Chapitre 31 (deuxième partie)

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Note de l'auteure : passages difficiles...

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Inverier, 16 avril 1746

Il était écrit que je ne fêterais pas mon trentième anniversaire en présence de mon frère, ce à quoi je m'étais résolue de longue date. Mais je ne pensais pas non plus que ce jour, mon époux serait absent. Et que ce jour serait aussi celui qui me verrait passer du statut d'épouse à celui de veuve. Mais, en ce tendre matin d'avril, alors que les doux rayons du soleil éclairaient le loch et les montagnes alentours, nous étions encore ignorants du drame qui allait se jouer plus au nord, à Culloden.

Au fil des semaines, Kyle avait repris des forces. L'hiver s'était étiré loin jusqu'à la fin mars. Le jour de l'anniversaire de Kyrian, il y avait encore de la neige assez bas sur la montagne et les chemins étaient toujours gelés. J'étais descendue néanmoins, seule, à cheval jusqu'à la grève. Le ciel était bas, la brume remontait de la mer et le soleil ne parvenait pas à percer. Je m'étais rendue jusqu'à l'endroit où Kyrian m'avait conduite pour m'offrir la bague de sa grand-mère et de sa mère. J'étais restée là un moment, à contempler les eaux calmes du loch dont je ne pouvais que deviner la rive en face. Toutes mes pensées étaient tournées vers lui. J'espérais que l'hiver n'avait pas trop affaibli les forces jacobites, qu'il restait suffisamment d'hommes pour mener le combat, que l'espoir n'avait pas abandonné les fils des Highlands. Le printemps leur permettrait-il de reconquérir aisément le terrain perdu ? Mais ce printemps, quand il arriverait, emporterait aussi avec lui ceux qui avaient passé l'hiver chez eux.

Comme Kyle.

Et je ne pouvais m'empêcher d'avoir de sombres pressentiments.

On me fêta mon anniversaire simplement. Madame Lawry s'était démenée, aidée par Clarisse et Jennie. Je n'avais pas eu le droit d'entrer dans la cuisine, mais quand les plats défilèrent devant moi, j'eus bien du mal à les goûter. Ma gorge était nouée, je n'avais pas d'appétit. Je luttai cependant pour leur faire honneur et les remercier de leur gentillesse et de leurs attentions. Mais, en ce jour du 16 avril 1746, seuls mes enfants parvinrent un tant soit peu à m'apporter de l'apaisement.

**

Les nouvelles de la défaite de Culloden nous parvinrent assez vite. Ce fut un petit détachement d'hommes du clan de Caleb qui arriva un soir, fin avril, porteurs des mauvaises nouvelles. Je voulus les faire dormir au château, mais ils refusèrent : ils voulaient gagner Skye au plus vite pour informer Manfred de ce qu'il était advenu. Nous les laissâmes donc repartir, mais déjà, Kyle avait le visage fermé et sombre. Dès le lendemain, il voulut partir vers la vallée du Ness, pour tenter de retrouver des nôtres et, si possible, Kyrian et Hugues. Il était persuadé qu'ils avaient pu réchapper du massacre, car aucun des hommes de Skye ne les avaient vus tomber. Ils savaient simplement qu'ils avaient combattu aux côtés de leur chef, Caleb, et de Dougal Gordon. Mais si l'un d'entre eux avait simplement aperçu la dépouille de Caleb, il n'avait en revanche pas vu celle des autres. Dans la pagaille qui avait suivi la bataille, chacun s'était échappé comme il avait pu. Il fallait donc espérer, encore, que Kyrian et Hugues avaient eux aussi pu fuir.

La nouvelle de la mort de Caleb nous attrista cependant beaucoup et nous confiâmes aux quatre hommes de transmettre toutes nos pensées et notre affection à Iona, Craig, Elisabeth et Manfred, ce qu'ils promirent de faire.

