Chapitre 2

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 Ce matin là, Marie eut deux réveils. Le premier, sous la forme d'un rayon de soleil atterrissant sur ses paupières, lui laissa un goût amer dans la bouche. En se retournant pour éviter la lumière, elle trouva la place de son mari vide. La jeune femme était lassée par ce vide. Elle regarda le plafond un instant avant de refermer les yeux et de tendre machinalement la main vers le côté du lit où dormait Elvis. Elle trouva le draps housse humide, comme si quelqu'un avait sué dessus à s'en dessécher.

 Elle eut alors une réaction que d'aucun pourrait trouver étrange et se rapprocha de la tâche de sueur pour respirer l'odeur d'Elvis et y laissa sa main. Comme pour enlacer le souvenir à défaut d'enlacer la personne, et se rendormit.

 Vers neuf heures, ce fut le bruit d'un passant dans la rue qui la tira des bras de Morphée.

 - Tous les autres SAVENT le faire ! Alors pourquoi pas TOI ?

 Un enfant sanglotait. Elle se leva pour regarder par la fenêtre.

 Le gamin essayait tant bien que mal de tenir en équilibre sur sa bicyclette, les coudes et les genoux égratignés. Cramponné au guidon, secoué par un mélange de larmes et de peur, il n'y parvenait pas.

 - Mais, PUTAIN MAIS ...

 Le père, un petit homme bedonnant, hurlait à nouveau.

 - OOOOOOOH!

  Marie fut elle même surprise de pouvoir pousser un cri d'une telle force. Mais elle était mal placée pour juger, puisque que le moindre haussement de voix était insupportable à ses oreilles.

 - Y EN AS QUI DORMENT ICI ! s'époumona-t-elle une seconde fois.

 - Tu vois, tu déranges les gens ! Ssi seulement tu ...

 Marie perdait patience.

 - EH ! Gras du bide ! Du vélo j'ai l'impression que t'en as pas fait depuis longtemps ! Alors fous-lui la paix et vas t'en avant que j'apelle les flics !

 Peut-être que le fait de sentir le poids du regard des voisins sortis de leurs maisons calma l'homme, ou peut-être que ce fut la vexation qui lui remit les pieds sur terre. Toujours est-il qu'il descendit son fils du vélo trop grand pour lui, sur lequel il l'avait collé plus tôt dans la matinée.

 - Allez, viens. On réessaiera un autre jour, dit-il d'une voix plus douce.

Il s'en alla, le vélo dans une main et celle de son fils dans l'autre.

  Marie était furieuse en descendant les escaliers, mais la fureur se dissipa à la vue du petit Charlie qui pleurait dans les bras de son père. Les cris avaient du réveiller le petit bonhomme.

 - Tu vois, murmurait Elvis en le berçant, pas le temps de pleurer que je suis déjà là. Je suis le papa qui tombe à pic.

 Charlie, effectivement, semblait interdit. Il lui fallait généralement plusieurs minutes pour obtenir de l'attention. Toutefois, c'était loin de le gêner.

 Marie trouvait son mari de meilleure humeur que d'habitude. C'était comme si son sourire était moins distant.

 - T'as l'air en forme, lui dit-elle en se dirigeant vers la cuisine.

 - Tu vas pas le croire. J'ai dormis !

 Elle se retourna, les yeux écarquillé et un sourire sur le visage.

 Il était neuf heures du matin et ils étaient attendus trois heures plus tard chez Charles pour déjeuner. Cette bonne nouvelle matinale saupoudra les préparatifs d'une certaine euphorie.

 Ces derniers occupèrent une bonne partie de la matinée. Charles avait proposé de garder son petit-fils jusqu'au Lundi soir pour que le couple puisse profiter d'un peu de solitude et se retrouver. Ainsi, ils vérifièrent plusieurs fois le sac qu'ils avaient préparé pour être sûrs que leur fils ne manque de rien, se préparèrent rapidement et montèrent en voiture.

 Par les baies vitrées ouvertes de la cuisine du troisième étage, où il préférait cuisiner, Charles pouvait entendre les derniers oiseaux de l'année chanter dans le parc. Il partiraient bientôt pour la côte Sud de l'île, plus chaude, pour passer l'hiver. Ces derniers chants, il les entendait comme les voyait Zelda : C'était leurs adieux et leurs promesses de retour. Zelda lui manquait de plus en plus avec les années.

