Chapitre 2

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 Elvis se réveilla d'un long cauchemar dont son corps avait refusé de le sortir. Une migraine lui vrillait le cerveau alors qu'il s'asseyait sur le lit en poussant un grognement. La lumière intense de l'après midi qui se frayait un chemin entre les épais rideaux donnait à ses pupilles dilatées l'impression de recevoir des coups d'aiguilles.

 Il ne se souvenait plus de l'endroit où il se trouvait. L'expression inquiète qu'arborait son visage mit sa pâleur cadavérique face à tous les coins de la pièce. Les cernes autour de ses yeux avaient pris une teinte noire de jais.

 Il se tourna vers la table de chevet pour attraper ses cigarettes. L'horloge sur le mur accusait quinze heures, mais il n'était certain ni qu'elle soit à l'heure, ni de celle à laquelle il était entré dans la chambre miteuse qu'il occupait. Il n'était même pas certain d'être éveillé à l'heure actuelle.

 Après tout, il avait cru se réveiller tellement de fois pendant son long sommeil. À chaque fois pour retomber dans les bras de …

Du flou.

 Il n'aurait pas su quel autre nom donner à la forme tantôt humanoïde tantôt masse informe qui l'avait tourmenté pendant des jours, du moins lui semblait-il. Il avait compris qu'il rêvait après la deuxième fois où il lui sembla sortir de sa torpeur pour revenir au monde réel. Il avait alors vu la chambre qu'il occupait avec sa femme, forme rassurante enveloppée sous la couverture.

 - J'ai fait un rêve horrible, s'était il entendu dire.

 - Il avait alors tendu la main vers Marie, découvrant avec horreur qu'elle était horriblement déformée. Ses doigts ressemblaient à des branches sans feuilles dont il ne parvenait pas à distinguer les contours. Une vibration le traversa au plus profond de sa cervelle. C'était la même à chaque fois que le flou lui tombait dessus.

 - Marie … essaya-t-il de faire articuler à ses mâchoires serrées. Mais il ne pouvait ni parler ni elle l'entendre.

 La couverture glissa, révélant une chose couverte de ce qui aurait pu être un milliard de papilles frémissantes. Ses contours toujours mouvants et indéfinis vinrent se placer juste au dessus de lui et une extrémité s'en échappa, s'allongeant dans une forme de moignon où se découpait une bouche noire qui lui susurra à l'oreille :

Elle N'eSt pas là. ET LUI NON PLUS. PERSONNE NE PEUT TE PROtéger DE MOI.

 Un frisson lui parcouru l'échine en repensant à la voix indéfinissable de la créature de ses cauchemars. C'était comme si elle était toujours accompagnée d'une chorale lointaine, passant de gémissements en hurlements stridents. Une voix avec une aura de violence comme il n'en avait jamais entendu.

 La vibration reprit à l'intérieur de sa tête alors qu'il inspirait une bouffée de cigarette. Il s'étouffa en faisant volte-face. Le goût âcre de la cigarette qui lui brûlait la gorge et le faisait tousser. La porte de la salle de bain était entrouverte. Était-ce là que se cachait son poursuivant cette fois ? Il n'avait pas l'impression de l'avoir vue dans cette position quand il avait inspecté la chambre un instant plus tôt.

 Des gouttes de sueur froide sur le front et la nuque, il attrapa le gros cendrier métallique sur la table de chevet sans quitter des yeux la porte à la peinture écaillée. Les mégots et la cendre tombèrent sur le sol lorsqu'il avança sans même qu'il s'en aperçoive. Des gémissements se faisaient entendre à quelques mètres devant lui. Cette fois-ci , il allait se défendre.

 Son portrait dans le miroir brisé le fit sursauter. Il avait presque oublié à quoi il ressemblait.

 Il se mit à respirer bruyamment, essayant de retrouver son souffle et de faire le vide dans son esprit. Mais la vibration se faisait de plus en plus forte dans sa tête et il sentait son estomac changer comme lorsqu'il faisait des cauchemars. C'était comme avoir une boule de nerfs à vif en train de se faire piétiner par une horde de rats. Il quitta l'hôtel en abandonnant le cendrier sur le sol derrière lui.

 La rue la plus sombre qui s'offrait à lui lui parut la plus accueillante et il s'y engouffra.

Elle N'eSt pas là. ET LUI NON PLUS. PERSONNE NE PEUT TE PROtéger DE MOI.

 Les mots résonnaient encore dans sa tête, lui déchirant l'esprit comme une lame de scie.

