Chapitre 1 : Yoake no toki (Durant l'aube)

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[1] Un obi est la large ceinture qui agrémente les kimonos féminins.

[2] Une kanzashi est une sorte d’épingle à cheveux japonaise, souvent ornée de bijoux tombants.

[3] Teikoku = Empire

[4] Ojou-sama = Mademoiselle(terme utilisé pour s’adresser à une jeune fille de bonne famille)

[5] Itadakimasu = « Bon appétit ! » (litt. : je reçois (la nourriture)).

[6] Otou-san = Père

(sur word, chaque note est en bas de page)

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Minami

— Su-chan, quelle heure est-il ? je marmonne, la bouche encore pâteuse de sommeil.

 J’ouvre un œil dans la lumière jaune pâle du matin, filtrée par le papier de riz. N’ayant pas encore entendu la reproduction de chants d’oiseaux disparus diffusée via mes implants, j’en conclus avec espoir que je me suis réveillée avant mon réveil. Cela me permettrait de pouvoir davantage profiter de l’aube : mon moment préféré de la journée, surtout si je suis seule.

— Il est cinq heures trente ! me répond Sumire, ma dame de compagnie artificielle.

— D’accord, je te remercie.

— Je t’en prie. Veux-tu que j'ouvre le volet ?

— Oui s’il te plaît.

— Très bien, répond-elle en quittant sa station de charge, un petit canapé violet posé dans un coin de la pièce. Elle actionne ensuite l’amado par la pensée, en le fixant.

 A mesure que la large porte-fenêtre en bois coulisse, le faible soleil du matin pénètre petit à petit dans la pièce et créé ainsi un jeu d’ombres et de lumières sur le visage de Sumire. Pourquoi est-ce que la fausse juvénilité de ses traits m’interpelle tout à coup ? Hier encore, je la considérais presque comme la grande sœur que j’aurais toujours aimé avoir. Ce matin, elle me semble à la fois jeune et vieille. Peut-être parce que, aujourd'hui, je vais travailler pour la première fois de ma vie. Je suis enfin une adulte. Ou en tous cas un peu plus que la veille. Mais Sumire restera à jamais figée dans le temps ; son visage de fille de dix-huit ans n'évoluera jamais. Elle travaille aussi, certes, et depuis plus longtemps que moi. Mais son boulot consiste à répondre à mes ordres. Elle fait toujours la même chose depuis douze ans, sans perspective d'évolution. Cet étrange décalage me noue l’estomac. Si Sumire ne vieillit jamais vraiment, du moins pas en apparence, alors je n'aurai plus de grande soeur ? Un jour, de toute façon, elle appartiendra au passé, son modèle devenant obsolète. Et je ne suis pas encore prête à lui dire au revoir.

— Quel temps prévoit le Dôme à Shinedo aujourd’hui ?

— Il fait actuellement quatorze degrés. Il en fera vingt dans l'après-midi, un temps de printemps idéal ! Le message du jour de la mairie : « N’oubliez pas de profiter du premier jour des sakuras en fleurs ! »

 Profiter des sakuras en fleurs...C'est toujours la même rengaine : tous les ans, à la venue du printemps, la mairie de chaque arrondissement de la ville de Shinedo les active pendant un mois. Quand j'étais petite, j'aimais bien ce rituel. Mais, à force, il n'y a plus de surprise. J'ai l'impression que, lorsque l'on s'attend trop à un événement, il n'en est plus un. Il devient fade, insipide, perd de la valeur. Le spectacle est certes joli, mais l'euphorie qu'il m'apportait enfant s'est petit à petit fané. Hier, à la veille de cette énième floraison holographique, je me suis demandé comment était-ce avant la guerre. Lisant un livre historique sur le siècle dernier, j'ai sauté plusieurs chapitres pour en arriver à celui parlant des fleurs et plus principalement des sakuras. Ma lecture me bombardait d'informations toutes plus intéressantes les unes que les autres, mon coeur bondissait et valsait à chacune d'entre elles mais je ne les avais jamais apprises à l'école. J'ai donc commencé à douter de leur véracité, mais aussi à rêver.

— Dis, Su-chan… Tu crois que c’était comment avant ? Je veux dire, avant le Dôme ?