 Les oiseaux reviendraient, le vieil homme en était sûr. José, son majordome, jardinier et seul ami depuis dix ans avait fait un travail remarquable pour leur offrir un bel endroit où vivre. Depuis le départ d'Elvis, il n'y avait de toute façons plus que le parc qui vivait vraiment dans la maison.

 Mis à part les équipes de sécurité qui se relayaient et de temps en temps un notaire, un banquier ou un avocat, Charles et son ami y vivaient seuls. Le troisième étage, auparavant destiné aux invités était devenu la demeure de l'entrepreneur à la retraite. Les deux autres étages semblaient hantés par des fantômes, tous leurs meubles recouverts de draps. Marie lui avait dit un jour :

 - On dirait des linceuls pour les souvenirs.

 Le vieil homme avait trouvé l'idée poétique.

 Il préparait des langoustes au Ricard et s'en accordait un verre, la vie continuait malgré tout. Son portable émit de brèves vibrations. Il mit ses lunettes et répondit d'un geste de l'index.

 - Marie, il n'y as pas de problème j'espère ?

 - Non Charles, ne vous en faites pas. Elvis conduit. Est-ce qu'il faut apporter quelque chose?

  Charles n'avait besoin de rien. Il alla mettre le couvert sur la terrasse et descendit du vin jusqu'à une petite table où ils aimaient prendre l'apéritif, puis il s'assit là avec un verre pour les attendre.

 Le chemin qui menait de la banlieue de Port-Coix jusqu'au domaine en bord de mer de la famille Raum était bien entretenu par le gouvernement. C'était un chemin reliant une partie riche de la région à une partie encore plus riche. La ville en était comme retirée pour laisser place à des champs et des sous bois. Un peu partout dans le paysage, d'immenses villas et manoirs, qui avaient l'air très éloignés les uns des autres alors qu'ils ne l'étaient pas du tout. En effet, si les bâtisses de ces grandes propriétés étaient distantes de plusieurs centaines de mètres, les bordures des parc au milieu desquels elles étaient construites étaient souvent mitoyennes ou presque.

 Ils arrivèrent au terme d'un trajet d'une demie heure au portail de la résidence des Raum, déjà ouvert avant leur arrivée. Paul, un ancien militaire de grande taille et à forte carrure fit un signe de tête chaleureux à Elvis qui s'arrêta pour le saluer.

 Il le connaissait depuis l'adolescence et l'homme lui avait toujours inspiré beaucoup de sympathie. Petit, si il s'ennuyait, il lui suffisait de se rendre à la cahute de la sécurité pour écouter les anecdotes de ce géant, ancien membre des forces spéciales. C'était d'ailleurs souvent le seul membre de la sécurité qui se trouvait dans les environs, pourtant Elvis, qui le voyait toujours d'une certaine manière avec ses yeux de petit garçon, aurait juré qu'il put empêcher une armée de s'en prendre à son père.

 Marie avait grandi dans un domaine comme celui-ci, pourtant, cela n'avait rien eu à voir. D'ailleurs elle n'aimait pas repenser à son enfance, ni à ses parents.

 Au cours du repas, son mari et son beau-père se laissèrent souvent happer par des discussions sur le travail du jeune homme, qui tenait à tout prix à ce que Charles soit impressionné par la récente expansion de son entreprise.

 À vrai dire, le vieil homme l'était et le lui faisait savoir. Après manger, Elvis décida d'aller rendre visite à José, qu'il connaissait depuis son enfance tandis que son épouse et son père restèrent assis sur la terrasse ensoleillée du troisième étage pour prendre un café. Charlie dormait tranquillement dans un landau sous un parasol.

 - Je crois qu'il aurait fait n'importe quoi pour avoir à la regarder, dit Charles en souriant.

 Il tenait dans ses mains un plateau sur lequel étaient disposées trois tasses en porcelaine et des biscuits à la canelle autour d'une cafetière en inox.

 - Elvis, fuir le café? ricana Marie. C'est son péché mignon ! Il le prendrait en perfusion s'il le pouvait.

 - Oui, ça l'as toujours été, depuis l'enfance. Mais je crois que je n'y suis pas pour rien. Il fut un temps où je ne faisais rien sans une tasse de café noir à la main et les enfants veulent le plus souvent imiter les habitudes de leurs parents non ?

