Partie 1

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  Il était une fois, dans une contrée lointaine dissimulée par-delà des montagnes pas très hautes, une princesse dénommée Mathilde. On disait d'elle qu'elle était la plus belle femme ayant jamais vu le jour. Ses cheveux chocolat, riche de mille nuances, ondulaient dans son dos avec la légèreté d'une plume qui choit depuis le ciel. Le bleu de ses grands yeux, doté de délicates teintes de gris et souligné par des longs cils charbonneux, ressemblait en tout point à la couleur d'une apatite. Un léger hâle naturel faisait ressortir l'éclat de son doux sourire et lui conférait une pointe d'exotisme des plus exquises. Quant à sa silhouette élancée, l'arrondi de ses courbes était si parfait, en particulier celui de son royal séant, qu'elle en était devenue la personnification de la féminité.

  La beauté de la princesse Mathilde était telle qu'elle avait été déclarée huitième merveille du monde. Lorsqu'elle fut en âge de s'unir, princes, rois et empereurs accoururent des quatre coins de la Terre pour la courtiser et lui demander sa main.

  D'aucun aurait cru que la belle Mathilde n'aurait que l'embarras du choix parmi cette multitude de prétendants. Hélas, pour une raison que tous ignoraient, après une journée en compagnie de la jeune femme, tous ces hommes, quel qu'il fût, quittaient le palais sans avoir fait la moindre proposition.

  L'incompréhension la plus totale ne tarda pas à se propager dans l'ensemble du royaume Sansnom. Comment ces hommes pouvait-il délaisser les uns après les autres si belle femme ? Cela n'avait aucun sens. Alors que tous s'interrogeaient sur ses départs aussi incessants que précipités, un bruit finit par gagner la population : depuis les couloirs du palais, on racontait qu'un effroi sans fond habiterait le regard de chaque prétendant à la sortie des appartements de Mathilde et qu'il les accompagnerait jusqu'à leur montée en voiture.

  Une vague de rumeurs accompagna et amplifia la propagation de ce murmure. Une telle peur... La princesse était-elle victime d'un maléfice qui la changeait en une horrible femme durant la nuit ? Ou peut-être en créature inhumaine ? Mais dans ce cas, pourquoi aucun prince ne la délivrait de se sort ? Il ne suffisait que d'un baiser...

  En vérité, la magnifique Mathilde – surnommé Mama, pour les intimes – ne souffrait d'aucun sortilège. Elle avait simplement la faucheuse habitude de lâcher des putains de rots. Ces parents avaient essayé d'endiguer cette mauvaise manie, en vain, et les hommes s'enfuyaient en courant lorsqu'ils le découvraient. Il faut dire que ses éructations étaient si puissantes que les murs des pièces où elle se trouvaient tremblaient sous leur violence. Elles auraient même réveillé un mort, une fois.

  Mathilde désespérait un peu plus après chaque départ. Elle comprenait que sa fantasy fût surprenante, mais tout de même ! Ce n'était pas la mer à boire. N'y avait-il pas un homme pour l'accepter ainsi, avec ses atouts et ses défauts ? Fallait-il vraiment qu'elle ne soit que cette princesse parfaite dont le monde entier ventait la splendeur et la vénusté ?

  Non, il devait bien y en avoir un – au moins un ! – que sa faculté à produire des séismes quand elle buvait ou mangeait trop vite ne rebuterait pas. Elle refusait de croire le contraire.

  Mama continua donc de se comporter comme elle l'avait toujours fait. Les prétendants, quant à eux, continuèrent à se présenter aux portes du palais, de plus en plus nombreux, puis à repartir aussi vite qu'ils n'étaient arrivés. Jusqu'au jour où Mathilde se fracassa le nez.

  Aucun signe précurseur n'avait précédé la tragédie. En cette chaude journée d'été, les oiseaux chantaient, le doux parfum des fleurs embaumait l'air, une brise légère apportait un vent de fraîcheur des plus appréciables. Tous les éléments étaient rassemblés pour profiter d'une balade dans les jardins royaux. La princesse avait toutefois préféré saisir cette occasion pour faire du trampoline, une autre hérésie qui faisait pleurer de désespoir ses parents. Bonté divine, à chaque fois qu'elle redescendait, ses jupons se soulevaient et dévoilaient ses jambes ! Et ses nouveaux prétendants qui devaient arriver d'ici peu ! Comme toujours, ils tentèrent de la faire redescendre de son tremplin, mais la jeune fille refusa et leur montra plutôt ses nombreuses prouesses : elle monta haut dans le ciel – la reine pâlit –, toucha la pointe de ses pieds dans les airs en réalisant le grand-écart – sa mère s'étrangla –, exécuta des saltos – le roi dû soutenir sa femme...

  Arriva donc, ce qui devait arriver : au moment où Mama se roulait en boule pour accomplir une nouvelle pirouette aérienne, son genou percuta avec violence son visage et un horrible craquement retentit.

  Les meilleurs médecins de la Terre furent rassemblés pour soigner la fracture de la huitième splendeur du monde et la princesse resta des heures, des jours, même des semaines entre leurs mains. Sans succès. La princesse était à jamais défigurée : l'arrête de son nez, autrefois si droite, si noble, était à présent légèrement – très légèrement – tordue.

  C'en était fini de Mathilde. Pas de manières gracieuses, plus de beauté ! Les hommes ne prendraient désormais même plus la peine de venir la rencontrer s'ils avaient vent de son état. Elle allait finir vieille fille, entourée de chats !

  Incapables de voir un tel déshonneur s'abattre sur la famille, le roi et la reine décidèrent d'envoyer leur fille dans une maison de campagne, où elle passerait le reste de son existence seule, à l'abri des regards.

  Mathilde accepta de s'y plier sans trop rechigner. Bien sûr, la peinait un peu, mais ce maigre chagrin était complètement occulté par les perspectives que cette nouvelle vie lui offrait. Seule, elle n'aurait plus à faire attention à sa façon de se comporter, de s'exprimer ; elle pourrait s'adonner à ses passions, le tricot et la couture, sans être jugée et traitée de Mémé Mathilde ; elle n'aurait en outre plus à contenir ses rots ! Les gardes risquaient aussi d'être moins nombreux là-bas, ce qui lui donnerait peut-être l'occasion de leur filer entre les doigts pour découvrir le monde. Elle en avait toujours rêvé mais ses parents l'avaient cloîtrée au palais, de peur qu'elle ne se blessât et n'éméchât sa beauté.

  Oui, vraiment, cet exil n'était pas une si mauvaise chose, en fin de compte.

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