Chapitre 31 (première partie)

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Inverie, février 1746

Nous avions vu revenir, par un froid midi de février, toute une petite troupe. C'était un villageois qui était venu nous prévenir, un rien en alerte. En effet, par-delà les collines, on voyait s'avancer des hommes. Leurs silhouettes se détachaient sur la neige qui couvrait les flancs des collines.

- Ce sont des Highlanders, me dit Roy d'un ton assuré. Je vois bien leurs kilts, mais je n'arrive pas encore à voir leurs couleurs.

- Ils ont certainement éliminé toutes ces mauviettes anglaises ! lança Gowan avec assurance.

- Maman, tu crois que papa est avec eux ? me demanda Tobias avec un ton légèrement inquiet.

- Nous verrons. Je l'espère.

Depuis leur départ, les nouvelles avaient été parcellaires. Nous avions appris la chute d'Edimbourg et la victoire de Prestonpans assez vite après qu'elles s'étaient produites, mais, par la suite, nous étions restés longtemps ignorants de ce qui se passait. Nous ne savions pas du tout où se trouvait notre armée. Ces hommes qui s'avançaient et maintenant s'engageaient le long du loch Nevis allaient certainement être porteurs de nouvelles.

Debout à mes côtés, Jennie, Clarisse, Madame Lawry, Alex Gordon et Lorn, scrutaient en silence la troupe, cherchant des yeux des silhouettes connues. Aucun des hommes n'allait à cheval, ce qui, quand je le constatai, me fit serrer le cœur d'inquiétude : était-ce à dire que ni Kyrian, ni Kyle, ni Hugues, ne figuraient parmi eux ? On devina cependant assez vite qu'il y avait deux carrioles au milieu des marcheurs.

Les enfants étaient excités et déjà les garçons étaient montés sur le muret entourant la cour, dans l'espoir d'être plus hauts et de mieux voir. Je décidai alors de faire descendre tout le monde au village pour aller à la rencontre de la petite troupe.

Ne tenant plus en place, Roy et Gowan avaient filé au-devant d'eux. Je vis un des hommes de tête saluer avec respect mon fils et échanger quelques mots avec lui. Puis, bien vite, ils arrivèrent à notre hauteur. Ce fut à ce moment-là que j'aperçus la tête de Kyle, dépassant du rebord de la première carriole. Et je ressentis un soulagement certain à l'idée que lui au moins était vivant, même s'il était certainement blessé pour voyager ainsi.

Jennie l'avait vu aussi et avait abandonné toute retenue. Relevant un peu ses jupes, elle avait couru vers la carriole que le cocher avait mise à l'arrêt en la voyant approcher. Elle prit la tête de Kyle entre ses mains et l'embrassa longuement. Et déjà Ervin se précipitait à sa suite, grimpant aux côtés de Gowan pour étreindre leur père à son tour.

- Kyle ! gémit Jennie quand il desserra un peu son étreinte. Tu es vivant ! Et Kyrian ?

- Il l'est aussi. Il continue le combat, moi... je n'étais plus bon à rien.

Elle s'écarta un peu et prit alors conscience que son homme avait été sérieusement blessé. Mais déjà, il minimisait les choses à sa façon et la rassurait :

- Un mauvais coup d'épée. Ca se guérit. On a pris soin de moi, mais je ne peux plus monter à cheval pour l'instant. C'est pour cela que j'ai voyagé allongé. J'arrive à me tenir debout, un peu, même si je boitille encore. Je vais pouvoir faire danser Héloïse.

Je m'étais approchée à mon tour et j'avais entendu leur premier échange. Je poussai un soupir de soulagement en apprenant que Kyrian était toujours en vie. A ce moment, un des hommes qui menaient la troupe s'avança vers moi.

- My lady, my laird m'avait confié la direction de notre groupe. Il est resté avec Hugues et quelques-uns d'entre nous, dont le frère de Lorn. Ils ont rejoint les hommes de Skye. Nous, il voulait qu'on rentre ici. Qu'on retourne dans nos villages et avec nos familles, au moins pour l'hiver. Au printemps... S'il le faut, nous repartirons.

- Bien, dis-je simplement. Merci d'avoir veillé sur Kyle. Vous allez pouvoir prendre un peu de repos ici avant de repartir chez vous, les uns et les autres.

- Quelques-uns ont coupé par la montagne, pour rentrer à Barrisdale.

- Je comprends. Mais ne nous attardons pas au-dehors, il ne fait pas chaud et vous avez marché depuis longtemps. Et certains d'entre vous ne sont pas encore arrivés chez eux. Il y aura de la place pour tous au village ou au château.

- Merci, My lady.

L'homme s'inclina légèrement. Je me souvenais de l'avoir vu avant le départ et aussi lors d'une précédente collecte. De mémoire, il était originaire du village d'Inverguseran, juste en face de l'île de Skye. Je l'invitai à nous rejoindre au château quand tous seraient installés.