 Il posa une des tasse devant la jeune femme. Le café d'un noir bleuté émanait une odeur agréable.

 - Du sucre ?

 - Non, merci. Par contre je prendrais bien un peu de lait si ça ne vous déranges pas.

 - Ah, j'ai eu un partenaire d'affaires qui vous aurez foudroyé du regard pour de telles paroles. Il faisait partie de ces gens, vous savez ? Ceux qui veulent toujours vous faire la leçon sur la façon dont vous mangez tel où tel aliment. Pour eux …

 Marie aimait bien entendre son beau père discourir sur tout et rien. C'était une habitude qu'il avait dit avoir prise pour occuper Elvis durant son enfance. Le garçon ne savait pas toujours quoi faire de toute son énergie et seules les anecdotes de son père et de Paul parvenaient à le canaliser.

 Une question brûlait les lèvres de la jeune femme sans qu'elle n'ose la poser. Charles, dont l'esprit était encore vif et doté de capacités d'analyses affûtées comprit en un seul regard ce qui la taraudait depuis quelques temps. En fait, depuis la naissance de Charlie.

 Il l'avait vu s'attarder de plus en plus souvent devant les vieilles photos qu'Elvis ne regardait jamais. Ces clichés représentaient sa mère durant sa jeunesse.

 - Vous vous posez des questions sur Zelda, n'est-ce pas?

 Marie faillit s'étouffer avec son café, se demandant comment le vieil homme avait pu lire si facilement en elle.

 - Vous savez, Marie, j'ai passé le plus clair de ma vie à vendre des choses à de riches personnes qui n'en avaient pas besoin. Je connais bien les gens maintenant. N'ayez craintes, posez-moi toutes les questions que vous voulez et j'essaierais d'y répondre du mieux que je peux.

 - Et, bien ... commença la jeune femme, pourquoi Elvis n'en parle jamais? C'est comme si elle n'existait pas pour lui.

 - Je pense que c'est pour cette raison qu'il est si peu loquace à ce sujet. Elle est morte en couche, et n'as jamais eu d'autre forme pour lui que celle d'un grand manque, qu'il fallait combler.

  Marie fut surprise par la légèreté avec laquelle il avait prononcé ces mots, qui avaient trouvés un écho dans le cœur de la jeune femme. À elle aussi, ses parents avaient manqués. Devant son silence, Charles continua :

 - C'est peut-être pour le mieux que mon fils occulte cette partie de sa vie. Il n'y aurait jamais eu accès de toute façon. Et quelques fois, avoir l'illusion de choisir peut faire autant de bien que choisir vraiment. Mais je ne suis pas psychologue. Juste un père qui trouve que son fils a bien grandit malgré les épreuves qu'il a du affronter.

 - J'aurais simplement voulu pouvoir parler un peu avec lui, il ne me dis jamais rien. On dirait parfois que si il tombait malade il me le cacherait pour ne pas m'inquiéter.

 - Encore une fois, on dirait que vous avez percé mon fils à jour ! D'aussi loin que je me souvienne, ça a toujours été un garçon très solitaire. Dans son enfance, il passait le plus clair son temps à se trouver des cachettes. Il Connaissait tous les passages secrets de cette vieille maison quand il était enfant. Certains dont je ne connaissais même pas l'existence.

 - Des passages secrets ? s'exclama Marie.

 - La maison en est remplie, l'homme qui l'a faite construire passait pour relativement étrange dans le voisinage. Comment s'appelait-il encore ? ...

 La voix d'Elvis derrière eux les fit se retourner.

 - Alors, de quoi vous parliez ? José n'était pas chez lui.

 - De toi, et de ton amour d'enfance pour les sursauts de ton vieux père !

 Le jeune homme rit de bon cœur en repensant à l'époque où il jouait à surprendre Charles en plein travail pour lui faire des frayeurs.

 Même si Elvis aurait préféré ne pas avoir à parler de tout ça, ses problèmes de sommeil finirent par arriver sur le tapis. Il n'avait parlé à personne de la raison exacte pour laquelle il ne trouvait pas le sommeil. Mais était ravi, pour une fois, d'avoir une bonne excuse pour repousser un rendez-vous chez le médecin.