— Ta question manque de précision. Par exemple, tu peux dire à la place : « Quel temps faisait-il le 7 avril 2002 ? »

— Quel temps faisait-il le 7 avril 2002 ? répété-je sans aucune conviction. Pour être honnête, je m’en fiche mais je joue le jeu.

— Où ça ? Exemple de localisation : Shinedo.

— Laisse tomber. De toute façon, Shinedo n’existait pas en 2002. En fait, je faisais allusion à la météo et aux sakuras de façon générale. Avant de m’endormir, j’ai lu un chapitre très intéressant de mon livre du moment. Il y était question de la floraison des cerisiers, lorsqu’ils n’étaient pas encore des hologrammes automatisés. Personne ne pouvait empêcher les catastrophes naturelles ni ne contrôlait la température, par exemple. On ignorait donc jusqu’à la date d'éclosion des cerisiers, ainsi que celle à laquelle ils allaient faner. C’était un peu différent chaque année, et cela dépendait aussi des régions du pays. On savait à peu près quand le phénomène allait avoir lieu donc on se préparait, on guettait… On regardait même des prévisions sur internet. Dès que les premiers pétales apparaissaient, les gens en se précipitaient pour faire des pique-niques en famille, avec des amis, en amoureux, entre collègues…Ils en profitaient tant qu’il y avait encore des fleurs. La moindre pluie ou le moindre coup de gel sonnait le glas des festivités et on savait alors qu’il allait falloir attendre l’année suivante pour pouvoir à nouveau contempler les sakuras. Beaucoup de choses étaient encore incertaines. C’était sûrement si exaltant !

— Et surtout effrayant !

 Sa voix robotique s’emballe un peu sur certaines intonations ces derniers temps. Je me dis, une fois de plus, que Sumire n’est pas une IA de dernière génération. Mais je m’entends bien avec elle. Sa présence me rassure. J’espère que mes géniteurs ne vont pas encore insister pour la remplacer par une IA plus performante qui me permettrait certes de pouvoir davantage faire la conversation, mais qui ne serait plus celle qui a autrefois tant comblé ma solitude.

— Tu crois ? Les arbres et les fleurs étaient apparemment vivants autrefois, peut-être un peu comme nous. Quand je regarde la nature, je me sens déconnectée de celle-ci. Or, je ressens le besoin étrange de me connecter à elle. C'est bizzare, frustrant. Dans le livre, les auteurs disent qu'un seul sakura vivant existe toujours, au nord du pays, un peu au-delà des frontières de l'Empire. J'aimerais tellement le voir. Tu crois que c'est vraiment le réchauffement climatique qui les a tous tués, à l'exception de celui-ci ?

 Sumire ne répond pas, certainement dépassée par la profondeur de mes questionnements. Je sors mes jambes du futon mais ne le quitte pas tout de suite. Je reste assise un instant sur son épaisse couverture rouge. En regardant par la fenêtre, je laisse un fantasme m’envahir : je m’imagine, en tant que femme forte, belle et bien dans sa peau, dégageant une aura incroyable. Cette femme boirait des cafés avec ses collègues tout en riant avec eux aux éclats. Elle aurait des amis avec lesquels elle pourrait discuter de sujets divers et variés aussi souvent qu'elle en aurait besoin. Cette vision de ma personne n’est certainement pas compatible avec la fille que je suis actuellement. Je pose les yeux sur Sumire. Tu es lamentable, ma pauvre Mina, tu dois te ressaisir ! Tu ne peux pas toujours compter uniquement sur elle ni sur Hiro ; c’est pathétique de n’avoir que deux amis sur Terre, dont un robot qui ne peut pas converser comme un être humain et un garçon que tu ne peux jamais voir et qui ne t'a pas appelée une seule fois de toutes les vacances. Il est temps de se sociabiliser un peu plus. Bon, c’est déjà ce que tu te disais à l’Académie mais, cette fois, ce sera différent.

 Je décide de ne pas revenir sur notre conversation à propos des sakuras et de me concentrer sur des choses positives comme mon premier jour de travail. J'ai tant rêvé de ce matin où j'allais devenir quelqu'un :

— Su-chan, tu peux mettre un peu de musique s’il te plaît ?

— Bien sûr, Mina ! Que souhaiterais-tu écouter ?

— Mmmh…Je ne sais pas. Afin de me préparer pour mon premier jour de femme active, je ferais peut-être bien d’écouter une chanson de Mimi, non ? Elle est incroyable. Cela me permettra de me mettre dans l’ambiance. Dans son dernier clip, elle était si belle…J’aimerais tant avoir ses oreilles.

