Regards voguant — 3

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Sous Terre, l’étendue grise du Ciel glissait dans la nuit comme l’éveil s’abîme dans le sommeil. Le soleil perçait çà et là l’immense continent nuageux de ses éclats mourants, pour offrir aux blancs reflets de la voile quelques dernières lueurs orangées.

Sur le pont déserté, Felna se tenait accoudée au bastingage, en contemplant la morne beauté qu’offrait l’horizon. Elle se sentait un peu comme ce tableau : emplie de noirceur, déclinante et plongeant vers la nuit, tandis que la lumière essayait encore de la caresser vaînement, avant de s’éteindre. Ses larmes se trouvèrent avalées par le firmament. Nul espoir, songea-t-elle, comme le jour où elle assisté au désespoir de la Reine perdant son amant. Ces mots la hantait. Presque chaque jour, à chaque nouvelle déception, ils s’imposaient. Nul espoir.

Au fond, qu’espérait-elle ? Elle ne savait même pas ce qu’elle attendait. Vent soufflait, mêlant le chaud et le froid. Il était à la fois tendre et cruel, invitant aussi. Il était comme Messagère, sa soeur, il connectait tout ; habitait chaque interstice, et pouvait également tout broyer, en un instant.

Felna se sentait si lasse. Elle désirait pouvoir glisser sur le Vent, se laisser emporter. Là, dans le lointain, elle irait se joindre aux courant concordants, dans l’immense lit du Vent. Et ce serait tout, enfin.

S’accoudant au bastingage, quelqu'un se joignit à elle ; ombre sur fond solaire.

— Tu le vois ? Là, au loin ?

Felna ne voulut pas répondre. Cette présence la dérangeait, perturbant l’entremêlement de sa tristesse avec celle du monde.

« Avec ce Ciel, difficile de le déceler. Mais on le repère à l’inclinaison des nuages. Si tu regardes bien, tu peuxs distinguer le vortex qui rejoint le plafond. Là ! Tu vois ce creux immense ? Oui, c’est le lit du Vent. »

Elle se retint de répondre à son père qu’elle l’avait déjà repéré depuis un bon momment. Il était impossible de rater l'énorme gouffre à nuages, le lieu de toutes les convergences.

« Ta mère n’a jamais été tendre, osa Raul, hésitant. Déjà avant… »

— Avant quoi ? l’interrompit Felna, en lui faisant face. Avant quoi, père ? Avant que vous ne nous abandonniez ?

— Avant la mort de Gaulis, allais-je dire… Mais c’est un début.

— Non, c’est la fin ! fit-elle, sans poursuivre, car parler de son frère était bien la dernière chose dont elle voulait discuter avec son père. Ah ! Ils doivent bien rigoler, à table : Une jeunette qui veut être Réalienne, doublée d’une personne insultante envers sa mère !

Raul attendit quelques instants avant de répondre.

— Il n’y a rien de ridicule à vouloir être une Réal…

— Cessez, père ! l'interrompit-elle, derechef. Vous savez très bien où est le problème. J’ai perdu la face !

— Ecoute Felna, si tu savais le nombre de fois où j’ai perdu la face.

— Mais il n’est pas question de vous ! Vous vous en moquez, vous ne prétendez à rien…

Elle s’arrêta, croyant assèner une nouvelle vexation, cette fois à son géniteur.

— Tu as raison, reprit-il, ces choses mondaines ne m’ont jamais intéressées. Et j’ai toujours vécu éloigné de ces affaires. Tu n’as peut-être pas autant le loisir de t’absenter de tout cela.

— Quelle ironie de vous entendre dire ça… Maintenant ! Où étiez-vous toutes ces années ? Où était votre compréhension et votre réconfort quand j’en avais vraiment besoin ?

Raul soupira. Le lit du Vent grandissait à mesure de l’avancée de la voile, ils passeraient bientôt devant, à distance respectable, car l’endroit était dangereux. Personne n’avait jamais pu s’y aventurer. Car le gigantesque tourbillon terrestre absorbait tous les courants affleurants et sa proximité les accélérait même à tel point que rien ne pouvait s’en approcher sans y sombrer ou, au contraire, être expédié à l’autre bout du Ciel. Personne n’avait jamais réussi à expliquer en quoi consistait ce phénomène, même les Ter, qui d’habitude ne tarissaient pas en interprétations en tout genre, n’avaient jamais osé s’avancer. Ils parlaient de « bouche du monde », « gosier de la Terre », sans l'expliquer.