 - J'ai dormis un peu cette nuit, dit il fièrement en faisant sautiller son fils sur ses genoux. Grâce à cette petite merveille !

 Malheureusement, cette déclaration eut l'effet inverse de celui attendu.

 - Alors habituellement tu ne dors pas?

 Charles avait posé la question d'un ton innocent.

 - C'est pas ...

 Elvis voulait mentir mais se rappela que Marie vivait sous le même toit que lui.

 - Disons que je dors moins longtemps.

 - Ça tu peux le dire ! Il se couche toujours après que je sois endormie et se réveille avant. J'ai l'impression de dormir avec un ninja qui s'évade avant qu …

 - J'ai bien dormis cette nuit. Ne t'en fais pas.

 Elvis, dont les capacités d'analyse n'avaient rien à envier à celles de son père, regardait son épouse au plus profond des yeux.

 Elle n'aurait pas su dire si il avait compris sa frustration et lui indiquait une soirée torride, ou si il lui demandait fermement de clore le sujet. Un pied effleurant son mollet sous la table lui donna un indice, et matière à réflexion.

 Il était toujours difficile pour eux de quitter Charlie, même si ils avaient toute confiance en Charles pour s'en occuper le mieux possible. Marie, aussi sot que cela puisse lui paraître à elle-même, était contente d'être au volant. Si elle n'avait pas fait avancer cette voiture, elle aurait sans doute été capable d'en sauter en marche pour récupérer son fils.

 Elvis se perdait dans la contemplation du grand saule près de l'allée. C'était l'arbre où José avait suspendu sa balançoire quand il n'était qu'un enfant. Il avait tenu à élaguer lui-même la branche où la planche de bois avait été suspendue vers ses quatorze ans.

 Les premières minutes du voyage se passèrent en silence. Le paysage défilait sous les yeux du jeune homme grisé par le vin comme une tapisserie abstraite qui ne terminait jamais. Marie profitait de l'ombre des platanes qui bordaient la route. Elle prit une profonde inspiration.

 - Ah ! fit elle en feignant le soulagement. Enfin tranquilles !

 - Oh la la ... C'est vraiment mal.

 Elvis se tenait le visage dans les mains, ne parvenant pas à se retenir de rire. Elle avait une capacité à dire quelque chose, toujours inattendu, qui le cueillait. Qui le faisait se sentir chanceux d'être là et pas ailleurs. Pour lui, qui ne voyait le monde qu'en termes de défis et de rivalité, c'était un jeu de séduction au quotidien et elle gagnait toujours sans même se rendre compte qu'elle jouait.

 - Tu te souviens du soir de nôtre rencontre ?

 - Oui, Cassiopée et toi vous êtes venues taper à la porte de ma chambre pour quémander un tire-bouchon. Je me demande encore parfois ce que tu venais faire à la fac, puisque tu ne mettais jamais un pied en cours.

 - J'étais destinée à autre chose. Et ça m'éloignais de chez moi.

 Elvis avait la méditation favorisée par le vin et le manque de sommeil. Il dissociait légèrement, un pied dans la réalité et l'autre dans les souvenirs qu'il gardait de cette période.

 Contrairement à la plupart de ses camarades, pressés de quitter leurs foyers pour le prestigieux campus d'UBC-1, il y était arrivé la mort dans l'âme. Quelque chose l'ennuyait profondément chez les jeunes gens de son âge. De plus, il savait que bons résultats ou pas, il serait de toutes façon entré sans problème dans la prestigieuse école dont on disait qu'elle formait l'élite de l'île. Son père , entrepreneur réputé, avait les moyens de payer.

 Il avait donc au départ pris le parti de ne sortir de la petite chambre qu'il occupait dans la résidence étudiante de l'université que pour suivre ses cours et faire ses courses. Le reste du temps, il le passait assis devant son écran, à explorer les joies solitaires de l'informatique. La petite pièce était remplie d'ordinateurs et de pièces d'ordinateurs, dans un chaos de câbles.

Un soir, Marie et Cassiopée, alors inscrites dans deux filières bien différentes, s'étaient retrouvées dans la chambre de Marie pour boire un verre.