                     ***

 Après une journée passée à faire les cents pas dans une maison désespérément vide, Marie n'avait qu'une idée en tête : Aller voir la police. Charles l'avait appelée vers dix sept heures, pour lui dire qu'un certain Castillo était encore en train de chercher des indices. Qu'il aurait bientôt du nouveau. Elle se demandait à quoi ce type avait bien pu passer sa journée. Elle doutait de son efficacité et le fit savoir à Charles dans des termes peu élogieux.

 Après qu'elle se soit mise à crier qu'elle irait voir la police avec ou sans Charles, le vieil homme lui avait demandé de venir pour s'occuper de Charlie.

 - C'est mon fils. Il est de mon devoir de m'occuper de ce genre de choses.

 Marie cria encore, et il fut décrété que ce serait elle qui s'y rendrait.

 À l'autre bout du fil, une petite partie de Charles se réjouissait de ne pas avoir à mettre les pieds au poste de police. C'était dans l'un de ces endroits qu'il avait vu un agent rire au nez de son père, après le vol de ses outils sur un chantier.

 - Monsieur, des personnes importantes se font voler des choses bien plus précieuses toute la journée dans cette ville et vous pensez qu'on a le temps de courir après un voleur de truelles ? Essayez plutôt de faire plus attention à vos affaires la prochaine fois, d'accord ?

 Et à l'âge de huit ans, il connut alors la sensation brûlante que créent la rage et l'impuissance quand elles se mélangent. Comme un morceau de fer rouge dans l'estomac. Comme un masque de plomb sur son visage, laissé par la honte, certes irrationnelle mais bien présente, que ressentent les enfants qui ne peuvent pas protéger leurs parents.

 Le poste de police du quartier où vivaient Marie et Elvis n'était pas bien grand. Il faut dire que la criminalité était particulièrement basse dans cette partie de la ville, et les patrouilles fréquentes. Tant celles de la police régulière que celle des sociétés privées que certains riverains engageaient pour protéger leur demeure pendant leur absence.

 Il était construit sur trois étages. Marie n'en vit pourtant que le rez-de-chaussée. Une fois passée la réception et un étroit couloir, on entrait grande pièce rectangulaire encombrée par une dizaine de bureaux placés à la file indienne, en deux rangées comme dans une salle de classe. Sur le côté droit de ces deux rangs se trouvaient un autre bureau, plus grand, tourné face aux autres.

 La porte qui permettait d'entrer dans la salle donnait directement sur ce dernier, occupé par un géant au regard de brute. Une jeune femme se tenait assise devant lui, incapable de maîtriser ses pleurs.

 Une grande agitation régnait dans la pièce. Certains policier en uniforme échangeaient des clés de voitures en s'envoyant des blagues. D'autres interrogeaient à grand cris des jeunes vandales encore pleins de peinture, en frappant sur leur bureau du plat de la main. Certains encore paressaient autour de tasses de café fumantes.

 Marie se tint près du bureau en attendant que quelqu'un se présente. Une policière aux cheveux blonds et laqués vers l'arrière l'avait repérée et s'avançait déjà vers elle.

 - Bon alors ma p'tite dame, il s'agirait d'arrêter de chouiner et de nous expliquer ce qui se passe maintenant. Hein ? Parce que j'ai d'autres choses à faire aujourd'hui.

 Marie n'en crut pas ses oreilles. Elle se retournait vers le policier, les yeux écarquillés quand il s'adressa à quelqu'un derrière elle.

 - Ah, voilà. Tu veux pas t'en occuper, non ? Cracha-t-il au visage de sa collègue. Il y a que toi qui arrive à les faire parler, les cas comme ça.

 La policière poussa un léger soupir avant de poser une main sur les épaules de la jeune femme pour l'inviter à se lever.

 Alors qu'elle se penchait pour suivre la jeune femme du regard en direction du bureau de la policière, une voix forte derrière elle lui vrilla les tympans.

 - Bon alors, vous venez pour quoi, vous ?

 - Euh … Je viens vous voir à cause de mon mari, en fait.

 - Quoi ? Il a piqué une grosse colère et vous êtes pas contente ?

 Marie écarquilla les yeux pour la seconde fois avant de reprendre lentement.

 - Il a disparu.

 Plusieurs policiers s'arrêtèrent de discuter dans la salle et posèrent leur regard sur eux. Le colosse fronça les sourcils, conscient qu'il devait écouter ce que la jeune femme avait à dire.

 - Asseyez-vous, commença-t-il en désignant du doigt la chaise sur laquelle la jeune femme pleurait moins d'une minute auparavant. Depuis, combien de temps est-ce qu'il a disparu, vôtre mari ?

 - Deux jours, répondit-elle en s'asseyant. Mais le père de mon époux a engagé un détective privé qui …

 Son interlocuteur poussa un soupir bruyant avant de lui couper la parole.