— « Son pseudonyme est tiré de l’ancien japonais et signifie « oreille ». Depuis son premier album sorti en 2119, les opérations de chirurgie esthétique chez les humains et les transformations esthétiques chez les IA ont augmenté de 80% ! », récite-t-elle, les yeux dans le vide, l’index en l’air comme si c’était une sorte d’antenne. Elle n’en finit pas de buguer…

— Je ne t’ai pas demandé des infos sur Mimi, je sais tout ça !

— Je suis désolée, j’ai mal compris ta demande.

— Mais je n’ai rien demandé…Ne t'inquiète pas Su-chan, ce n'est pas grave. Mets la chanson « Belle jusqu’aux oreilles », s'il te plaît.

— Bien !

— Et après, tu pourras mettre n’importe quelle playlist !

 Je m’étire un instant, les yeux fermés, laissant les vibrations de mes implants m’envahir. Je me noie peu à peu dans la mélodie et les paroles qui me donnent envie de devenir quelqu’un d’autre, tout ce que je ne suis pas, lorsque la voix de Sumire me surprend :

— Comment veux-tu t’habiller aujourd’hui ?

— Quelle question ! Je suis obligée de mette mon uniforme ! m'exclamé-je d’une voix fébrile d’excitation.

—Tu as l’air d'être toute contente, constate-t-elle en esquissant un léger sourire. Elle regarde le dit uniforme qui pend à un cintre dans mon placard en acajou partiellement ouvert. La tenue n'est pas très jolie, mais je l'adore malgré tout.

—Ça me changera des kimonos. Pendant les vacances d’hiver, je n’ai porté que ça. Je suis heureuse de ne pas devoir mettre un sous-vêtement pour me comprimer la poitrine ni un obi[1] qui me broie les côtes.

—Pourtant, tu aimes bien les robes. Les corsets sont plus agréables ? On ne dirait pas…Mais je n’en sais rien, après tout.

—Disons que, comme nous ne sommes que rarement invités par des magnats occidentaux, les occasions d’arborer de telles toilettes sont rares. Tu sais à quel point mes parents sont stricts. De ce fait, ça ne fait qu’accroître mon désir. C’est l’esprit de contradiction qui veut ça…

—Je ne comprends pas ce qu’est l’esprit de contradiction.

—Le contraire m’aurait étonnée : c’est un concept purement humain. Je ne saurais même pas comment te l'expliquer.

— Dois-je chercher la définition ?

— Ce n'est pas la peine, c'est bien de ne pas tout savoir, quelques fois.

 Je quitte à la hâte mon futon et me saisis de l’uniforme qui pend désormais à la main de Sumire.

— Su-chan, propose-moi une idée de maquillage à la fois sobre et élégant pour un premier jour de travail, s’il te plaît !

 Je m'assois à ma coiffeuse et Sumire obtempère en faisant apparaître un maquillage fictif sur le reflet de mon visage. A droite de la glace se matérialise une liste de produits conseillés afin de le reproduire. J’ouvre un tiroir et en sors un fond de teint, de la même teinte que ma carnation, ainsi qu’une poudre, un rouge à lèvres rose et un mascara, noir comme mes cils. Je me maquille tout en me torturant l’esprit afin d’appliquer la quantité parfaite de chaque cosmétique. Si j'en mets trop, on pensera que je suis vulgaire. Si je n'en mets pas assez, on dira que je ne suis pas assez soignée. Trouver l'équilibre n'est pas du tout évident. Ensuite, j’entreprends la tâche que je déteste le plus : me coiffer. Elle est d’autant plus ardue lorsqu’elle s’accompagne d’un nombre incalculable d’épingles.

— Bon sang, Su-chan, pourquoi ai-je les cheveux si longs ? C’est un enfer !

— Tu veux que je te les coupe ? Je pourrais te faire un carré violet si tu veux, comme ça on sera comme des jumelles ! Je ne peux pas faire la couleur tout de suite car je devrais d'abord passer acheter tout le nécessaire mais...

— Non, merci ! Je n’y tiens pas…C’est dur de me coiffer, c’est tout.

— Mais je suis là, je peux t’aider.