 - Ce soir là, Cassiopée m'as dit au moins cent fois : " Tu es sûre que tu ne préfères pas qu'on se retrouve chez moi ? Certaine ? "

 Cassiopée, comme eux, était issue d'un milieu hautement privilégié. Ses parents lui avaient donc naturellement proposé d'occuper le spacieux appartement qu'ils possédaient à Beak City. Les parents de Marie lui avaient proposé la même chose, pour peu qu'elle suive des " cours sérieux " et oublie l'école d'art, cette éternelle fabrique à chômeurs. Mais elle avait refusé et se retrouvait donc dans la résidence où se retrouvaient la plupart des étudiants qui venaient de loin.

 - Elle se demandait si tu n'allais pas nous voler ou quelque chose comme ça, continua-t-elle. Si elle avait su à qui elle avait affaire elle aurait moins tremblé.

 Elvis ne savait pas comment le prendre.

 - Je pense que j'aurais fait un excellent voleur ! fit-il avec humour.

 - Oh, mais je ne dis pas le contraire ! D'ailleurs, vous vous êtes illustrés avec Ronnie pour ce qui est de voler, pas vrai ?

 Le rouge monta aux joues du jeune homme. Il savait exactement à quel événement son épouse faisait référence.

 C'est dans cette ambiance que se passa le voyage du retour chez eux. Ils écoutèrent de la musique et parlèrent avec entrain. Elvis aurait voulu fumer, mais craignait que sa femme ne le lui reproche. Ils avaient arrêté de fumer en même temps quand ils avaient appris qu'elle était enceinte de Charlie. Il ne savait pas qu'elle connaissait déjà son secret et s'en moquait éperdument. Marie ne pensait plus qu'à leurs retrouvailles. Le vide commençait à prendre trop de place dans sa vie et elle comptait y remédier.

 Il avait été décidé sur le chemin du retour qu'ils ingéreraient le repas le moins diététique qu'ils puissent trouver et que ce repas serait arrosé.

 Ils se retrouvèrent donc autour d'une bouteille de vin hors de prix et d'une pizza dégoulinante de saveur et de gorgonzola. Marie mit de la musique sur une enceinte connectée, le volume réglé presque au minimum. Elle écoutait la musique très bas et cela convenait parfaitement à son mari qui n'avait jamais compris le bonheur que prenaient les gens qui écoutent la musique à tue-tête. Elle aimait la musique traditionnelle de l'île, importée par les espagnols à leur arrivée et changée au cours du temps par les habitants d'Isla Roja.

 Elle lui prit la main pour essayer de le faire danser.

 - Arrêtes, rechigna-t-il, tu sais que je déteste danser.

 - Tu n'aimes rien à part te plaindre.

 - Pourtant je t'aimes toi.

 Il la tira à lui et l'embrassa avec douceur. Leur baiser se fit de plus en plus fougueux à mesure que l'excitation montait. Elvis mit une de ses mains sur la nuque de Marie alors qu'ils se déplaçaient jusqu'au mur, auquel elle était adossée quand leur étreinte prit fin. Il se retourna pour remplir leurs coupes. Décoiffée et légèrement essoufflée, son épouse lui jeta un regard que le désir emplissait.

 La soirée continua sur le canapé d'angle du salon où une bouteille de tequila fut entamée. Ils n'évoquaient plus que des souvenirs charnels, chacun plus absorbé par le visage et le corps de l'autre que par les mots prononcés.

 Ils évoquèrent les lieux les plus insolites où leur passion les avait réunis.

 - Tu te souviens du toit de cet immeuble ? dit Marie. Toutes ces lumières, tout ce monde si loin et pourtant juste là. J'avais adoré.

 - J'ai préféré la fois dans la forêt. Je pense que je suis plus un homme des bois qu'un homme des villes.

 - Plutôt un homme d'église, si je me souviens bien, répondit-elle avec un sourire narquois.

 Elvis se mit à rougir comme plus tôt dans la voiture.

 - On va aller en enfer.

 - Toi, tu iras ! C'était ton idée après tout.

 - Je ne me rapelle pas t'avoir entendue protester.

 - Mais qui est le pire entre celui qui tente et celle qui succombe ?

 Marie lui caressait la cuisse de plus en plus haut à travers son pantalon. Elle se rapprochait de lui un peu plus à chaque souvenir partagé.

 - Tu sais ce que j'aimerais bien réessayer ?