— Je ne sais pas quoi te dire Felna, dit lentement Raul. Tu trouverais trop simple que je te parle de la disparition de ton frère. Pourtant, quand il est tombé…

Il vit les larmes se former sur les joues de sa fille. Elle restait tendue, crispée, prête à exploser.

« … C’est bête, mais j’étais seul homme face à vous deux, deux femmes – car tu en étais devenu une, après ton transpassage – et pas n’importe lesquelles, des caractères forts… même impossible dans le cas de ta mère. »

— Et alors, vous êtes partis ! Vous avez fui ! explosa-t-elle. Laissant votre fille dans ce monde impossible, avec juste sa mère et une pauvre préceptrice, intelligente mais sans caractère, comme référence ! Où donc étiez-vous ? fit-elle en l’implorant du regard mais sentant déjà la résignation triompher. Où étais-tu ?

Les courants s’accéléraient. Quelques mécanismes de l’ombres cliquetèrent pour rétracter la grand-voile pour éviter le tangage. On sentait, même de loin, la violence des bourrasques tourbillonnantes. Sur les abords du cratère tempétueux, une étrange forme s’agitait, sans doute quelque vestige du monde d’avant, encore secoué par les vents, faisant mine de se suspendre un instant, avant d’osciller. Raul trouva la chose étrange, mais préféra revenir à Felna.

— Je… Je suis désolé, Felna.

— Pas autant que moi ! Lâcha-t-elle en décrochant subitement du bastingage.

Il voulut l’arrêter, mais sa fille était trop vive et son geste trop hésitant. Elle disparut derrière l’une des portes de la passerelle. La main tendue vers son absence, Raul se demanda s’il n’avait pas envenimé les choses en n’étant pas pleinement avec sa fille. Clairement, il n’aurait pas dû s’intéresser à cette forme avoisinant le lit du Vent, Felna l’avait remarqué et ne l’avait bien entendu pas laissé passer. Mais qu’y pouvait-il ? Tout avait changé depuis sa rencontre avec ce personnage en miroir, le soi-disant homme-inversé. A présent, le danger s’imposait partout. Raul n’était plus juste observé, il était menacé. Plusieurs fois, il lui avait semblé déceler cette forme immense, tapie dans les recoins obscurs du plafond ; cette chose qui le regardait…

Felna perdue, il s’attarda sur ce qu’il avait vu au bord de la bouche du monde. Sous l’agitation des tournoyantes boursoufflures nuageuses, il y avait comme un membre sombre et articulé qui hésitait à s’élancer vers le plat du plafond. L’objet, loin d’évoquer une structure soufflée par les vents aléatoires, lui rappelait plutôt la patte oblongue d’un gigantesque insecte. Cette griffe, d’allure arachnéenne, s’accrocha brusquement à la pierre épargnée par la tempête et se hissa hors du gouffre cyclopéen. Raul voulut rappeler sa fille, lui demander si elle le voyait aussi. Mais il fut pris de panique quand un être difforme, d’une taille impossible s’extirpa poussivement du gosier de la Terre. Il s'agissait de la chose qu’il avait déjà aperçu cachée dans les ombres du plafond, furtive malgré sa monstruosité. Enfin, il pouvait la voir distinctement, comprendre que ce n'était pas qu'un mirage. Son corps était impensable – bien plus que difforme, il paraissait absurde. Comme si on avait mélangé mille espèces d’animaux en un seul être immense et répugnant. Il voyait une créature contre-nature, extérieure au monde, une injure à la création. Une chose qui n’aurait jamais dû exister !

Alors qu’elle s’échappait du gouffre tourbillonnant, Raul trouva que même ses mouvements paraissaient impossibles, comme issus d’une autre réalité ; immondes, ils hésitaient entre l’abrupte vitesse et l’atroce lenteur. Inquiétants, ils passaient de saccades en précipitations, avant de s’éteindre en immobilisations intempestives qui la laissaient passer pour un sombre rocher. Raul se rendit soudain compte qu’il ne respirait plus, comme s'il ne savait plus comment vivre face à cette chose.

Elle le regardait. Il pouvait le sentir, malgré la distance. Elle transpirait tellement l’impureté que tout contact – même sa seule vision ! – promettait de souiller son incarnat à jamais.

Raul n’avait pas besoin qu’on lui dise ce qu’était cette créature au-dessus de lui, il avait déjà compris.

L’Artnée l’attendait, juchée au plafond du monde.

Et lorsqu’elle emmergea des rochers baignés d’ombre pour avancer dans sa direction, lui revint subitement un vieux proverbe :

Qui voit l’Artnée, est déjà fou…

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