Ce fut un miracle ou presque qui retint Kyle de partir. Il s'était mis à pleuvoir fort ce matin-là et le vent soufflait avec une grande violence depuis la mer. Même les eaux pourtant habituellement si calmes du loch moutonnaient. Il décida de reporter son départ après le passage de la tempête. Mais il ne partit pas, car d'autres réfugiés se présentèrent à nous, et non des moindres. Déguisé en simple paysan, escorté par des hommes du clan Cameron, Bonnie Prince Charlie vint nous demander l'asile. Les Anglais étaient à ses trousses et il voulait à tout prix rejoindre l'île d'Eriskaig ou celle de Mull où un bateau français devait venir le chercher.

Un instant, une prémonition faillit me faire refuser cette demande, et accepter seulement de donner un peu de nourriture et d'autres habits aux fuyards. Mais je me dis que Kyrian aurait accordé plus au jeune prétendant. Ils demeurèrent donc trois jours à Inverie, le temps de prendre un peu de repos et d'espérer quelques nouvelles en provenance de leurs alliés. Les nouvelles n'arrivant pas, ils décidèrent de repartir.

Et je vis avec soulagement s'éloigner alors ce jeune homme dont l'absurde combat allait plonger les Highlands dans la violence, la misère et la douleur pour de nombreuses décennies. Il pourrait s'enfuir, lui, mais ceux qui l'avaient suivi, ceux qui avaient cru en son rêve, n'auraient aucune échappatoire. Cumberland le boucher allait pouvoir se déchaîner.

Et plus d'une fois, au cours des mois à venir, j'allais me dire que mon si beau pays, ses hommes si courageux, ne méritaient vraiment pas la terreur qui allait s'abattre sur eux. Il pouvait bien être à Paris ou à Rome, ce jeune prince ! Il n'avait plus cure de ceux qui souffraient en son nom, de ceux qui mouraient en son nom. Il n'avait plus cure de ces familles déchirées, de ces enfants affamés, de ces femmes violées. Il n'avait plus cure de ces fermes incendiées, de ce bétail abattu, de cette terre brûlée.

Les Highlands et l'Ecosse n'existaient plus pour lui. Mais nous, nous allions devoir subsister.

Malgré tout.

**

Vers la fin du mois de mai, quelques jours après le départ du prince et de sa petite escorte vers un destin dont nous resterions dans l'ignorance durant de longues années, une sinistre colonne de soldats anglais se présenta à Inverie. Nous les avions vus arriver de loin et Jennie avait supplié Kyle et Lorn de se cacher. Ils s'étaient alors enfermés dans un recoin que nous avions aménagé dans la réserve, sous la cuisine. Beaucoup de châteaux écossais possédaient ce genre de cachette et plusieurs Jacobites y avaient trouvé refuge. Alex demeura avec nous, disant que ce ne serait pas à un vieil homme comme lui, incapable de se battre, que l'on pourrait s'en prendre. Ses propos ne me rassurèrent pourtant pas, surtout quand, voyant les cavaliers franchir notre porte, je l'entendis me murmurer à l'oreille :

- Oh, non... Pas Luxley...

Jennie qui tentait de retenir les garçons poussa un long gémissement en entendant ce nom haï et je ne pus m'empêcher de frissonner. Sans me retourner, je dis :

- Jennie, va te cacher avec les enfants. Restez dans la cuisine. Prends le pistolet qui est dans ma coiffeuse. Kyrian me l'avait laissé.

Elle obéit sans rien dire et je sentis son regard dans mon dos alors qu'avec Alex, je me dirigeai vers la porte d'entrée pour accueillir nos visiteurs.

Luxley n'était plus le fringant capitaine qui avait sévi ici trente ans plus tôt, mais un homme déjà âgé. Néanmoins, comme il avait toujours été actif, s'entraînant durement avec ses hommes, il était encore alerte et affichait toujours la même attitude dédaigneuse et autoritaire, attitude certainement encore renforcée par la certitude de faire partie du clan des vainqueurs. Il ne daigna pas même nous saluer alors que nous attendions au pied de l'escalier. Il était descendu de cheval, comme trois de ses hommes, et s'avançait vers nous.

- Je voudrais voir le laird d'Inverie, dit-il avec fermeté.

- Je suis Lady d'Inverie, répondis-je. Mon mari est absent. Il a dû se rendre chez ses cousins de Skye. Son oncle est au plus mal.