 - Dis toujours et on verras si c'est possible.

 - La fois des vancances de Noël, où on avait fumé un joint.

Effectivement, se dit la jeune femme, ça avait été agréable.

 Chaque année durant la dernière semaine de décembre et la première de janvier, les salles de cours de l'île fermaient leurs porte pour permettre aux étudiants de rentrer chez eux pour les fêtes de fin d'année. Le campus d' U.B.C. Se vidait alors de presque tous ses habitants. La plupart du temps il ne restait que ceux qui venaient de trop loin pour pouvoir rentrer chez eux et ceux qui ne voulaient pas rentrer chez eux.

 Pour Marie, rentrer c'était subir la même rengaine que d'habitude sur ses choix de vie. Une école d'art un petit copain d'une famille de nouveau riches etc etc etc etc … Presque dix ans plus tard ces paroles lui revenaient encore aux oreilles sans qu'elle put les en empêcher. Quand Elvis avait su qu'elle prévoyait de passer les fêtes seule dans le campus vide, il lui avait proposé de venir les passer chez son père.

 Charles était encore à la tête de ses différentes entreprises et partait souvent en voyage d'affaires. C'était le cas en cette fin d'année. N'ayant toujours étés que deux à la maison, les fêtes de noël n'avait vraiment de goût que lorsque José et sa femme les invitaient à dîner avec eux. Le reste du temps, chaque plat avait le goût du manque de Zelda pour Charles et Elvis ne voyait dans le grand sapin et l'abondance matérielle qu'une façon de remplir l'espace laissé par sa mère

 Ces fêtes passées ensemble avaient été les premières belles fêtes de leur vie. Un soir ils avaient fait l'amour Dans les combles, après avoir regardé Le Cercle des Poètes Disparus et arrêté SCREAM 2 en cours de route. Le joint qu'ils avaient fumé pendant le premier film rendant, pour une raison obscure, le second insupportable à Elvis. Ils en avaient alors fumé un second en se demandant où ils se voyaient dans dix ans, ce qui est une activité que chacun devrait pratiquer une fois dans sa vie avec son ou sa dulcinée.

 Marie, repensant à ce souvenir, se leva presque d'un bond pour filer à la cuisine.

 - Hé! Où tu vas comme ça ?

 Dans le tourniquet du meuble d'angle, la jeune femme dénicha ce qu'elle était venue chercher. Une petite boîte de bois rouge qui commençait à prendre la poussière.

 Elle ramena le coffret dans le salon où se trouvait toujours son mari, en train de resservir des shots de tequila. Il en renversa sur la table en voyant arriver cet artefact d'un autre temps.

 - Demandes, dit la jeune femme en levant la boîte au-dessus de sa tête, et tu seras exaucée.

 - Tu gardes ça depuis tout ce temps? Elle doit être super sèche maintenant.

 La dernière fois qu'ils avaient fumé remontait à plus de deux ans. Le jeune homme fut surpris quand à l'ouverture, l'herbe que contenait la boîte paraissait encore fraîche. Marie n'osa pas lui dire que Cassiopée et elle l'avait achetée quelques semaines plus tôt pendant une de leur soirée entre filles. Elle était pourtant sûre que peu lui importerait.

 Elle roula un joint pendant que son mari la regardait faire assis en tailleur sur le canapé. L'herbe exhalait une odeur forte et fruitée qui donna au jeune homme l'impression d'imprégner l'intérieur de sa cavité nasale. Marie aimait rouler. Elle trouvait que ça avait un air de rituel, et elle avait toujours voulu être une sorcière.

 Elvis en tout cas, était fasciné par l'expression qu'elle arborait lorsqu'elle se concentrait sur quelque chose. Elle prenait un air grave et son regard avait quelque chose de celui des fanatiques religieux lorsque leur foi les galvanise. Il avait longtemps cherché à percer ce qui le rendait si sensible à cette expression sans jamais réussir. Le charme semblait opérer au-delà des limites de sa compréhension.

 Marie enflamma son ouvrage avec une des longues allumettes qui servaient d'habitude à allumer l'énorme bougie anti-moustique qui trônait sur la table en teck rouge de leur terrasse. Elle s'approcha d'Elvis après en avoir tiré une bouffée pour frôler ses lèvres des siennes et qu'il aspire aussi de la fumée. Ils partagèrent plusieurs bouffées de la même façon, en les entrecoupant de longs baisers et de caresses, sentant l'excitation monter en douceur.