— Non Su-chan, je faisais très bien mes chignons toute seule à l’Académie. Je n’en ai plus fait depuis le début des vacances mais ça ne s’oublie pas. Quoi qu’il en soit, il faut que je me débrouille toute seule.

— Pourquoi ?

— Parce que !

— Parce que n’est pas une réponse, dit-elle avec raison.

 Pour ultime réponse, je me contente de lui offrir mon plus beau soupir.

 Une fois que j’ai fini de me préparer, je m’inspecte dans le long miroir à pied, à l’autre bout de mon immense chambre très peu décorée. Bien qu’il soit normalement interdit de porter un couvre-chef à l’intérieur, je pose fièrement mon képi sur mes cheveux noirs et lisses rassemblés en un chignon sans kanzashi[2] ni aucune fioriture de ce genre. Le bleu marine du tissu ainsi que le côté sombre de la casquette tranchent quelque peu avec ma peau très blanche. Je n’arrive pas à savoir si j’aime ou pas. J’ai peur : et si cela me rendait moche ? Allons Mina, tâche de ne pas accorder trop d’importance au regard des autres. Ta mission sera de servir, et non de faire la potiche.

 Je noue mon collier connecté autour de mon cou avant de vérifier l'heure en tapotant dessus : il est déjà six heures passées ! Le petit-déjeuner se rapproche dangereusement.

— Su-chan, tu sais si mes parents sont réveillés ?

— Je n’entends aucun bruit dans l’aile ouest mais la connexion avec leurs implants n’étant pas établie, je ne suis pas en mesure…

— …de me garantir leur position, je sais ! Bon, je vais quand même tenter une sortie discrète. Appelle-moi si tu as du nouveau.

 Heureusement que l’amado tombe directement sur notre jardin. Il faut simplement faire quelques pas sur la terrasse en bois grinçant que je traverse sur la pointe des pieds, le cœur battant. J'arrive au niveau des escaliers du porche, que je descends, et arrive enfin sur l’herbe. Je n’ai normalement pas le droit de la fouler mais cela m’importe peu. Finalement, j’arrive au sommet d’une petite colline se trouvant sur la partie arborée du domaine, beaucoup plus éloignée de la maison que ne l’est le jardin, fait de graviers, en contrebas. Les cailloux sont ratissés de telle sorte qu’ils représentent les formes de l’ancien archipel japonais, à la manière des jardins zen d’autrefois. Je m’assois par terre ; qu’il est agréable d’être en pantalon pour la première fois depuis que je vis ici !

 Je rapproche ma sacoche en cuir de mon flanc et en extirpe un ouvrage très épais ainsi qu’un support en résine imitation bois dont l’attache argentée retient quelques feuilles de calligraphie. Je caresse, de la pulpe des doigts, les caractères dorés formant le titre du bouquin : « Le Japon du XXIème siècle : Avant l’avènement du Shin-Nihon Teikoku[3] ». Le vent artificiel secoue les branches au-dessus de ma tête. Ce jeu créé des ombres qui dansent sur la couverture.

 Presque nostalgique de ce siècle que je n’ai pas vraiment connu, je poursuis un instant la lecture de ce livre emprunté il y a peu de temps à la bibliothèque. J’aimerais tant comprendre davantage les différentes ères qui l'ont composé. Mais, au bout de quelques pages, je ne me sens pas mieux malgré le pouvoir apaisant que la lecture a souvent sur moi. Cela m’arrive quelques fois, lorsqu’elle réveille en moi des sentiments douloureux. Alors, je les couche sur papier. C’est pourquoi je sors mon ensemble à calligraphie. Je me mets à genoux et commence à écrire :

« 2121/04/07, 6h45 du matin

Pourquoi ai-je l'impression de ne pas être née à la bonne époque ? En fait, j'ai l'amère sensation de ne jamais être à ma place, quoi que je fasse. Déjà quand je suis entrée à l'Académie, je pensais que je rejoindrais un groupe de personnes qui me ressembleraient davantage. Mais c'était une belle illusion.