J'avais, de longue date, préparé cette excuse pour le cas où quelqu'un viendrait demander après Kyrian.

- Tiens donc ? Ne serait-il pas plutôt parti escorter Charles l'usurpateur ?

- Vous vous méprenez, répondis-je calmement. Mon mari n'a rien à faire avec cet homme.

- Pourtant, je suis persuadé qu'il a rejoint l'armée jacobite. Votre mari vous ment s'il vous a fait croire être sur Skye !

J'avais compris la manœuvre : il cherchait à me mettre en colère. Son visage froid et dur était celui d'un homme aguerri aux joutes verbales, aux manipulations onctueuses pour faire parler les prisonniers, leur faire avouer des crimes qu'ils n'avaient pas commis. Mais j'avais connu, durant toute mon enfance et mon adolescence, un visage maternel peu démonstratif. Luxley n'aurait pas la partie facile avec moi.

- J'ignore qui vous a raconté cette fable concernant une participation de mon époux à la rébellion. Je vous jure sur la tête de mon enfant à venir que c'est faux, dis-je avec aplomb en portant ma main à mon ventre.

J'avais gardé quelques rondeurs de mes précédentes grossesses et je pouvais faire croire être enceinte de trois à quatre mois.

Luxley eut un petit sourire en coin.

- Très bien. Puisque vous ne voulez pas me dire où il se trouve, et bien, je vous emmène avec moi et il viendra vous chercher ! Ainsi, je suis certain de pouvoir lui parler. Emparez-vous d'elle ! lança-t-il en faisant un geste du bras à l'adresse des hommes qui l'entouraient.

Alex voulut aussitôt s'interposer en se plaçant entre moi et les hommes, mais Luxley le gifla avec violence et il tomba à terre. Il sortit alors son pistolet et le pointa en direction de son visage.

- Tiens-toi tranquille, vieillard ! J'ai la gâchette facile ! Et vous ! Lady d'Inverie...

Il mit beaucoup de morgue à prononcer mon nom.

- ...vous allez venir bien gentiment avec nous, sinon, j'abats cet homme !

J'avais lutté contre les soldats, mais leurs poignes me tenaient fermement. Sans que je puisse faire le moindre geste, ils me menèrent vers les chevaux et l'un d'entre eux me jeta sans ménagement en travers de sa monture. Un autre me saisit les mains et les noua avec une corde. Je me retrouvai la tête en bas, contre l'encolure du cheval, les jambes pendant de l'autre côté.

- Laissez-la ! supplia Alex encore à terre.

- Tu as dit deux mots de trop, vieux gredin !

Et le coup de pistolet partit aussi sec. Je fermai les yeux et réprimai un hurlement au fond de ma gorge. Je devais penser aux enfants et à Jennie. Je devais les protéger au mieux, faire partir Luxley d'ici afin qu'ils puissent se mettre à l'abri. Et je priai très fort pour qu'aucun des enfants n'ait assisté à la scène et que Kyle et Lorn restassent cachés dans leur abri.

Luxley remonta aussitôt en selle et donna le signal du départ. Alors que le soldat qui menait le cheval sur lequel je me trouvais faisait faire demi-tour à sa monture, j'aperçus le corps sans vie, le visage sanglant d'Alex. Les larmes me montèrent aux yeux et je fis les premières lieues aveuglée par le chagrin.

**

Je mis un peu de temps à me rendre compte de la direction que nous prenions. Avant la fin du jour, nous étions à Glenfinnan, à l'endroit-même où, l'été précédent, les clans avaient rallié Charles Stuart. Aujourd'hui, il n'y avait plus de fiers Highlanders, il n'y avait plus les belles couleurs des tartans se mêlant sur les herbes folles, il n'y avait plus de joueurs de cornemuse appelant au rassemblement et à la révolte. Il n'y avait que le silence et un vent sifflant sur la lande, porteur de bien mauvais esprits.

Luxley décida de s'arrêter près d'un ruisseau et un campement fut rapidement dressé. Toujours entravée sur le cheval, je fus violemment jetée à terre et poussée d'un coup de botte dans le dos contre un rocher. Là, le soldat me redressa et je pus m'appuyer contre la roche. La pierre me sembla moins froide que les regards qui me jaugeaient.

