Chapitre 3

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 Marie en avait décidément ras-le-bol de ce maudit lit vide, qui commençait à s'insinuer partout dans sa vie. Il s'approchait d'elle dans son sommeil pour la surprendre au moment où elle ouvrait les yeux.

 Sa substance froide comme un cercueil lui collait à l'âme comme du sucre sur la peau. Elle descendit les escaliers avec l'arrière goût d'un réveil solitaire dans la gorge.

 La jeune femme pouvait entendre le bruit caractéristique du ventilateur du pc portable d'Elvis à moitié englouti par le bruit de la cafetière en marche.

 Sans déconner, le boulot vraiment ?

 Assis à l'îlot central de leur cuisine, son époux ne l'entendit pas arriver, perdu dans la contemplation catatonique de l'écran d'accueil de son ordinateur.

 Marie trouva étrange qu'il reste assis comme ça à ne rien faire, et décida de ne pas signaler sa présence pour voir en combien de temps il la remarquerait.

 Cinq minutes passèrent au cours desquelles il essaya plusieurs fois de porter sa tasse à ses lèvres pour boire un café depuis longtemps absent.

 La déception du lit vide et la frustration de ne pas être remarquée se serrèrent un peu dans son cœur pour faire de la place à l'inquiétude ; peur rampante qui grandissait.

 Elvis sursauta quand elle déposa la main sur son épaule. Il lui jeta ensuite un regard qu'elle ne lui connaissait pas. À mi-chemin entre la lassitude et la honte d'être surpris. Le regard des junkies, pris en faute une fois de plus, et qui s'attendent à avoir déçu pour de bon la seule personne qui tienne assez à eux pour s'occuper de leur sort. Marie n'était pas déçue, mais elle était bouleversée.

 - Il va vraiement falloir qu'on parle là, décréta-t-elle.

 Il hocha la tête, lentement d'abord, puis plus fermement en la regardant dans les yeux. Il serrait les mâchoires, l'air sérieux. Se ressemblait déjà un peu plus.

 Marie prit place à côté de lui sur l'îlot central. Ils se servirent un café.

 - Depuis les mois qui ont précédés la naissance de Charlie, on ne peut plus vraiment dire que tu sois toi-même. Tu passes ton temps au travail, je ne te vois plus dormir …

 - Écoutes, tu sais à quel point …

 - Laisse-moi finir. Tu as toujours été un bourreau de travail, c'est vrai, depuis l'époque où je t'ai connu. Mais tu savais quand lâcher prise. Tu déconnectais, tu passais du temps avec moi, avec tes amis …

Elvis n'arrivait pas à se souvenir la dernière fois où il avait vu Ronnie en dehors du travail.

 - … Tu dormais et …

 - Elle ne continua pas cette fois, se contentant de baisser les yeux et de soupirer.

 - … Et on couchait ensemble, termina-t-il en l'imitant.

 - Marie leva les yeux vers lui, posa une main sur sa cuisse.

 - Ça me manque, lâcha-t-elle.

 - À moi aussi …

 Il prit sa main dans la sienne.

 - Le problème c'est qu'entre l'arrivée de Charlie et l'approche de la vente de l'appli, je n'arrive plus à penser à autre chose. C'est comme si tout s'embrouillait dans ma tête et ça m'empêche de lâcher prise. J'ai envie de faire au mieux pour vous, comme mon père l'a fait pour moi … Mais je sais pas …

 - Sa voix se brisa à la fin de sa phrase.

 - C'est normal d'avoir peur d'échouer, dit Marie en lui caressant la nuque. Mais là ça devient intenable. Je sais que tu déteste les psys, mais …

 Elvis fit une grimace au son de ces mots. Des souvenirs de son enfance remontaient en lui. Son père l'avait amené voir une psychologue quand il avait aux alentours de six ans.

 Elle avait des yeux d'un vert pâle. Le même qui ornait un carreau sur deux du carrelage du cabinet. Les autres étaient magnolia et l'ensemble lui donnait l'impression d'être assis au centre d'un grand œil malade le scrutant d'une centaine de pupilles.

 - Bon, d'accord.

 Marie avait décidé de ne pas pousser.

 -J'en ait parlé avec Cassiopé et sa tante a déjà eu le même problème.

 Elvis se prit la tête dans ses mains. Cassiopée était une des quatre associés avec qui il il avait fondé Jst Nmbrs. Elle gérait tout le côté juridique et les ressources humaines de l'entreprise qui comptait une quarantaine d'employés. C'était une jeune femme connue pour sa bienveillance, mais aussi pour son côté gaffeur. Le jeune homme ne doutait pas que tout le monde au travail s'inquiète pour lui. Ou doute de lui.

 - Pas de magnétiseurs s'il te plaît.

 Marie souffla.

 - Alors un docteur. Au moins un docteur … Je m'inquiète.

 Elvis comme beaucoup, pensait qu'on pouvait tomber malade en allant chez le médecin. En d'autres termes qu'une maladie dont on avait pas conscience pouvait tout à coup se révéler plus teigneuse d'être découverte. Et une partie de lui, qui n'était qu'égo, aimait se vanter de la rareté de ses visites chez le médecin.

