Rêves tronqués — 3

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J’étais double.

Mon frère était moi, j’étais lui.

Plus que jumeaux, nous étions des reflets.

Désaccordés/accordés.

L’un était joyeux, l’autre triste.

L’un marchant à Terre, l’autre inversé – à moins que ce ne soit l’inverse…

Je crois que j’étais mort et que j’étais vif – à moins que ça ne soit lui ?


Celui-ci est trouble… Je ne sais plus trop, tout semble entremêlé…



L’étrange endroit était une salle d’entraînement. Ulri l’y avait fait rentrer comme s’il s’agissait du palais royal.

Au cœur de celle-ci des formes s’agitaient, vives, percutantes.

Invité par le sans-caste, il s’avança, dépassant un groupe d’enfants rassemblés au sol.

Le spectacle était fascinant. Bane vit deux carnats vifs s’entremêler avant de se désassembler. Devant lui se tenaient à présent un homme et une femme, dressé sur un seul pied, en une posture aérienne. Ils étaient tous deux vêtus d’un tissu ample qui virevoltait autour de leur taille et qui s’accompagnait, pour la combattante, d’un bandeau masquant sa poitrine.

Bane n’eut pas le temps de rougir que leurs formes, devenue soudain arbitraires, partirent l’une vers l’autre à une vitesse prodigieuse. Leurs corps, au lieu de se distribuer dans un espace donné, semblaient s’étendre en impliquant l’atmosphère dans leur jeu, comme des bourrasques flirtant avec l’ambiant. Nullement dissipés, ils s’entortillaient, dansants, sans que Bane n’en perçoive précisément le balai.

— La danse-Vent… lui glissa Ulri, le faisant sursauter.

— Mais, comment est-ce possible ? répondit-il, en comprenant soudain à quoi il assistait.

Cet art martial, trésor de la Cité, n'était enseigné d’ordinaire que par les prêtres du Vent. Seuls les Aers de haute lignée y avaient accès et il était très rare d’en voir la démonstration. Bane ne connaissait d'ailleurs cette discipline que par réputation.

— N’interroge pas, l’ami, reprit Ulri. Vis-le…

Bane regarda se déployer cet affrontement qui avait tout d’une tempête tourbillonnante. Pourtant aucun courant ne s’en dégageait et chaque mouvement, chaque geste, traduisait l’idée même de tumulte, d’entremêlement. Leurs trajectoires s’enroulaient et dessinaient dans l’air des formes de vortex. Aucun ne semblait prendre l’ascendant, comme si rien ne les opposait et tout paraissait découler en cascade, de l’un de l’autre – de l’un dans l’autre. Les pieds fouettaient, les mains frappaient, rebondissaient puis revenaient, visant un visage qui s’esquivait, frôlant une poitrine qui s’incurvait. Les parades sifflaient, les contres se gonflaient et autour, l’air s’enroulait. L’Artes en fut soufflé. Même bien plus, il en fut emporté.

Le Vent se manifestait, infléchissait ces carnat dansants. Ceux-ci y communiaient, s’entrechoquaient, copulaient, se séparaient, sans cesse, inlassables. Soudain, subreptice, l’inflexion apparut. Bane ne sut trop ce qu’il lui permit de la percevoir, mais elle parut évidente. Le combat venait de s’achever. Non pas que la danse fut interrompue, bien au contraire, elle continua d’être splendide. Mais il sentait pourtant que la lutte était désormais finie.

— Tu l’a perçu, n’est-ce pas ? lui glissa Ulri en s’approchant. Tu sais qui a gagné…

Il le savait, en effet. Leurs mouvements avaient beau se poursuivre, il paraissait évident que quelque-chose venait de se rompre et qu'une fuite – il ne trouvait pas d’autre mot – s’épanchait sous ses yeux.

« Son flux se répand, son courant s’étale, voilà pourquoi tu le sais, lui souffla le sans-caste. Ce que tu as vu, c’est l’infléchissement de sa trajectoire… »

Bane se concentra sur le combat. Une part de lui refusait cette idée. Le vainqueur ne devait être déterminé qu’à la fin, cela lui semblait normal et juste ; mais une autre part de lui avait déjà compris, même sans y croire, que rien n’allait infléchir ce qui d’ores et déjà venait de s’achever.

L’homme se recourba et pivota après avoir esquivé un coup de pied latéral. Il bondit ensuite, prenant l’ascendant sur son ennemie. Bane vit sa main trancher l’air à la mesure de l’élan qu’il avait accumulé dans son tournoiement. Il allait gagner, son impression et celle d’Ulri étaient fausses.