Les soldats préparèrent un feu, un rapide repas, puis un tour de garde fut instauré. On me donna un peu à manger et à boire, et on me jeta une couverture pour la nuit. Je dormis à même la terre encore humide des récentes pluies.

Je fus tirée d'un mauvais sommeil par une poigne puissante. Ma joue était marquée par l'herbe sur laquelle j'avais dormi et je frissonnai dans mes vêtements humides. J'eus droit à un autre bol de soupe chaude pour tout déjeuner, avec un petit morceau de pain, sans doute le plus sec qu'ils avaient avec eux. Puis nous repartîmes rapidement. Luxley n'aimait pas perdre son temps.

Ce fut en début d'après-midi que nous atteignîmes le sinistre Fort William.

Nous entrâmes à cheval dans la cour. J'avais voyagé de la même façon que la veille et m'étais efforcée de garder mon maigre petit déjeuner dans mon estomac, sans vomir contre le garrot du cheval. J'avais souvent fermé les yeux, me concentrant sur son lent balancement.

Le fort avait été construit sur une pointe rocheuse, s'avançant au-devant des eaux du Loch Linnhe. Il était ainsi difficile de le prendre d'assaut par au moins trois de ses côtés. D'une certaine façon, sa configuration rappelait celle d'Eilean Donan, mais son allure n'avait pas l'élégance du château de Brian MacKenzie, ni sa prestance. Il avait une forme allongée et à l'une des pointes se dressait une haute tour. La cour intérieure du fort était ceinte par les murailles principales. En son milieu se dressait un sinistre gibet. Les écuries étaient sur un autre côté.

On me fit descendre du cheval moins violemment que la veille au soir et le soldat qui se trouvait à mes côtés m'aida à rester debout le temps que je retrouve mon équilibre, puis, toujours entravée aux mains, je fus conduite à l'intérieur, dans une petite pièce qui ressemblait à un salon ou à un bureau. Un feu y était allumé et le soldat qui m'escortait m'invita à m'asseoir dans un des deux fauteuils, mais il ne dénoua pas mes liens.

Je demeurai seule quelques minutes. Mon regard fit le tour de la pièce, et je n'y vis rien d'encourageant, mais rien d'inquiétant non plus. Puis mes yeux se reposèrent sur mes bras, mes mains. Ma jupe était sale et défraîchie, mais rien d'affligeant non plus. Par contre, je devais être très décoiffée et j'aurais aimé pouvoir repousser un peu les mèches de mes cheveux derrière mes oreilles, mais j'étais toujours entravée. Je fixai finalement mes mains, mon regard s'attarda sur mes bagues. Je portai mon alliance à mes lèvres, percevant ainsi les fines gravures des chardons. Je fermai les yeux, pensant très fort à mon amour absent. Une fraction de seconde me fut accordée durant laquelle je revis cet instant où il l'avait passée à mon doigt. Je revis l'éclat merveilleusement heureux de son regard. Et mon cœur se mit à battre plus fort et plus courageusement.

Je reposai alors mes mains sur mes cuisses, essayant de ne pas blesser mes poignets avec la corde rêche. La bague de Soa lançait de doux reflets et ses dessins me rappelèrent combien elle était ancienne, combien de femmes l'avaient portée et ce, depuis des temps lointains. Sans doute ces femmes avaient-elles connu, comme moi, des moments de bonheur fou et des épreuves terribles. Sans doute certaines étaient-elles mortes dans la douleur et la peine, d'autres dans la sérénité. Mais toutes, j'en étais certaine, avaient fait front avec courage et, à travers cette bague, elles me léguaient un peu de cette force.

Et j'allais en avoir bien besoin car si, peu après, je me retrouvai face au commandant du Fort, il ne daigna pas rester plus d'une minute en ma compagnie. Luxley se trouvait avec lui et il lui dit simplement :

- Faites-la parler. Je veux mettre la main sur ce maudit prince !

Et il tourna les talons, me laissant seule avec Luxley.

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