt tranquille. De toute façon, vous m’intéressez pas…Soyez tranquille !

— Sympa…Vous ne m’intéressez pas non plus, pour votre gouverne.

— Attendez, je voulais simplement dire que vous avez rien à craindre en ma compagnie. Je voulais rien dire de plus.

— En effet, vous semblez vieux ! je rétorque par vengeance. Il a vraiment sous-entendu que je n’étais pas assez bien pour lui ?

— Aouch ! dit-il en mettant la main sur son cœur.

 Mon insigne insiste. Je salue donc Ji Sub poliment, en m’inclinant vers l’avant, puis tourne les talons. J’enfonce un peu plus mon menton dans mon écharpe couleur sable. Je remets mon masque à oxygène en place et me soulage quelque peu de la chaleur à l’aide de l’air envoyé par mon éventail turbo. J’essuie la sueur qui coule sur mon front et qui forme une sorte de colle dégoûtante dans laquelle viennent se loger quelques mèches sorties de mon chignon raplapla.

— Attendez, vous m’avez pas encore dit si vous comptiez venir ou pas : ça ferait plaisir à Sisi. Elle voulait vous offrir du poulet frit ! En tous cas, moi j’y serai vers dix-sept heures ! hèle-t-il dans mon dos.

 Je fais semblant de ne pas l’entendre : j’aviserai le moment venu. Ce n’est pas poli ? Ça ne l’est pas plus de sous-entendre à une fille qu’elle n’est pas assez bien pour vous, même si vous ne lui plaisez pas.

 A la fin de mon service, je suis tentée par du poulet frit. En règle générale, je suis toujours tentée par du poulet frit. D’un côté, j’ai peur de me faire prendre par mes parents si je rentre trop tard. De l’autre, ils ne connaissent pas forcément mes horaires de travail. En réalité, ils s’en fichent tant que je suis rentrée pour le couvre-feu : c’est-à-dire quand le soleil se couche. Malheureusement, le phénomène crépusculaire se produit tôt ici. « L’Empire de Shin-Nihon se couche et se lève tôt pour rester au sommet ! », aiment déclamer les politiques, tous bords confondus !

 Je continue donc à faire la circulation au même carrefour et reviens au poste, éreintée de n’avoir pas fait grand-chose de stimulant de ma journée à part avoir été plantée comme un poireau au milieu d’une vague étourdissante de véhicules sous un soleil écrasant. Asakusa me considère par-dessus son monocle, l’air suspicieux. Une boule se forme dans mon estomac et me donne l’impression qu’il pend et git sur le sol tel un boulet. J’ai peur qu’Asakusa ne me fasse part de ma pause déjeuner trop longue mais il ne le fait pas : son rapport peu élogieux de mes compétences arrivera peut-être demain matin. Quoi qu’il en soit, fatiguée par cette angoisse permanente, je décide que je l’ai bien mérité, mon petit remontant comme le dirait Asakusa. Que cela soit convenable ou non, je vais me rendre à ce bar même si cela implique que je doive retourner dans la fournaise du quartier où j’étais tout à l’heure. Selon une recherche internet que j’ai faite dans le tramway, ce fameux Rokumeikan est à Arakawa. L’ennui étant que je ne veux pas y aller en uniforme de flic vu les tensions entre les policiers et les Réfugiés. Je dois donc rentrer me changer, et faire un détour. De plus, je vais devoir faire preuve de discrétion : si mes parents apprennent que je suis rentrée du boulot mais ressortie ensuite sans aucune raison valable, je risque de passer un sale quart d’heure ! D’autant plus si je ressors ensuite sans uniforme de travail ni chaperon.

 Une fois devant ma demeure, planquée derrière des fourrés, dans la rue, j’envoie un message à Sumire afin qu’elle m’ouvre le grand portail ainsi que l’amado de ma chambre. Un été, grâce aux compétences informatiques de Hiro, nous avions également programmé les caméras du jardin pour que je puisse les désactiver d’une simple commande vocale, le temps que je le traverse en courant. Je crains toujours que mon père ne le découvre : les machines et l’informatique sont ses principaux domaines de prédilection. Mais il ne m’a encore rien dit à ce sujet…Je jouis peut-être de la fameuse chance du débutant.

 Lorsque je suis enfin parvenue à l’intérieur, je fouille dans mes placards mais rien ne me semble adapté à une sortie dans un bar. Je n’ai que des kimonos, et éventuellement quelques robes. Et je ne sais même pas comment les personnes qui fréquentent ce genre d’endroits s’habillent. Finalement, j’hésite entre une robe victorienne et un yukata, un kimono en coton très fin et léger, réservé habituellement aux matsuri. Ceux-ci ayant davantage lieu en été, je n’ose pas partir sur cette option de peur qu’elle ne soit pas assez crédible. Personne dans la rue ne doit se douter de l’endroit où je me rends.

 Finalement, je décide d’opter pour l’une de mes seules robes d’inspiration occidentale. J’adore celle que je tiens à présent entre mains pour sa couleur émeraude. Je trouve qu’elle met mon teint en valeur.