Pourtant, la femme accueillit cette lame manuelle comme on reçoit une offrande. Et après l’avoir d’abord accompagnée, laissa son mouvement se poursuivre vers le bas. L’attaquant surpris fut emporté vers le sol et s’y étala, comme écrasé. La venteuse s’infléchit alors, tout en courbe, comme pour enfoncer l’adversaire et, en bout de course, parvint à le faire rompre.

« … Elle a éteint toutes ses potentialités de mouvement. » acheva Ulri, souriant.

La jeune femme souffla tout l’air de ses poumons et se redressa ensuite, en tendant la main vers son partenaire, triomphante.

Tout portait à croire qu’elle avait déjà gagné en plein coeur du combat. Bane n’en revenait pas. Il avait perçu l’issue de l’affrontement bien avant sa fin.

— Mais… comment… ?

— Arrête avec ces questions et prépare-toi, l’ami, l’interrompit Ulri. Je vais te présenter notre maître, Luak Tor.


Toute la Suspendue était à la recherche d’une clé – La Clé.

Nous étions des singes, habiles, on escaladait même les câbles de surtènements pour prospecter au-dessus des maisons. Leurs toits étaient nos habitations, leurs ancrages, nos ponts. Et nous sautions, entre Ciel et Terre, tutoyant le plafond.

On avait volé la Cité aux humains, les précipitant dans le Vide. On restait au palais. Le palais des singes ! Dans ses profondeurs, là où il taquinait les nuages – d’ailleurs une telle tour n’existe pas – Se trouvait la porte. Vu sa situation, elle ne pouvait s’ouvrir que sur l’immensité céleste, donc sur encore plus de Vide.

Mais tous les singes voulaient l’ouvrir. Ils parlaient, ils me parlaient !

« Fais-le, allez ! Ouvre le monde ! Rejoins-nous ! »

Après j’ai tendu ma main et elle est devenue la clé…


— Et après ? murmura Ulri, captivé.

— Je crois qu’elle s’est ouverte, et… je me suis réveillé… Juste au moment où j’allais voir ce qu’elle cachait.

Ulri se redressa, il semblait à la fois déçu et surexcité.

— Tu es sûr que c’est tout ?

— Oui… Je crois…

— Tu crois ? Ou tu es sûr ?

— Je… ne sais pas…

Le sans-caste trépignait, nerveux. Bane ne l’avais jamais vu comme cela. Il n’imaginait même pas cela possible.

— Je dois aller trouver mère ! clama-t-il, tout à trac. C’est bon, Bane ! Je crois que c’est bon ! Celui-ci est très important. D’ailleurs tu ne l’aurais jamais lâché si tu ne nous faisais pas confiance. Je crois même qu’il annonce l’aboutissement de cette confiance ! Oh merci, l’ami !

Ulri se pencha vers lui et lui embrassa le front. Et puis leurs visages se retrouvèrent face à face. Si proches.

Bane tiqua, puis recula imperceptiblement.

« Je dois te laisser ! fit Ulri, en se ressaisissant. Je reviendrai plus tard. Nous fêterons ça ! »

Il lui tendit la main, avant de disparaitre derrière la porte. Qu’il laissa ouverte…

Bane, incrédule, se leva de son tabouret et avança lentement. Ses doigts rencontrèrent le montant et le poussèrent doucement. Il fut aveuglé par la lumière du jour naissant. Sa lueur descendait sous les barraques qui évoquaient autant de vignes trop mûres, pourries même, et prêtes à sombrer dans le Ciel infertile. Le citoyen déchu prit un grand bol d’air, enfin libre, sans surveillance. Terre et Ciel, je suis là.

Même si cette liberté retrouvée avait la saveur d’un nouvel enfermement, Là, au cœur de l’étranger, Bane se sentait néanmoins satisfait.

Devant lui s’offrait l’affreuse enclave, peuplée de sans-castes voulant sa mort et d’envahisseurs avides qui se nourrissaient de ses cauchemars pour fomenter leurs plans. Pourtant, il était heureux.

Ils m’ont cru, Attraction. Il t’a cru ! Tu as vu ? Il a été séduit. Il gobe tout ce que je lui ai inventé ! Les pires conneries, il les avale ! Merci. Je suis libre, enfin ; libre d’observer cette saloperie d’enclave, libre de les espionner pour vous et libre de trouver enfin leur dirigeante…

Bientôt, Perfection, tu pourras sortir de l’ombre de cette cellule… Et nous serons ensemble !

Bane s’engouffra dans la lumière.

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