 - D'accord, j'irais chez le docteur, promit-il.

 Marie sembla soulagée. Il entendait raison et faisait de son mieux pour sourire.

 - … Et en attendant j'ai du café ! Fit-il en secouant sa tasse d'un air satisfait.

 Il essayait de la rassurer et c'est cette intention qui la rassura.

 Marie avait remonté les escaliers d'un pas moins pesant, soulagée par la discussion. Elle eu enfin la force de s'enfermer dans la pièce qui lui servait d'atelier pour terminer une toile commencée plusieurs mois plus tôt qui avait pris du retard. C'était une œuvre lumineuse qu'elle ne voulait pas gâcher avec les idées noires que lui imposaient les jours récents.

 Elvis se sentait aussi soulagé d'avoir pu ouvrir son cœur. Et chanceux d'avoir une épouse compréhensive. Qui d'ailleurs avait entièrement raison. Son comportement commençait à devenir inquiétant. Il se sentait mal d'avoir menti par omission en ne lui avouant pas toutes les raisons de ses insomnies. Comment lui parler de cette forme floue à laquelle il n'arrivait même pas à donner de nom ? Qu'il n'arrivait même pas à définir ? Il avait l'impression de devenir fou à essayer de mettre le doigt sur la nature de ce … " Quoi ? "

 Maintenant Cassiopée était au courant, donc le monde entier aussi. Il ne détestait rien plus que d'inquiéter ses proches, l'inquiétude étant pour lui le dernier stade avant le doute.

 Avant tout il restait déterminé dans son caractère. S'ouvrir, même en partie à la bienveillance de Marie l'avait comme revigoré.

 Il pensa à l'attention de son propre cerveau et de son corps tout entier :

Ah tu ne veux pas dormir. On va voir. Je vais te faire dormir moi.

 Dans sa quête d'épuisement, Elvis commença par redonner du service au banc de musculation qui prenait la poussière dans le garage. C'était un cadeau de noël que Ronnie lui avait fait deux ans auparavant. Au départ, le jeune homme était dubitatif quand à l'intérêt de cet équipement. Il avait toujours préféré la lumière des écrans à celle des salles de sport.

 - Mais, si tu vas voir, avait répondu son ami. En plus les femmes adorent les types musclés.

 - Non, pas Marie. Elle marche à la personnalité.

 - Ah ! Elles disent toutes ça jusqu'à avoir le choix entre un gentil laideron et un connard avec des abdos. Tu veux que je te rappelle les statistiques de l'appli ?

 Interrompus, la discussion s'était conclue sur cette phrase. Malgré Elvis, une espèce de peur s'était immiscée en lui. Du genre qui commence par " Et si … ", n'as pas besoin de preuves et doute rarement. Il s'était mis au sport avec la boule au ventre.

 Puis, il s'était surpris lui-même à aimer ça. Le shoot d'endorphines qui suivait les séances. Le sommeil amélioré, la sensation de moins perdre son temps libre et le simple fait de se défouler après une journée de travail. Tout ça le mettait de meilleure humeur et lui offrit après quelques semaines une meilleure condition physique.

D'ailleurs sa femme semblait plus attirée par lui qu'avant et cela le fit redoubler d'ardeur. Le jeune homme se demandait ce qui de son humeur ou de son corps avait attisé l'amour de son épouse sans réussir à les départager. Finalement il décida de profiter de ce cercle vertueux sans se poser trop de questions.

 Une séance de deux heures et un litre d'eau plus tard, Elvis suait à grosse goutte dans sa cuisine. Penché au dessus de son ordinateur portable, il finissait de prendre rendez-vous sur le site de son médecin traitant. Il avait essayé d'avoir l'accueil au téléphone sans succès.

Si tu commences à oublier quel jour on est, tu es foutu mon pauvre Elvis.

 Le dimanche, peu de docteur sont ouverts.

 Marie peignait tranquillement en se demandant si elle devait ou non céder à la tentation d'ouvrir une bière avant même qu'il soit midi. Elle s'étira au milieu de la pièce dans laquelle régnait un véritable capharnaüm. C'était son capharnaüm. Elle y trouvait tout ce qu'elle y cherchait. Finalement, les yeux posés sur sa toile pour en constater l'avancement, elle décida :

Oui, tu mérites une bière.

 Puis, entendant le léger clapotis des doigts de son mari sur les touches du clavier, une idée lui vint à l'esprit. Marie attrapa son smartphone pour rechercher une définition du mot « repos », prendre une capture d'écran et l'envoyer à son mari.

 Elvis la chercha du regard dans la cuisine puis le salon avant de l'entendre descendre les escaliers.

 Comment quelqu'un qui a l'ouïe aussi fine peut-il avoir le sommeil aussi profond ?

 Foutu pour foutu, il ouvrit sa boîte mail pour consulter ses nouveaux messages, trouvant déjà étrange de ne rien recevoir sur son téléphone.

 En entrant dans la cuisine, Marie le trouva plus interloqué encore.

 - Éteins moi ça et viens boire une bière, lança-t-elle.