Alex avait déjà entamé une discussion avec plusieurs femmes du village pour organiser l'hébergement des hommes, et ils furent seulement trois à nous rejoindre au château pour y passer la nuit. Bien vite, Madame Lawry retourna à sa cuisine et alors que les enfants, tout contents, grimpaient dans la carriole aux côtés de Kyle pour retourner jusque chez nous, je demeurai un moment avec Alex et Lorn au village pour m'assurer que chacun y trouverait gîte et couvert. Les hommes, même s'ils affichaient le sourire heureux de ceux qui s'en reviennent chez eux, étaient amaigris et leurs vêtements avaient souffert des rigueurs de l'hiver et des longues heures de marche. Je n'osais imaginer dans quelles conditions ils avaient vécu au fil des semaines et j'espérais bien que Kyle accepterait de répondre à mes questions.

**

A peine revenus au château et alors que Lorn s'activait à faire une belle flambée et que, déjà, de bonnes odeurs arrivaient depuis la cuisine, j'aidai Jennie à s'occuper de Kyle. Sa blessure était propre, mais assez profonde. Il nous expliqua avoir été soigné à Inchree où leur petit groupe s'était arrêté durant plusieurs jours, bloqué par une tempête de neige. Kyrian, Caleb et leurs hommes étaient déjà plus loin vers le nord-est, leur groupe s'étant séparé lors de la traversée des Rannoch Moor, eux se dirigeant vers la mer, et les soldats poursuivant vers le nord, en longeant les flancs est du massif du Ben Nevis.

Alors qu'on lui refaisait des pansements propres, je pus aussi constater qu'il avait comme perdu en musculature. Il me paraissait amaigri, ce que Jennie me confirma en lui posant la question :

- Est-ce à cause de ta blessure ou parce que vous avez manqué de nourriture que tu as maigri ?

- Les deux, ma chérie, répondit-il. Et encore, on n'était pas les plus à plaindre... Kyrian avait réussi à faire un plein d'orge et de légumes, peu avant qu'on se sépare, et les hommes avaient tué quelques bêtes en traversant des bois. Mais bon...

- On va te requinquer, ici.

Il lui sourit, puis l'attira vers lui et l'embrassa fougueusement. Je baissai la tête, pour ne pas montrer mon inquiétude pour ceux qui se trouvaient encore en chemin, loin de nous, loin de tout. Puis la question de Kyle me fit frissonner :

- Où est le petit, Jennie ? C'est une fille ? Un garçon ?

Elle s'assit sur le bord du lit, le regarda courageusement :

- Elle est morte à la naissance, peu après votre départ.

- Et tu ne m'as pas fait revenir ?

- Je n'étais pas en état de faire quoi que ce soit, dit-elle. J'ai mis des semaines à m'en remettre, j'étais...

Elle secoua la tête avec tristesse. Elle avait tant souffert ! Kyle leva les yeux vers moi et je poursuivis :

- Nous avons fait tout ce que nous avons pu, Madame Lawry, Clarisse et moi. La mère de Lorn est même venue nous aider. Le bébé était mal placé pour sortir. C'est un miracle que Jennie ait survécu.

Il reporta son attention vers sa femme, serra les mains fines entre ses grandes paluches.

- On en refera un autre.

- Je ne crois pas. Je crois que je ne pourrai plus en avoir.

Kyle me lança un regard interrogateur. Je déglutis et hochai la tête à l'affirmative, incapable de dire le moindre mot pour confirmer les dires de Jennie. Puis je pris une profonde inspiration et je me dirigeai vers la porte :

- Je vais voir si Clarisse et Madame Lawry n'ont pas besoin d'aide en cuisine.

Je voulais les laisser seuls un peu, pour parler de tout cela et leur permettre de se retrouver tous les deux, avant que les enfants n'accaparent leur père et que l'on ne passe à table.

**

Au cours de ce repas, il fut bien difficile d'interrompre les enfants qui ne cessaient d'interroger Kyle et nos trois invités. Ils voulaient tout savoir de la campagne jacobite, des combats. Ils voulaient tout savoir de Bonnie Prince Charlie, si leurs pères s'étaient battus à ses côtés, si les Anglais avaient fui comme des mauviettes. Sans doute Kyle embellit-il un peu son récit, notamment celui de la bataille de Prestonpans. Assise dos au feu, je l'écoutai avec un certain plaisir, mais en silence. J'essayai de démêler autour de ses enjolivements, ce qui relevait vraiment de la vérité.

Malgré son affaiblissement, et sans doute revigoré par le repas, la chaleur familiale et les bons soins de Jennie, il eut la force de sermonner les enfants pour qu'ils aillent se coucher. Roy râla un peu pour la forme, Gowan beaucoup moins. Je pouvais comprendre leur excitation : le retour de Kyle à la maison ramenait non seulement une présence masculine, une autorité paternelle, mais aussi un certain merveilleux.

Après avoir embrassé ma fille et l'avoir bordée - les garçons n'ayant plus tellement envie que je le fasse, même si Tobias me le demandait encore de temps en temps -, je retournai dans la grande salle. Nos invités s'étaient retirés, mais Kyle était encore là, assis dans un grand fauteuil, avec Lorn et Alex. Le feu ronflait toujours, et je me dis que l'un des deux hommes avait dû remettre quelques bûches.