Je ne me suis jamais sentie à ma place nulle part, que ce soit à la maison ou à l'école, et ce depuis ma plus tendre enfance. Mais, même si j'étais née au siècle dernier, voire avant, mon père me détesterait sûrement toujours autant. En fait, peut-être qu'il ne me déteste pas, mais J’ai ce ressenti depuis que je suis toute petite. Malgré ça, je ne parviens pas à m’y habituer. Je croyais à tort que, à mon retour de l’école de police, il m’accueillerait en…Je ne sais pas ce à quoi je m’attendais en fait. Je pensais qu’il finirait enfin par me comprendre. Après tout, il a sauvé notre nation. Il a servi notre peuple. Ne partageons-nous pas le même but ? Même si nous n'utilisons pas les mêmes procédés,la finalité reste la même à mes yeux.

Je pense que l’une des choses qui me chagrinent le plus est le fait que je ne me sente pas autorisée à le détester alors que lui a le droit de ne pas m'aimer. Je ne peux rien dire à son sujet, à qui que ce soit. Après tout, c’est le Sauveur ! Il se vante souvent, en petit comité, d’avoir été le seul à l’origine de l’idée du Dôme. Même s'il enjolive peut-être la réalité, il est vrai qu'il a dirigé l’équipe en charge de le concevoir en un temps record. Bien qu’il y ait eu une recrudescence de la criminalité au sein même du pays durant la guerre et après, à la réouverture des frontières maritimes, et qu’il ne supporte pas le simple fait que je souhaite ajouter ma pierre à l'édifice pour y mettre un terme, il n’en demeure pas moins un héros ! Je ne peux pas le nier. C’est grâce à lui que le pays n’a pas entièrement sombré. Aujourd’hui, il continue à vendre d’autres technologies à l’étranger, contribuant à la réussite commerciale de l'Empire. Les réfugiés étrangers ont afflué et affluent toujours malgré le manque de clémence de Shin-Nihon à leur égard, car c’est un Empire qui a beaucoup à offrir. Du moins, c’est ce que dit l'affreux journal que mon perd lit tous les matins. On m’a parlé de bâtiments étranges, squattés par des Réfugiés, que je n’ai jamais pu voir car je n'étais pas autorisée à me rendre dans le quartier de Arakawa et encore moins seule. Je ne pouvais déjà pas faire la moindre course dans Shinedo sans chaperon. Mais, aujourd’hui, tout devrait enfin changer.

Non, pas tout…Je n'ai toujours pas le droit d’ouvrir un compte bancaire sans l’aval d’un époux. Et, puisque je ne suis pas mariée, l’argent de mon dur labeur reviendra à mon paternel, dont les caisses sont déjà suffisamment pleines…

Pour en revenir à ces gratte-ciels d'Arakawa, ils n'auraient rien en commun avec ceux du centre de Shinedo. Ils seraient sales, lugubres, habités par des gens à moitié nu sans manière et sans pudeur.

Mon père sera-t-il un jour fier de moi ? Je crois en beaucoup de choses. Je sais que des changements arriveront. Mais la paix au sein de notre Empire, voire à l’échelle mondiale, me semble moins utopiste que celle dont je rêve entre mes parents et moi.

Pour couronner le tout, je lui en veux. A cause de lui, les gens m’ont enviée, détestée, aimée par intérêt. Son argent et son influence peuvent bien altérer sa relation avec les autres, je m'en moque ! En revanche, que cela nuise aux nôtres ainsi qu'aux miennes en général me déchire. Comment espérer avoir une vie normale ? Je ne peux même pas m’en plaindre d’ailleurs. J’ai de l’argent, une situation enviable et bientôt un travail. Je devrais donc être heureuse mais je me sens de plus en plus isolée, coupée du monde comme si j'étais déconnectée de mon corps en permanence. J'ai souvent la sensation de tout regarder d'en haut, comme si les choses ne me concernaient pas. »

 Sentant les larmes me monter aux yeux, je les lève sur la mer de la baie de Shinedo pour qu’elle me calme. J’inspire un brin d’air marin lointain, lentement, en fermant les paupières, tout en m’agrippant à la précieuse couverture molle de mon bouquin.

 A peine réussis-je à me calmer qu’une chanson de Mimi retentit dans mes implants. Le volume de la musique brise le silence, mes idées, et me pertube. Gênée, comme si je pouvais déranger quelqu'un, alors que je suis bien la seule à pouvoir entendre ma sonnerie, je me hâte de tapoter mon collier numérique, représentant une perle dans un coquillage, duquel sort l’hologramme de notre majordome :

Ojou-sama[4], vos parents vous attendent dans le salon principal pour le petit-déjeuner. Ne soyez pas en retard !