 Chaque contact entre leurs corps devint une invitation à aller plus loin, sûrs de leur désir. Mais parfois, tout ne se passe pas comme prévu.

 Cinq minutes plus tard, aucun d'entre eux n'aurait pu expliquer ce qui s'était produit. Affalés, épaule contre épaule, ils avaient finis par remettre à plus tard leurs projets sensuels pour s'absorber dans la contemplation d'un documentaire animalier hors d'âge et planant. Tels sont les aléas de la latte de trop ; ils ne se font généralement sentir que quand il est trop tard.

 Marie commençait déjà à émettre un léger ronflement. Elvis la porta jusqu'à leur lit pour s'étendre à ses côtés. Les vapeurs apaisantes de la ganja lui firent oublier la frustration des nuits passées séparés. Dans leur étreinte, elle avait l'impression qu'Elvis et elle ne formaient qu'un tout, chaud, brûlant au point que le monde autour semblait glacial.

 Peut-être que tous les esprits de l'humanité sont connectés entre eux à une forme de dimension parallèle. Là, les idées qu'ils charrient perpétuellement peuvent passer de l'un à l'autre sans avoir besoin d'être nommées ; Dans un dialogue qui ne se soucie pas des langues que nous connaissons.

 Peut-être aussi que ce n'était qu'un hasard si Elvis aussi ressentait la même chose qu'elle. Surtout en ce qui concernait le passage sur le monde glacial.

 Une multitude d'idées qui ne lui appartenait pas tourbillonnaient dans sa tête sans trouver de point d'ancrage. Le jeune homme était le spectateur impuissant de cet immense maelstrom, qui engloutissait tout et lui donnait le tournis.

 Il ouvrit grand les yeux et prit une profonde inspiration. Par tous les moyens, se raccrocher à la réalité. À Marie et sa chaleur.

 Lutter contre le tourbillon fut plus facile qu'il ne l'aurait cru. Il lui avait suffit de se laisser aller à l'hébétement que l'insomnie faisait peser sur lui.

 Ne plus lutter, c'était justement permettre au tourbillon de s'effacer. Comme mettre un voile sur une cage pleine d'oiseaux et regarder leurs ombres à contre-jour.

 Mais à mesure que le temps passait et que les effets de la drogue s'estompaient, Elvis commençait à ressentir le même inconfort que lorsqu'il restait trop longtemps au lit pendant les vacances. Il s'était réveillé de sa torpeur et l'inaction lui faisait sentir trop clairement le temps passer.

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 Il se leva vers quatre heures du matin pour aller fumer dans le garage, assis comme un équilibriste sur une pile de cartons. C'était ces cartons de vieux trucs qui ne trouvent plus leur place nulle part, mais dont on ne se sépare pas. Ou pas avant longtemps. La récompense des anciens compagnons de tous les jours pour service rendu au quotidien.

 Alors qu'il était dans le garage une seconde plus tôt, il se retrouva dans un immense lac d'eau trouble. Il avait toujours la cigarette au bec et ne semblait pas vraiment s'étonner de se trouver là. Marie et Tenait Charlie dans ses bras sur la rive. Il se sentait bien.

 Quelque chose fit bouger l'eau entre ses pieds. Tous les muscles et les nerfs de son ventre commençaientàsecontracter dans une forme d'appréhension qu'il ne savait pas se figurer. Une forme floue, vaguement humaine, tendait ses bras vers lui depuis la surface.

 Il sursauta, tomba de la pile de cartons en l'entraînant dans sa chute. Son corps tout entier, des chevilles au torse vibrait de la même sensation que son ventre quelques secondes plus tôt. Même sa nuque en était parcourue. Il ne ressentit pas tout de suite la cigarette qui lui brûlait la peau, suspendue dans la chute au creux d'un pli de son t-shirt.

 - Putain fais chier, dit il en la faisant tomber par terre.

 Elvis pouvait sentir une sueur froide couler le long de son dos. Il s'adossa au mur, secoué.

 - Mais qu'est-ce qui cloche chez toi à la fin ? Se demanda-t-il une main sur le front. Mais qu'est-ce qui cloche chez toi ?


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