 Après avoir pris une douche, ainsi qu’un bain, dans la salle de bains autour de laquelle Sumire n’avait détecté aucune présence, je retourne à ma chambre sur la pointe des pieds. Je marche le plus rapidement possible, enveloppée dans un très long peignoir en soie sur lequel je manque de trébucher. Ensuite, j’enfile des sous-vêtements épais et longs, appropriés pour ce genre de tenue, ainsi qu’une crinoline et un chemisier en flanelle au col cheminée surmonté de deux élégants boutons couleur crème. Après quoi, j’entreprends de me faufiler dans la fameuse robe. Les manches au niveau des épaules ont beau être en forme de ballons, elles s’affinent ensuite pour ne devenir que deux tubes censés rendre les bras graciles même cachés. Les hanches sont marquées par un léger drapé. J’accroche, au niveau du postérieur, un long et épais ruban qui dégringole en cascade sur ma chute de reins. Pour les mains, je les glisse dans des gants en dentelle blanche en faisant attention à ne pas les filer avec mes ongles. Pendant ce temps-là, un vrai travail d’équipe se joue puisque Sumire s’applique à me sécher les cheveux qu’elle remonte ensuite en chignon. J’aime me coiffer et me maquiller seule mais là, je n’ai pas le temps.

— Pour qui tu te fais belle, Mina ?

— Pour personne ! Je sors ce soir, dans un bar, avec des amis. Mais ne le dis pas à papa, ni à maman, ni au moindre domestique. Tu es la seule sous mes ordres, les autres iraient tout raconter à mes parents !

— Oui, d’accord…Tu seras rentrée pour le couvre-feu ?

— J’essayerai…Vu l’heure qu’il est, ce n’est pas gagné !

— Et il y aura des garçons ?

— Un homme, une femme, et peut-être leur petite fille. Voire d’autres personnes.

— C’est bien…C’est très bien… ; enrobe Sumire. Mais ce n’est pas risqué ?

— Seulement si je me fais prendre ! Ecoute, Hiro est à l’autre bout de Shinedo et, à part toi, je n’ai aucun ami. S’il te plaît, Sumire !

Je me retourne vers elle et lui presse les mains. Celles-ci sont si froides :

— Je t’implore de ne rien dire. Par pitié ! J’ai besoin de vivre ma vie, je déteste cette époque. Il n’y a pas si longtemps, les femmes pouvaient être plus libres. J’ai besoin de sortir.

— C’est pour ça que tu travailles, non ?

— Il est vrai mais, à mon boulot, je reste debout toute la journée dans un quartier étouffant et pollué, tout ça pour que mon père touche mon salaire à la fin du mois alors bon…

— D’accord, je ne dirai rien à personne. Tu veux mettre de la musique ?

 Je vais finir par croire que cette proposition n’est rien d’autre qu’une parade, tant elle revient en boucle. Mais je ne la relève pas. Pendant que nous écoutons pour la énième fois le dernier tube de Mimi, dans nos implants respectifs afin de ne pas se faire surprendre, nous continuons à nous affairer.

 Je sors tout en évitant à nouveau le système de sécurité du jardin. Ensuite, je recouvre mon visage à l’aide d’un tissu en soie blanche et met mes lunettes connectées sur le bout de mon nez. Celles-ci affichent le chemin que je dois emprunter pour aller jusqu’au bar, à l’aide de flèches virtuelles. La monture est très légère malgré la technologie qui y est incorporée : c’est un alliage composé d’or blanc et de titane. Les verres fument également le regard, ce qui est parfait pour ne pas être reconnue. Le fait que je sois mal vue dans la rue, je m’en fiche un peu. En revanche, je ne veux pas créer de scandale. Je prends le tramway et prie pour ne pas croiser quelqu’un que je connais mais, à part le fait que nous soyons tous serrés comme des sardines : tout baigne ! Je quitte cet enfer métallique deux arrêts après celui où je descends habituellement, pour en rejoindre un autre : l’extérieur.

 Je m’évente avec mon éventail dont les teintes du motif floral s’accordent à merveille avec ma tenue. Même si nous ne sommes pas encore dans les bas-fonds d’Arakawa, je ne me sens tout de même pas en sécurité dans ces habits genrés et luxueux. J’ai déjà l’impression d’avoir été repérée par des gens pas très nets mais je suis certainement paranoïaque. Je regrette d’être rentrée pour me changer. J’avance malgré tout d’un pas décidé pour ne pas montrer que je suis dans un endroit inconnu.

 Heureusement, j’arrive bien vite devant un imposant immeuble en pierre, qui semble effectivement dater d’une autre époque. Ce n’est bien sûr pas le vrai Rokumeikan mais, si je me rappelle bien les quelques photos vues en cours d’Histoire, il s’agit là d’une fidèle réplique. Je pénètre donc, légèrement intimidée, dans le lieu et découvre un spectacle qui dépasse mon imagination : des faisceaux aussi lumineux que multicolores traversent une immense pièce plongée dans une obscurité partielle, des clients, attablés voire accoudés à un comptoir lisse et noir, sirotent des bouteilles d’alcool à même le goulot. Certains d’entre eux sont habillés d’une sorte de pantalon très court dont je ne connais pas le nom, et quelques femmes portent des bas qui me font plutôt penser à des filets de pêche. Une IAD au décolleté plongeant nettoie un verre. Une musique synthétique, aux basses écrasées, fait résonner les murs. Au moment où je m’apprête à partir, me demandant ce que je fais ici, mon regard perdu croise le seul que je reconnais ici, et, à l’instant où son propriétaire me sourit, je sais que je ne peux plus faire machine arrière.

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