— Enfin, voyons, pourquoi le serais-je ? Je vais arriver de ce pas. Il serait dommage que je rate un moment aussi agréable qu’un repas en famille !

 Je crois que Yamamoto fournit un effort surhumain afin de ne pas lever les yeux au ciel ni relever ma remarque acide.

— Bien, nous vous attendons, dit-il d’une voix calme.

 A ces mots, il raccroche, me laissant à nouveau seule, mais je n’ai pas le temps de savourer ce moment de solitude si je veux pouvoir manger mon bol de riz et mon poisson en paix, en ne me prenant pas une phrase assassine concernant mon retard ou tout autre chose.

 Je me relève, époussette mon pantalon bleu foncé, en espérant qu’il n’y ait aucune trace verte sur mes fesses, et range mes affaires dans ma sacoche. Une femme se doit de n'avoir sur elle qu'un petit sac assorti à son kimono. Les grandes sacoches vont mieux aux hommes, paraît-il. Mais ce n'est pas interdit par la loi pour autant et je ne m’en séparerai pour rien au monde, même si mon chaperon l’exècre. Il ne supporte certainement pas les regards qui nous sont lancés dans la rue quand je la porte mais elle me plaît bien.

 Après avoir tout rangé, je me dirige vers la grande demeure aux allures traditionnelles, ce qui ne l’empêche pas d’être également équipée de la toute dernière technologie. Le plus vieil appareil que nous possédons étant Sumire.

 Je monte à nouveau sur la terrasse en bois, fais quelques pas dessus, laisse mes chaussures sur celle-ci et entre directement dans la salle à manger en faisant coulisser l'amado correspondant. Mes parents sont déjà là, assis en tailleur, sur le sol, leurs fesses posées sur de petits coussins. Un bol de thé matcha fume devant eux. Ma mère me jette un regard accusateur et me désigne discrètement, du coin de l'oeil, le zabuton violet situé à côté d’elle ; comme si j’ignorais où se trouvait ma place autour de cette table basse alors qu’elle n’a jamais changé.

 Quant à mon père, fidèle à lui-même, il ne lève même pas les yeux du journal financier qui sort de sa montre sous la forme d’une image que je perçois à l’envers. Je ne la comprendrais pas forcément mieux si elle était à l’endroit. Le fait que mon père accorde plus d'importance aux nouvelles relatives à l'argent ou au pouvoir qu'à sa fille de grand matin me donne toujours autant la nausée. Je ne comprends rien à son monde fait de grosses entreprises, de finance et de technologie ; c’est certainement l’une des raisons pour lesquelles il me prend pour une imbécile finie. Je prends place en les saluant d'une petite inclinaison de la tête.

Itadakimasu ! [5] entonnons-nous en chœur en joignant les mains devant notre poitrine avant de manger. Une fois déconnecté de son journal, mon père semble enfin réaliser ma présence. D’abord, ses yeux me scannent. Ensuite, il affiche la moue qu’il a toujours lorsqu’il est sur le point de me réprimander :

— Dites-moi jeune fille, pouvez-vous m’expliquer cet accoutrement ridicule ? Pourquoi êtes-vous en pantalon ?

Otou-san[6], je suis agent de police à présent, l’avez-vous oublié ? Aujourd’hui, c’est mon tout premier jour. Toutes les personnes occupant cette fonction portent un pantalon, y compris les femmes. Sinon, comment pouvoir espérer courir après les criminels ?

— Ah, oui ! J’avais oublié !

 J’ai beau savoir pertinemment que mon paternel ne s’intéresse pas à ma vie, le fait qu’il ait oublié près de quatre ans de mon existence, et le projet le plus important de celle-ci, me fait toujours beaucoup de mal.

— Mais quelle belle utopie de penser qu’une femme serait capable de distancer un homme, même en pantalon ! poursuit-il. Lorsque cette remarque blessante parvient à mes oreilles, deux petites voix parlent en même temps en moi. L'une me dit qu'il a raison, que je suis trop nulle que pour réaliser mes rêves. L'autre me somme de me défendre,.

— Je comprends votre point de vue otou-san, mais j’ai réussi tous mes examens ; dont celui sur les aptitudes physiques. Je suis prête !