 - Attends juste une seconde. C'est bizarre.

 Le ton de sa voix était un peu trop sérieux.

 - Comment ça bizarre ?

 - Je regarde l'icône des mails et je vois que j'en ait reçu une floppée. Je me dis que c'est normal, c'est toujours comme ça avec le travail.

 - Il n'y a qu'a voir le temps que tu passes à y répondre, fit-elle, sarcastique.

 - Et là aucun, pas un, zéro. Rien qui vienne de l'appli, seulement des démarcheurs pour des trucs que … Que …

 Marie ferma l'écran de l'ordinateur et posa une bouteille de bière dessus.

 - Arrête de t'inquiéter, lâches ton ordi, dit elle en attrapant le téléphone de son mari sur le plan de travail, et RE-POSES TOI.

 Elle ponctua sa remarque d'un bisou humide sur le front de son époux avant de repartir à son ouvrage en emportant l'ordinateur sous son bras.

 Elvis soupira, forcé de se rappeler ses promesses, même les tacites. Le reste de la journée lui parut nimbé de brouillard.

 Vint ensuite le moment qui fait pâlir les insomniaques : Celui du coucher. Et ce soir là dans leur chambre, ils étaient deux à être très pâles. Marie s'inquiétait pour Elvis qui s'inquiétait pour tout. Dieu a décidément du construire vers nos lits une voie royale juste pour l'anxiété. Allongés l'un contre l'autre dans un silence total, comme plein d'appréhension, ils faisaient des têtes de condamnés à mort.

 - Tu ne dors pas non plus, fit remarquer le jeune homme, se sentant coupable que son problème ait prit une telle ampleur.

 - Et non …

 Il s'enfonça la tête dans l'oreiller.

 - … Mais je connais un moyen sûr de dormir, dit elle en se levant.

 Le rituel du soir précédant se répéta. Il y avait une table basse et deux fauteuils près d'une fenêtre qui avaient étés installés là pour lire. Ils avaient depuis servis à tout sauf à lire. Elvis regarda son épouse, qui paraissait encore plus minuscule que d'habitude dans le grand fauteuil depuis son lit.

 Elle revint près de lui et il en profita pour respirer l'odeur de l'herbe et du shampooing imprégnant ses cheveux.

 - Je t'aimes, murmura-t-il.

 - Je t'aimes, moi-aussi.

 Il paraît qu'il y a un moment, après que deux personnes aient passé assez de temps ensemble, où on oublie de plus en plus souvent de se dire ces mots-là.

 Marie ne mit pas longtemps à s'endormir. Elvis se retrouvait une fois de plus forcé de veiller. Son corps était dénué de forces, pourtant son esprit continuait de tourner en boucle. Il avait l'impression de se trouver dans sa chambre et dans toute la maison en même temps.

 Il repensait surtout aux dernières heures qu'il avait passé à bien dormir le matin précédent. Un sourire parvint alors à lui monter aux lèvres malgré le sentiment d'impuissance qui le tiraillait.

Charlie doit vraiment avoir quelque chose de spécial, pensa-t-il, ce gamin fait des miracles.

 Cinq heures du matin sonnèrent silencieusement lorsque l'écran de son téléphone, alors posé sur une commode près de la porte, illumina la pièce d'une lumière bleue. Elvis sauta sur l'occasion de se lever pour emmener l'appareil avec lui au garage.

 Il alluma une cigarette en essayant de comprendre le sens du message sybillin qu'il venait de recevoir de Ronnie :

" v "

 Il se préparait à répondre un tout aussi simple « ? » lorsque l'écran s'éclaira une seconde fois dans la paume de sa main.

 " URGENCE, ramènes toi vite au Local "

 Le Local était le nom que les quatre associés avaient donné aux bureaux de leur entreprise. Au départ, cela ne désignait qu'un box de stockage en périphérie de la ville loué une misère. À cette époque Just Nmbrs n'était alors qu'un site internet quasi inconnu, mais prometteur. Puis c'était devenu une ancienne animalerie pitoyablement remise à neuf par ses nouveaux occupants. Aucun des murs de plâtre n'était droit. Certains des luminaires mal accrochés pendouillaient dangereusement à hauteur de front. Les peintures quand à elles, effectuées par Marie, sauvaient l'ensemble d'avoir l'air trop décrépit. Surtout, il y avait assez de place pour accueillir les nouveaux salariés de la boîte. Quand ils eurent travaillé d'arrache-pied assez longtemps, ils achetèrent un magnifique immeuble de brique rouge dans le centre historique de la ville, dont la côte était alors en baisse. Le lieu avait changé mais le nom était resté.

 C'est là qu'Elvis comptait se rendre le plus vite possible.

 Sans même prendre la peine de répondre autre chose qu'un " Ok ", il fonça aussi silencieusement que possible en direction de l'entrée où étaient posées les clés de sa voiture. Apercevant la cafetière encore pleine du coin de l'œil, il décida d'en verser le contenu dans un thermos, prenant soin cependant d'en laisser à son épouse.

Avec un peu de chance on rentre avant son réveil.

 Il y croyait vraiment

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