Je m'assis avec eux et Alex me tendit un petit verre de whisky qu'il avait servi à mon intention. Je l'acceptai volontiers, en bus une première gorgée, puis je dis en regardant mon beau-frère droit dans les yeux :

- Dis-moi la vérité pour Kyrian, Kyle. Comment va-t-il ? Quelle est son humeur ? A-t-il de l'espoir en ce combat ?

- Oui. Je pense qu'il en a toujours, même si l'hiver est dur et que le retour en Ecosse n'a pas été facile. Nous étions proches de Londres quand nous avons fait demi-tour. Je ne suis pas un fin stratège, mais je pense que nous aurions dû continuer. D'autres pensaient qu'il valait mieux se replier, car il y avait encore deux fortes armées anglaises capables de nous prendre en tenaille. Et on ne peut pas dire que les Anglais étaient très enthousiastes à l'idée de remettre un Stuart sur le trône, du moins, c'est ce que j'en ai compris lors d'une discussion que nous avons eue avec Caleb et Lord Cameron. Il fait partie de l'état-major de Charles, il est donc au courant d'un certain nombre de choses, de décisions. C'est avec lui et ses hommes que nous avons combattu. Il est un des rares à pouvoir insuffler un semblant de discipline. Ce n'est pas que les Highlanders soient de mauvais combattants, simplement...

- Crier comme des sauvages au son de la cornemuse et ruer à travers le champ de bataille est une technique comme une autre, intervint Alex.

- Oui. Et les résultats sont là, dit Kyle. Mais les Anglais, si nous sommes parvenus à emporter la victoire, savent aussi se battre et pas comme nous. En terrain plat et dégagé, sans l'effet de surprise comme à Prestonpans, nous pouvons être vaincus.

- Tu crains ce genre de bataille ? demandai-je.

- Si nous manoeuvrons bien et les poussons à la faute, comme à Falkirk, tout reste possible. A condition aussi que les hommes soient bien nourris, qu'ils aient repris des forces. Une bonne intendance fait parfois toute la différence dans un combat, ton frère le savait bien.

- François était toujours soucieux de vous, oui, vous me l'avez assez souvent répété.

- Et Kyrian a le souci des siens comme François l'avait de nous, je peux te l'assurer, Héloïse, me dit Kyle avec une certaine ferveur.

- Je n'en doute pas. Mais dis-moi comment va-t-il, lui ? Tu me parles du combat, du prince, des hommes, mais lui ?

Il hocha la tête, but une bonne lampée et me dit :

- Il va bien. Il n'a pas été blessé et s'est battu comme un lion quand il le fallait. Il agit en chef. Hugues n'a pas été blessé non plus, à peine une estafilade à Prestonpans. Il veille sur Kyrian.

Je soupirai. La présence d'Hugues avec Kyrian me rassurait un peu.

- Crois-tu que le combat sera long, encore ?

- Dieu seul le sait, Héloïse. Dieu seul le sait.

Je ne dis rien, reportai mes yeux vers les flammes qui dansaient dans le foyer. Puis je finis mon verre et me levai. Souhaitant une bonne nuit aux trois hommes, je regagnai ma chambre. Si j'étais heureuse pour Jennie et Kyle qui se retrouvaient, je savais déjà que mon lit me paraîtrait encore plus froid que les nuits précédentes, que toutes ces nuits depuis le départ de Kyrian.

**

Je mis un peu de temps à m'endormir, ne cessant de repasser dans mon esprit toutes les nouvelles rapportées par Kyle. Ce fut un petit grattement à ma porte qui me tira de mon sommeil, alors que j'avais l'impression de m'être à peine assoupie. Je me levai et ouvris : c'était Lowenna.

- Maman... Je n'arrive pas à dormir.

- Viens, dis-je.

Je l'aidai à monter sur le lit, elle se glissa aussitôt sous les draps. Je me recouchai à côté d'elle et elle vint se blottir contre moi. Je lui caressai doucement les cheveux, passant et repassant mes doigts entre ses boucles douces. A la lueur de la nuit d'hiver, lueur de neige et de lune, je pouvais distinguer son visage. "Tu es si belle, ma chérie. Tu ressembles tant à ton père ! Plus que Roy encore, je crois bien..."

- Maman... Quand est-ce que papa va rentrer ?

- Bientôt, ma chérie, bientôt.

- Vrai de vrai ?

- Vrai de vrai.

Elle garda le silence, mais aux petits bruits de succion qu'elle émettait par moment, je pouvais savoir qu'elle avait glissé son pouce dans sa bouche. Je pensai qu'elle allait ainsi se rendormir, mais elle me demanda encore :

- Ca fait long, maman, depuis qu'il est parti.

Une larme roula silencieusement sur ma joue. Je ne fis rien pour l'empêcher de couler. Mais je parvins à dire :

- Oui, c'est long. Allez, dors, ma chérie. Il est tard.

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