— Vous commettez une autre grande erreur qui me montre que vous ne serez jamais un bon policier, en plus du fait d’être une femme : vous vous croyez prête. Or, un guerrier se doit d’être humble. Il sait ne jamais être à la hauteur. Cela rend son courage encore plus beau !

— Mais, otou-san, je ne suis pas une guerrière !

— Peu importe, sur le champ de bataille, les règles sont les mêmes !

 Mais de quoi me parle-t-il alors qu’il ne s’est jamais physiquement battu de toute sa vie ? Ce n’est pas parce que ses ancêtres étaient des guerriers qu’il en est un également. Il se croit modeste alors qu’il s’attribue des exploits qui ne sont même pas les siens.

— Mais pas du tout ! C’est important de croire en soi et en ses capacités, m’offusqué-je. Bon, si je dois être honnête avec moi-même deux minutes, ce n'est pas un principe que j'applique tout le temps, loin de là. Mais j'essaye.

— Il suffit ! Cessez de me répondre, petite impertinente : il n’est pas étonnant qu’aucun homme bien fait de sa personne ne veuille de vous. En vieillissant, vous ne serez plus qu’une simple mégère à apprivoiser. Vous connaîtrez alors une longue agonie dans la plus grande des solitudes. J’ignore quoi faire de vous ! Maintenant, taisez-vous et laissez-moi lire en paix !

 Lire en paix ? C’était tout ce que je demandais moi, ce matin…Tentant de ravaler mes larmes et de manger en même temps, je m’étouffe presque avec mon riz. Sa texture gluante est un véritable danger de tous les instants. Je bois une gorgée de thé pour tenter de nettoyer ma gorge. Cela n’inquiète pas le moins du monde mon père qui en rajoute une couche bien épaisse en s’adressant à un ami imaginaire dans le ciel tout en vociférant à mon sujet :

— Elle m’énerve cette gamine : elle nous coûte de l’argent, s’habille n’importe comment et n’est même pas foutue de se trouver un mari pour enfin débarrasser le plancher ! Je ne sais pas comment j’ai fait mon compte pour concevoir une fille qui se prend pour un homme. Peut-être aviez-vous des gènes défectueux dans votre famille, très chère ? demande-t-il finalement à ma mère.

— Oui, Minami est le portrait craché de sa défunte tante. Dois-je vous rappeler qu’elle a fini par se faire seppuku devant toute la famille afin de laver son honneur ? J’espère que notre Minami ne sera pas obligée d’en arriver à de tels extrêmes, même si rien n’est moins sûr !

 Je serre le poing gauche sous la table et me concentre pour ne pas lâcher les baguettes que je tiens dans l’autre. Leur Minami ? Je leur appartiens aux yeux de la société, c’est sûr, mais l’objectification dont ils font preuve à mon égard me fait toujours l’effet d’un coup de poignard dans le coeur. Pire encore : ma mère ne mentionne sa soeur que rarement et, quand elle le fait, c'est pour la critiquer. Ma tante s'est sucidée pour échapper à cette famille de détraqués, non pour laver son honneur. Ma mère aurait dû la protéger, c’était là son rôle d’aînée à mon sens. Mais non, à la place elle préfère parler sur le dos d’une morte ! Je ne suis plus étonnée, mais toujours écœurée.

 Pleine de haine et de ressentiment, je me laisse aller à une pensée aussi facile que réconfortante : aujourd’hui, je vais peut-être récupérer mon arme de service. Il serait si aisé de leur tirer dessus, en visant un endroit stratégique pour qu’ils ne meurent pas sur le coup. Je veux qu'ils connaissent la peur et la souffrance. Mais je me rappelle que les balles seront gravées avec mon matricule. Je me souviens aussi que j'aime mes parents, que ma haine n'est pas réelle. Je me suis surtout laissée envahir par une grande vague de colère, et je l'ai confondue avec de la haine. Je me sens dangereuse. Mes pensées m'effrayent tellement que je me ressaisis. Revenue de ce moment d’égarement, je me conforte dans l’idée que c’était mieux avant, quand les armes à feu étaient encore abolies dans ce pays. Je n’ai jamais connu ni l'ère Heisei ni l'ère Heiwa, certes, mais j’en suis presque convaincue. Chacun peut être un jour habité par une envie de meurtre qu’il regretterait très rapidement ensuite.