 - Personne ne vous a jamais dit que le délai légal minimum pour déclarer une disparition est de soixante-douze heures ?

 Marie resta un instant bouche bée. Le grand policier parlait fort et le silence s'était fait derrière eux dans la salle. Il continua.

 - Et deux jours ça fait soixante-douze heures ? Un silence. Je ne crois pas non. Deux jours ça fait combien ? Hein ?

 Il attendait manifestement qu'elle lui donne la réponse.

 - Allez bien vous faire foutre, déclara-t-elle, brisant le silence comme un coup de feu.

 De petits rires et de profondes inspirations s'élevèrent de l'assemblée. Le visage jauni par la colère le colosse aux yeux clairs se leva d'un bond. Il abattit son poing sur le bureau métallique si fort que plusieurs de ses collègues accoururent vers eux. Marie avait fait un sursaut de plus d'un mètre en arrière. Deux policiers l'escortèrent vers la porte d'entrée l'air penauds. L'un d'eux prit la parole pendant que son collègue regardait le lino.

 - Si la lieutenant Nuves avait été là ça ne se serait pas passé de cette façon, dit-il. Je ne sais pas pourquoi c'est cette brute que le chef a décidé de nommer par intérim le temps de sa convalescence.

 - Alors, vous allez accepter de chercher mon époux ?

 L'homme reprit son air peiné.

 - Bardau est un enfoiré. Mais il a raison en un sens. La loi impose un délais de trois jours pour mobiliser un enquêteur sur une disparition. Si vous revenez demain, on prendra vôtre déposition et on se mettra au travail.

 Le récit de cette rencontre houleuse au poste fit pousser de longs soupirs à Charles quand Marie lui en fit part au téléphone.

 - Je contacte immédiatement mes avocats, dit-il. Marie, ce ... Ce moins que rien n'avait pas à vous traiter de la sorte! Si la pression est trop forte, peut-être que vous devriez passer la soirée avec une amie, quelqu'un de confiance avec qui vous pouvez parler de tout. Je vous ramènerais le petit Charlie demain, comme prévu. En attendant, essayez vraiment de ne pas rester seule.

 La jeune femme sentait les larmes lui monter aux yeux après avoir raccroché. Elle abandonna l'idée de joindre Cassiopée après deux tentatives. Celle-ci semblait ne plus vouloir donner de nouvelles depuis qu'elle voyait son mystérieux nouveau coup de foudre.

                  ***

 Après une nuit à suer dans son lit et compte tenu de l'effet combiné des comprimés et du joint, Hernan avait fini par s'endormir dans sa baignoire. Ce n'est que la sonnerie de son téléphone qui le tira de sa sieste et de l'eau devenue tiède depuis longtemps.

 Il courut à petits pas pour éviter de glisser sur le carrelage. C'était son contact dans la police qui avait essayé de l'appeler.

Merde, mais quand est-ce que tu vas me rappeler putain ? se dit-il en pensant au dealer qui ne donnait toujours pas signe de vie.

  Toutes ses autres sources de cachets s'étaient faites coincer en quelques mois, et si c'était aussi le cas de Balrog (comme il se faisait nommer) il allait devoir repartir en quête d'un vendeur.

 Il écouta le message que lui avait laissé son indicateur le haut parleur allumé en se servant un café bouilli qu'il plaça dans le micro-ondes.

 " Hernan, c'est moi. Écoutes, tu te souviens du type sur qui tu m'as réclamé des informations la nuit dernière ? Et bien les fichiers ont étés actualisés ce matin et devine quoi ? L'homme au bout du fil but une gorgée de quelque chose. Aaah. Sa voiture a été verbalisée deux fois hier. Une fois dans la matinée devant chez un médecin, le Dr Mammon, avenue du chemin St Honoré et de Vermillon ; et une autre fois chemin des dix menottes, devant l'hôtel Parci. Je retenterais de chercher son nom demain pour voir si je peux en savoir plus. " Puis le message s'arrêta sur le clac d'un combiné qu'on raccroche.

 Hernan n'eut besoin d'aucune recherche pour connaître le temps que lui prendrait son trajet jusqu'au chemin des Dix Menottes. C'était alors la ruelle la plus en vogue chez les toxicomanes, prostituées, maquereaux, dealers, receleurs et pervers en tous genre et ce depuis les années 80. Reliant les docks au centre ville comme une veine gangrenée relierait un cœur à un foie. On pouvait tout s'y procurer, mais il y régnait une telle odeur de désespoir qu'il ne s'y était lui-même rendu que lorsqu'il y avait été contraint par les événements.

 Et les événements qui l'avaient contraint à s' y rendre par le passé il ne voulait plus y penser du tout.

 Il goba son Xanax avant de se rendre à l'arrêt de bus.

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