 Le cœur battant, je jette également un coup d’œil furtif à l’horloge sur pied et remarque qu’il est déjà huit heures. Je risque d’être en retard, mais je n’ai pas le droit de quitter la table avant la figure masculine de la maison, ni même de le demander. Ce dernier le sait et fait exprès de me retarder, ou ne s’intéresse pas à ce que je ressens car, dans un cas comme dans l’autre, il ne se lève que trente minutes plus tard alors qu’il mange d’ordinaire de manière beaucoup plus pressée.

 Une fois dehors, je cours et me fais dévisager avec insistance, certainement car j'ai le malheur d'être une femme sans chaperon à l’extérieur, en pantalon, qui ose courir qui plus est ; ce qui n’est plus interdit mais toujours mal vu. Peut-être que certains regards sont admiratifs, du moins je l'espère mais je n'ai pas le temps de le vérifier. Des lignes roses, probablement des sakuras holographiques, se dessinent de chaque côté de mon champ de vision.

 Je finis par arriver à neuf heures cinq pour mon premier service de jour, au lieu de neuf heures tapantes, et déboule à bout de souffle dans un open-space que je ne connais pas. Un grand homme, à la carrure impressionnante, se lève de sa chaise à roulettes et m’intercepte :

— Agent Mori, je suppose ? Lieutenant Chef Asakusa. Êtes-vous au courant que le nom de votre paternel ne vous dispense pas d’arriver à l’heure au travail ? Vous auriez même dû arriver avant moi.

— Je…je le sais. Mais mon père est resté à table jusqu’à huit heures trente et j’habite à au moins quarante-cinq minutes du poste…J’ai couru…

— Stop, je vous arrête tout de suite : pas de justification, est-ce que c’est clair ?

— Oui, Chef ! Je vous demande pardon !

— Bien, je vais vous montrer votre casier et, ensuite, vous irez patrouiller.

— C'est parfait, Chef ! Puis-je vous demander où ce sera ?

— Au nord de Shinedo, à la frontière avec le camp des réfugiés d’Arakawa !

 Je m’occuperai des tensions frontalières, pour un premier jour ? Ils doivent sacrément me faire confiance. Mais ma bulle éclate bien rapidement lorsqu'il m'explique la suite.

— Vous ferez la circulation là-bas. Les policiers du poste référent sont justement sur place mais manquent d’effectif, surtout avec la manifestation rebelle prévue à Arakawa cette après-midi. Les Réfugiés sont une véritable plaie ! Equipez-vous : il fait très chaud dans ce coin de Shinedo ! Et c’est plutôt pollué. C’est là-bas que le Dôme commence à défaillir…

— Bien ! Je vous remercie pour cette première mission, Chef !

 Super, donc je vais me farcir presque une heure de trajet, tout ça pour m’occuper de la circulation en plein cagnard ? Je tente de positiver : après tout, ce n’est que mon premier jour. Je n’ai même pas de calèche de fonction. Après m’être « équipée », je fais donc la queue pour entrer dans le tramway, tiré par un maigre cheval dont je ne discerne que la croupe sale, sûrement blanche à l’origine, et ne parviens pas à entrer à l’intérieur à cause du monde. Néanmoins, je suis à présent en tête de queue, j’aurai le suivant ; plus rien ne peut m’arrêter...

 A l’arrivée du tramway suivant, un homme, aux épaules carrées, comme mon chef, me pousse, me marche sur les pieds, et entre avant moi. Rapidement, tout le monde finit assis sauf moi, pour une raison qui m’échappe encore. J'aurais dû être remarquée pour une fois, mais on dirait que je suis toujours invisible. Or, je n’aurais pas craché contre le fait de m’asseoir une vingtaine de minutes avant une journée complète en position debout, qui plus est statique. Mais soit. Je sors mon livre aux pages cornées de ma sacoche. J’ai pris cette mauvaise habitude de maltraiter les livres, bien que je les aime de tout mon cœur, afin de me rappeler quelles sont les pages les plus marquantes. Dans ce cas-ci, j’avoue ne pas avoir été des plus malignes parce que ce bouquin dans son entièreté fait écho en moi : je reste convaincue que je suis née à la mauvaise époque, trop tôt ou trop tard. Je me réconforte donc avec des ouvrages du passé ou des récits futuristes. Je ne trouve pas ma place au sein de ce monde et préfère me dire qu’il est malade car, sinon, c'est moi qui le suis.

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